
■ close tome V. de cet Ouvrage ; ce fragment a etc trou-
ÿ i imparfait dans fes papiers : l'auteur ri a pas eu le tems
d 'y mettre la derniere main ; mais les premièrespenjèes des
grands maîtres méritent d'être confervées a la pojlérite ,
comme les efquiffes des grands peintres.
Ejfiàfur le goût dans les chofes de la nature & de l'art.
Dans notre maniéré d’être a&uelle, notre ame goûte
trois fortes de plaifirs ; il y en a qu’elle tire du fond
de fon exiftence même, d’autres qui rëfultent de fon
union avec le corps , d’autres enfin qui font fondés
fur les plis & les préjugés que de certaines incitations
, de certains ufages, de certaines habitudes .lui
ont fait prendre.
Ce font ces différens plaifirs de notre ame qui Forment
les objets du goût, comme le b eau, le bon, l’agréable,
le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux,
le je ne fais quoi, le noble ,1e grand, le fublime, le
majeftueux, &c. Par exemple, lorfque nous trouvons
du plaifir à voir une chofe avec une utilité pour nous,
nous difons qu’elle eft bonne;lorfque nous trouvons
du plaifir à la v o ir , fans que nous y démêlions une
utilité préfente, nous l’appelions belle.
' Les anciens n’avoient pas bien démêlé ceci ; ils re-
gardoient comme des qualités pofitives toutes les
qualités relatives de notre ame ; ce qui fait que ces
dialogues oit Platon faitraifonner Socrate, ces dialogues
fi admirés des anciens, font aujourd’hui infoû-
tenables, parce qu’ils font fondés fur une philofophie
fauflë : car tous ces raifonnemens tirés fur le bon, le
beau, le parfait, le fâge, le fou , le dur, le mou, le
fe c , l’humide, traités comme des chofes pofitives, ne
lignifient plus rien.
Les fources du beau, du bon, de l’agréable, &c. font
donc dans nous-mêmes ; & en chercher les railons,
c ’eft chercher les caufes. des plaifirs de notre ame.
Examinons donc notre ame,étudions-la dans fes
âttions & dans fes paffions , cherchons-la dans fes
plaifirs ; c’eft-là oii elle fé manifefte davantage. La
Poéfie, la Peinture, la Sculpture, l’Architeâure, la
Mufique, la Danfe, les différentes fortes de jeux, enfin
les ouvrages de la nature & de l’art, peuvent lui
donner du plaifir : voyons pourquoi, comment &
quand ils les lui donnent ; rendons raifon de nos fen-
timens ; cela pourra contribuer à nous former le
g oû t, qui n’eft autre chofe que l’avantage de découvrir
avec fineffe & avec promptitude la mefure du
plaifir que chaque chofe doit donner aux hommes.
Des plaifirs de notre ame. L’ame, indépendamment
des plaifirs qui lui viennent des fens , en a qu’elle
auroit indépendamment d’eux & qui lui font propres
; tels font ceux que lui donnent la curiofité, les
idées de fa grandeur, de fes perfeftions, l’idée de fon
exiftence oppofée au fentiment de la nuit, le plaifir
d’embraffer tout d’une idée générale, celui de voir
un grand nombre de chofes, & c.celui de comparer, de
joindre & de féparer les idées. Ces plaifirs font dans
la nature de l’ame, indépendamment des fens, parce
qu’ils appartiennent à tout être qui penfe ; & il eft
fort indifférent d’examiner ici fi notre ame a ces
plaifirs comme fubftance unie avec le corps , ou
comme féparée du corps , parce qu’elle les a toû-
jours & qu’ils font les objets du goût : ainfi nous ne
diftinguerons point ici les plaifirs qui viennent à Taine
de fa nature, d’avec ceux qui lui viennent de fon
union avec le corps ; nous appellerons tout celaplai-
Jirs naturels, que nous diftinguerons des plaifirs acquis
que l’ame fe fait par de certaines liaifons avec
les plaifirs naturels ; & de la même maniéré & par
la même raifon, nous diftinguerons le goût naturel
& le goût acquis.
Il éftbôh'de connoître la fource des plaifirs dont
le goût eft la mefure : la connoiflance des plaifirs
naturels & acquis pourra nous fervir à rectifier notre
goût naturel ôç notre goût acquis. Il faut partir
de l’état oit eft notre être, & connoître quels font
fes plaifirs pour parvenir à mefurer fes plaifirs, ôc
même quelquefois à fentir fes plaifirs.
