qui a voit fait élever la ^>lus haute des pyramides, fe
croyoit le plus grand de ces rois ; c’eft à-peu-près
ainfi que l’on juge vulgairement ce qu’on appelle
les grands hommes.
Le nombre des combattans qu’ils ont armés ou
qu’ils ont vaincus, l’étendue de pays qu’ils ont ravagée
ou conquife, le poids dont leur fortune a été
dans la balance du monde, font comme les matériaux
de l’idée de grandeur que l’on attache à leur
perfonne. La réponfe du pirate à Alexandre, quia
tu rnagnet clajfe irnperator, exprime avec autant de
force que de vérité notre maniéré de calculer ôc de
pefer la grandeur humaine.
Un roi qui aura palî'é fa vie à entretenir dans fes
états l’abondance, l’harmonie, ôc la paix, tiendra
peu de place dans l’hiftoire. On dira de lui froide-,
ment i l fu t bon; on ne dira jamais i l fu t grand. Louis
IX. feroit oublié fans la déplorable expédition des
croifades.
A-t-on jamais entendu parler de la grandeur de
Sparte , incorruptible par fes moeurs, inébranlable
par fes lois, invincible par la fageffe Ôc l’auftérité de
la difeipline ? Eft-ce à Rome vertueufe ôc libre que
l’on penfe, en rappellant fa grandeur? L’idée qu’on
y attache eft formée de toutes les caufes de fa décadence.
On appelle fa grandeur, ce qui entraîna fa
ruine ; l ’éclat des triomphes, le fracas des conquêtes,
les folles entreprifes, les fuccès infoûtenables,
les richeffes corruptrices, l’enflure du pouvoir, &
cette domination v afte, dont l ’étendue faifoit lafoi-
bleffe, ôc qui alloit crouler fous fon propre poids.
Ceux qui ont eu l’efprit affez jüfte pour ne pas altérer
par tout cet alliage phyfique l’idée morale de
grandeur y ont crû du-moins pouvoir la reftreindre à
quelques-unes des qualités qu’elle embraffe. Car oit
trouver un grand homme, à prendre ce terme à la
rigueur |
Alexandre avoit de l’étendue dans l’efprit ôc de la
force dans l’ame. Mais voit-on dans fes projets ce
plan de juflice & de fageffe, qui annonce une ame
élevée ôc un génie lumineux ? ce plan qui embraffe
& difpofe l’avenir, oit tous les revers ont leur ref-
fource, tous les fuccès leur avantage, où tous les
maux inévitables font compenfés par de plus grands
biens ? Deteclo fine terrarum, per fuum rediturus or-
bem, triflis ejl (Senec.). Les vues de Céfar étoient
plus belles Ôc plus fages. Mais il faut commencer par
l’abfoudre du crime de haute trahifon, & .oublier le
citoyen dans l’empereur, pour trouver en lui un
grand homme. Il en eft à-peu-près de même de tous
les princes auxquels la flaterie ou l’admiration a
donné le nom de grands. Ils l’ont été dans quelques
parties, dans la légiflation, dans la politique, dans
l’art de la guerre, dans le choix des hommes qu’ils
ont employés ; ôc au lieu de dire i l a telle ou telle grande
qualité, on a dit du guerrier, du politique, du lé-
giflateur, c’efi un grand homme. Hue & Mue accedat,
ut perfecla virtus f i t , oequalilas ac ténor vitee, per om-
nia confiansfibi (Senec.). Nous ne connoiffons dans
l’antiquité qu’un feul homme d’état, qui ait rempli
dans toute Ion étendue l’idée delà véritable grandeur,
c’efl: Antonin; ôc un feul homme privé, c’eft
Socrate. Voye^l’ article Glo ire.
Il eft une grandeur fattice ou d’inftitution-, qui n’a
rien de commun avec la grandeur perfonnelle. Il faut
des grands dans un état, ôc l’on n’a pas toûjours de
grands hommes. On a donc imaginé d’élever au be-
loin ceux qu’on ne pouvoit aggrandir ; ôt cette élévation
artificielle a pris le nom de grandeur. Ce terme
au fingulier eft donc fufceptible de deux fens,
ôt les grands n’ont pas manqué de fe prévaloir de
l’équivoque. Mais fon pluriel (les grandeurs') ne préfente
plus rien de perfonnel; c’eft le terme abftrait
de grand dans fon acception politique ; eruforte qu’un
grand homme peut n’avoir aucun des carà&eres qui
diftinguent ce qu’on appelle les grands, & qu’un
grand peut n’avoir aucune des qualités qui confti-
tuent le grand homme. Voye^ Grand. (Philof. Mot.