Si notre ame n’avoit point été unie au corps, elle
auroit connu, mais il y a apparence qu’elle auroit
aimé ce qu’elle auroit connu : à-préfent nous n’aimons
prefque que ce que nous ne connoiffons pas.
Notre maniéré d’être eft entièrement arbitraire ;
nous pouvions avoir été faits comme nous fournies
ou autrement ; mais fi nous avions été faits autrement
, nous aurions fenti autrement ; un organe de
plus ou de moins dans notre machine, auroit fait une
autre éloquence, une autre poéfie ; une contexture
différente des mêmes organes auroit fait encore une
autre poéfie : par exemple, fi la conftitution de nos
organes nous avoit rendu capables d’une plus longue
attention, toutes les réglés qui proportionnent
la difpofition du fujet à la mefure de notre attention,
ne feroient plus ; fi nous avions été rendus capables
de plus de pénétration, toutes les réglés qui font
fondées fur la mefure de notre pénétration, tomberaient
de même ; enfin toutes les lois établies fur ce
que notre machine eft d’une certaine façon, feroient
différentes fi notre machine n’étoit pas de cette façon.’
Si notre vûe avoit été plus foible & plus confufe,
il auroit fallu moins de moulures & plus d’uniformité
dans les membres de TArchitefture : fi notre vûe
avoit été plus diftinâe, & notre ame capable d’embraffer
plus de chofes à-la-fois, il auroit fallu dans
TArchiteéhire plus d’ornemens.Si nos oreilles avoient
été faites comme celles de certains animaux, il auroit
falluréformerbiende nosinftrumens de Mufique :
je fais bien que les rapports que les chofes ont entre
elles auraient fubfifté ; mais le rapport qu’elles ont
avec nous ayant changé, les chofes qui dans l’état
préfent font un certain effet fur nous, ne le feroient
plus ; & comme la perfeâion des Arts eft de nous
préfenter les chofes telles qu’elles nous faffent le plus
de plaifir qu’il eft poflible, il faudrait qu’il y eût du
changement dans les Arts,puifqu’il y en aurait dans
la maniéré la plus propre à nous donner du plaifir.
On croit d’abord qu’il fuffiroit de connoître les di-
verfes fources de nos plaifirs, pour avoir le goût, &
que quand on a lu ce que la Philofophie nous dit là-
deffus, on a du goût, & que Ton peut hardiment juger
des ouvrages. Mais le goût naturel n’eft pas une
connoiflance de théorie ; c’eft une application prompte
& exquife des réglés même que Ton ne connoît
pas. Il n’eft pas néceffaire de favoir que le plaifir que
nous donne une certaine chofe que nous trouvons
belle, vient de la furprife ; il fuffit qu’elle nous fur-
prenne & qu’elle nous furprenne autant qu’elle le
doit, ni plus ni moins.
Ainfi ce que nous pourrions dire ic i , & tous les
préceptes que nous pourrions donner pour former le
goût, ne peuvent regarder que le goût acquis, c’eft-
à-dire ne peuvent regarder directement que ce goût
acquis , quoiqu’il regarde encore indirectement le
goût naturel : car le goût acquis affeCte, change ,
augmente & diminue le goût naturel, comme le goût
naturel affeCte, change, augmente & diminue le goût
acquis.
La définition la plus générale du goût, fans confi-’
dérer s’il eft bon ou mauvais, jufte ou non, eft ce
qui nous attache à une chofe par le fentiment ; ce
qui n’empêche pas qu’il ne puiffe s’appliquer aux choies
intellectuelles, dont la connoiflance fait tant de
plaifir à l’ame, qu’elle étoit la feule félicité que de
certains philofophes puffent comprendre. L’ame connoît
par fes idées & par fes fentimens ; elle reçoit des
plaifirs par ces idées & par ces fentimens : car quoique
nous oppofions l’idée au fentiment, cependant
lorfqu’elle voit une chofe, elle la fent ; & il n’y a
point de çhofes fi intellectuelles, qu’elle ne voye ou,
n e c r o y e V ô i r , & p a r c o n f é q u e n t q u ’ e l l e n e f e n t é .
D e l'efprit en général. L’efprit eft le genre qui a
fous lui plufieurs efpeces, le génie, le bon fens, le
difeernement, la jufteffe,le talent, le goût.