& Politique.)
Mais un grand dans un éta t, tient la place d’un
grand homme ; il le repréfente ; il en a le volume ,
quoiqu’il arrive fouvent qu’il n’en ait pas la folidité.
Rien de plus beau que de voir réunis le mérite avec
la place. Ils le font quelquefois à beaucoup d’égards ;
& notre fiecle en a des exemples ; mais fans faire la
fatyre d’aucun tems ni d’aucun'pays, nous dirons
un mot de la condition ôt des moeurs des grands ,
tels qu’il en eft par-tout, en proteftant d’avance contre
toute allufion ôt toute application perfonnelle.
Un grand doit être auprès du peuple l’homme de
la cour, & à la cour l’homme du peuple. L ’unè ôc
l’autre de ces fonctions demandent ou un mérite recommandable
, ou pour y fuppléer un extérieur im-
pofant. Le mérite ne fe donne point, mais l’extérieur
peut fe preferire; on l’étudie, on le compofe. C’eft
un perfonnage à jqiier. L’extérieur d’un grand de-
vroit être la décence ôc la dignité. La décence eft
une dignité négative qui confifte à ne rien fe permettre
de ce qui peut avilir ou dégrader fon état,
y attacher le ridicule, ou y répandre le mépris. Il
s’agit de modifier les dehors de la grandeur fuivant
le goût, le caraftere, ôc les moeurs des nations. Une
gravité taciturne eft ridicule en France ; elle l’auroit
été à Athènes. Une politefle.legere eût été ridicule
à Lacédémone ; elle le feroit en Efpagne. La popularité
des pairs d’Angleterre feroit déplacée dans les
nobles Vénitiens. C ’eft ce que l’exemple & l’nfage
nous enfeignent fans étude Ôc fans réflexion. Ilfem-
ble donc affez facile d’être grand avec décence.
Mais la dignité pofitive dans un grand eft l’accord
parfait de fes a étions, de fon langage, de fa conduite
en un mot, avec la place qu’il occupe. Or cette dignité
fuppofe le mérite, & un mérite égal au rang.
C ’eft ce qu’on appelle payer de fa perfonne, Ainfi les
premiers hommes de l’état devroient faire les plus
grandes chofes ; condition toûjours pénible, fouvent
impoflible à remplir.
Il a donc fallu fuppléer à la dignité par la décoration
, & cet appareil a produit fon effet. Le vulgaire
a pris \e fantôme pour la réalité. Il a confondu la perfonne
avec la place. C ’eft une erreur qu’il faut lui
laiffer; car l’illufion eft la reine du peuple.
Mais qu’il nous foit permis de le dire, les grands
font quelquefois les premiers à détruire cette illu-
fion par une hauteur révoltante.
Celui qui dans les grandeurs ne fait que repréfenter,
devroit favoir qu’il n’ébloiiit pas tout le monde, ôc
ménager du-moins fes confidens pour les engager au
filence. Qu’un homme qui voit les chofes en elles-
mêmes , qui refpe&e les préjugés , ôt qui n’en a points
fe montre à l’audience cl’un grand avec fa {implicite
modefte : que celui-ci le reçoive avec cet air de fu-
périorité qui protégé ôc qui humilie, le fage n’en fera
ni offenfe, ni furpris ; c’eft une feene pour le peuple.
Mais quand la foule s’eft écoulée, fi le grand
conferve fa gravité froide ôc fevere, fi fon maintien
ôc fon langage ne daignent pas s’humanifer, l’homme
fimplc fe retire enfoûriant, & en difant de l ’homme
fuperbe ce qu’on difoit du comédien Baron : il
jo ïu encore hors du théâtre.
Il le dit tout bas, & il ne le dit qu’à lui-même ; car
le fage eft bon citoyen. II fait que la grandeur , même
fiélive, exige desménagemens. Il refpe&era dans
celui qui en abufe, ou les ayeux qui la lui ont tranf-
mife, ou le choix du prince qui l’en a décoré, ou,
quoi qu’il en foit, la conftitution de l’état qui demande
que les grands foient en honneur ôc à la cour, ôc
parmi le peuple.
Mais touè*ceux qui ont la pénétration du fage,
ïi’en ont pas la modération. Paucis imponit leviter
extrinfecus indu tafaciès. . . tenue efi mendacium : per-
lucet y f i diligenter infpexeris (Senec.). Dans un monde
cultivé fur-tout, la vanité des petits humiliée a
des yeux de lynx pour pénétrer la petiteffe orgueil-
leufe des grands ; & celui qui en faifant fentir le
poids de fa grandeur en laiffe appercevoir le vuide,
peut s’affurer qu’il eft de tous les hommes le plus
lëverement jugé.
Un homme de mérite élevé aux grandeurs y tâche
de confolet l’envie, ôt d’échapper à la malignité.
Mais malheureufement celui qui a le moins à prétendre,
eft toûjours celui qui exige le plus. Moins
il foûtient fa grandeur par lui-même, plus il l’appe-
fantit fur les autres. Il s’incorpore fes terres, fes équipages
, fes ayeux, ôc fes valets, & fous cet attirail,
il fe croit un coloffe. Propofez-lui de fortir de fon enveloppe,
de fe dépouiller de ce qui n’eft pas à lui,
ofez le diftinguer de fa naiffance & de fa place, c ’eft
lui arracher la plus chere partie de fon exiftence ; réduit
à lui même , il n’eft plus rien. Etonné de fe voir
fi haut, il prétend vous infpirer le refpeft qu’il s’inf-
pire à lui-même. Il s’habitue avec fes valets à humilier
des hommes libres, & tout le monde eft peuple
à fes yeux.
Afperius nihil efi humili qui furgit in altumf Clôd.)
C ’eft ainfi que ia plûpart des grands fe trahiffentôt
flous détrompent. Car un feul mécontent qui a leur
fecret, fuffira pour le répandre; ôc leur perfonnage
n’eft plus que ridicule dès que l’illufion a ceffé*
Qu’un grand qui a befoin d’en impofer à la multitude
, s’obferve donc avec les gens qui penfent,
ÔC qu’il fe dife à lui-même ce que diroient de lui
ceux qu’il auroit reçus avec dédain, ou rebutés avec
arrogance.
« Qui es-tu donc, pour méprifer les hommes ? 6c
>► qui t’éleve au-deffus d’eux ? tes fervices, tes ver-
» tus ? Mais combien d’hommes obfcurs plus ver-
» tueux que toi, plus laborieux, plus utiles? Ta
» naiffance ? on la refpe&e : on falue en toi l’ombre
» de tes ancêtres ; mais eft-ce à l’ombre à s’énor-
» gueillir des hommages rendus au corps ? Tu au-
» rois lieu de te glorifier, fi l’on donnoit ton nom à
» tes ayeux , comme on donnoit au pere de Caton
» le nom de ce fils, la lumière de Rome (Cic. ojf.).
» Mais quel orgueil peut t’infpirer un nom qui ne te
» doit rien, ôc que tu ne dois qu’au hafard? La naif-
» fance excite l’émulation dans les grandes âmes , Ôc
» l’orgueil dans les petites. Ecoute des hommes qui
» penloient noblement, ôc qui favoient apprétier les
» hommes. Point de rois qui nayent eu pour ayeux des
» efclaves ; point d'efclaves qui n'ayent eu des rois pour
» ayeux (Plat.). Perfonne n'efl né pour notre gloire : ce
» qui fut avant nous ri efi point à nous (Senec.). En un
» mot, la gloire des ancêtres fe communique com-
» me la flamme ; mais comme la flamme, elle s’é-
» teint fi elle manque de nourriture, ôc le mérite en
» eft l’aliment. Confulte-toi, rentre en toi-même :
» nudum infpice , animum intuere, qualis quantufque
j» f it y alieno an Juo magnus ("ibid.) ».
11 n’y a que la véritable grandeur, nous dira-t-on,
qui puiffe loûtenir cette épreuve. La grandeur faftice
n’eft impofante que par fes dehors. Hé bien, qu’elle
ait un cortege faftueux ôc des moeurs fimples, ce
qu’elle aura de dominant fera de l’état, non de la
perfonne. Mais un grand dont le fafte eft dans l’ame,
nous infulte corps à corps. C ’eft l’homme qui dit à
l’homme, tu rampes au-deffous de moi : ce n’eft pas
du haut de fon rang, c’eft du haut de fon orgueil
qu’il nous regarde & nous méprife.
Mais ne faut-il pas un mérite fupérieur pour con-
ferver des moeurs fimples dans un rang fi élevé? cela
Tome VII,
péut être ; & cela prouvé qü’il eft très-aimcilé d’occuper
décemment les grandeurs fans les remplir ; ôc
de n’être pas ridicule par-tout où l’on eft déplacé.
Un grand, lorfqu’il eft un grand homme, n’a recours
ni à cette hauteur humiliante qui eft le finge
de la dignité, ni à ce fafte impofant qui eft le fantôme
de la gloire-, ôc qui ruine la hàiite nobleffe par la
contagion de l’exemple ôc l’émulation de la vanité*
Aux yeux du peuple, aux yeux du fage -, aux yeux
de l’envie elle-même, il n’a qu’à fe montrer tel qu’il
eft. Le refpeftle devance, la vénération l’eiiviron-
ne. Sa vertu le couvre tout entier ; elle eft fon cor»-
tége Ôc fa pompe. Sa grandeur a beau fe ramaffer en
lui-même, ôc fe dérober à nos hommages, nos hommages
vont la chercher. Voye{ Labruyere, du mérite
perjonnel. Mais qu’il faut avoir un («miment noble
ôc pur de la véritable grandeur y pour ne pas craindre
de l ’avilir en la dépouillant de tout ce qui lui eft
étranger ! Qui d’entre les grands de notre âge vom»
droit être furpris, comme Fabrice par les ambaffa-
deurs de Pyrrhus, faifant cuire fes légumes ? Article
de M. Ma r m o n t e l .
Grandeur d’Ame. Je ne crois pas qu’il foit hé-
ceffaire de prouver que la grandeur d'ame eft quelque
chofe de réel : il eft difficile de ne pas fentir dans un
homme qui maîtrife la fortune, ôc qui par des moyens
puiffans arrive à des fins élevées, qui fubjugue les
autres hommes par fon a&ivité , par fa patience, ou
par de profonds confeils ; il eft difficile, d is -je , de
ne pas fentir dans un génie de cet ordre une noble
dignité : cependant il n’y a rien de pur, ôc dont nous
n’abufions.
La grandeur dame eft un inftinft élevé, qui porte
les hommes au grand, de quelque nature qu’il loit ;
mais qui les tourne au bien ou au mal, félon leurs
pallions, leurs lumières ; leur éducation, leur fortune
, &c. Egale à tout ce qu’il y a fur la terre de plus
élevé, tantôt elle cherche à foûmettre par toutes
fortes d’efforts ou d’artifices les chofes humaines à
elle ; ôc tantôt dédaignant ces chofes, elle s’.y foû-
met elle-même., fans que fa foûmiflion l’âbaiffe :
pleine de fa propre grandeur > elle s’y repofe en fecret,
contente de fe pofféder. Qu’elle eft belle, quand
la vertu dirige tous fes mouverhens ; mais qu’elle eft
daflgereufe alors qu’elle fe fouftrait à la réglé ! Re-
préfentez-vous Catilina au-deffus de tous les préjugés
de fa naiffance, méditant de changër la face de
la terre, ôt d’anéantir le nom romain. : concevez
ce génie audacieux, menaçant le monde du fein des
plaifirs, ôc formant d’une troupe de voluptueux ÔC
de voleurs un corps redoutable aux armées ôc à la
fageffe de Rome. Qu’un homme de ce cara&ere auroit
porté loin la v ertu, s’il eût tourné au bien ! mais
des circonftances malheureufes le pouffent au crime.
Catilina étoit né avec un amour ardent pour les
plaifirs, que la févérité des lois aigriffoit ôc contrai-
gnoit ; fa diflipation ÔC fes débauches l’engagerent
peu-à-peu à des projets criminels : ruiné, décrié ,
traverfé , il fe trouva dans un état, où il lui étoit
moins facile de gouverner la république que de la
détruire ; ne pouvant être le héros de fa patrie, il
en méditoit la conquête. Ainfi les hommes font fouvent
portés au crime par de fatales rencontres, ou
par leur fituation : ainfi leur vertu dépend de leur
fortune. Que manquoit-il à C é fa r , que d’être né
fouverain ? Il étoit bon , magnanime , généreux „
b rave, clément ; perfonne n’étoit plus capable de
gouverner le monde ôc jde le rendre heureux : s’il
eût eu une fortune égale à fon génie, fa vie auroit
été fans tache ; mais Céfar n’étant pas né ro i, n’a
paffé que pour un tyran.
De-là il s’enfuit qu’il y a des vices qui n’excluent
pas les grandes qualités, ôc par conféquent de grandes
qualités qui s’éloignent de la vertu. Je reconnois
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