L’efprit confifte à avoir les organes bien confti-
tués, relativement aux chofes où il s’applique. Si la
chofe eft extrêmement particulière, il fe nomme talent
; s’il a plus de rapport à un certain plaifir délicat
des gens du monde, ilfe nomme goût ; fi la chofe particulière
eft unique chez ün peuple, le talent fe nomi
me efprit, comme l’art de la guerre & l’Agriculture
chez les Romains, la Chaffe chez les fauvages, &c.
D e la curiofité. Notre ame eft faite pour penfer,
c’eft-à-dire pour apperceyoir ; or un tel être doit
avoir de la curiofité : car comme toutes les chofes
font dans une chaîne où chaque idée en précédé
une & en fuit une autre, on ne peut aimer à voir une
chofe fans defirer d’en voir une autre ; & fi nous n’avions
pas ce defir pour celle-ci, nous n’aurions eu
aucun plaifir à celle-là. Ainfi quand on nous montre
une partie d’un tableau, noift fouhaitons de voir la
partie que Ton nous cache à-proportion du plaifir
que nous a fait celle que nous avons vue.
G’eft donc le plaifir que nous donne un objet qui
nous porte vers un autre ; c’eft pour cela que l’ame
cherche toûjours des chofes nouvelles, & ne fe re-
pofe jamais.
Ainfi on fera roûjours fûr de plaire à l’ame, lorf-
qu’on lui fera voir beaucoup de chofes ou plus qu’elle
n’avoit efpéré d’en voir.
Par-là on peut expliquer la raifon pourquoi nous
avons du plaifir lorfque nous voyons un jardin bien
régulier, & que nous en avons encore lorfque nous
voyons un lieu brut & champêtre : c’eft la même
caufe qui produit ces effets.
Comme nous aimons à voir un grand nombre
d’objets, nous voudrions étendre notre vû e, être en
plufieurs lieux, parcourir plus d’efpace : enfin notre
ame fuit les bornes, & elle voudrait, pour ainfi dire
, étendre la fphere de fa préfence ; ainfi c ’eft un
grand plaifir pour elle de porter fa vûe au loin. Mais
comment le faire ? dans les villes, notre vûe eft bornée
par des maifons ; dans les campagnes, elle l’eft
par mille obftacles : à peine pouvons-nous voir trois
ou quatre arbres. L’art vient à notre fecours, & nous
découvre la nature qui fe cache elle-même ; nous aimons
l’ art & nous l’aimons mieux que la nature >
c’eft-à-dire la nature dérobée à nos yeux : mais quand
nous trouvons de belles fituations, quand notre vûe
en liberté peut vôir au loin des près, des ruiffeaux,
des collines, & ces difpofitions qui font, pour ainfi
dire créées exprès,elle eft bien autrement enchantée
que lorfqu’elle voit les jardins de le Nôtre , parce
que la nature ne fe copie pas , au lieu que l’art fe
reffemble toûjours. C ’eft pour cela que dans la Peinture
nous aimons mieux un payfage que le plan du
plus beau jardin du monde ; c’eft que la Peinture ne
prend la nature que là où elle eft belle, là où la vûe
fe peut porter au loin & dans toute fon étendue, là
où elle eft variée, là où elle peut être vûe avec plaifir.
Ce qui fait ordinairement une grande penfée,
c’eft lorfque Ton dit une chofe qui en fait voir un
grand nombre d’autres , & qu’on nous fait découvrir
tout-d’un-coup ce que nous ne pouvions efpérer
qu’après une grande leCture k
Florus nous repréfente en peu de paroles toutes
les fautes d’Annibal : « lorfqu’il pouvoit, dit-il, fe
» fervir de la victoire, il aima mieux en joiiir » ; cûm
vicloriâ pojfet uti , frui maluit.
Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine,
quand il dit : « ce fut vaincre que d’y en-
»> trer » ; introiffe Victoria fuit.
I l n o u s d o n n e t o u t l e f p e C t a c l e d e l a v i e d e S c i p i o n ,
q u a n d i l d i t d e f a j e u n e f l e ; « c ’ e f t l e S c i p i o n q u i c r o î t
» pour la deftruCtiori de l’Afrique » y hic erit Scipio ,
qui in exitium Africa crefcil. Vous croyez voir un enfant
qui croit & s’élève comme un géant.
Enfin il nous fait voir le grand caraCtére d’Anni-4
bal, la fituation de l’univers , & toute la grandeur
du peuple romain, lorfqu’il dit : « Annibal fugitif
» cherchoit au peuplé romain un ennemi par tout
» l’univers » y qui profugus ex Africa, hofiem populo
romano toto orbe quarebat.
De s plaifirs de l'ordre. Il rie fuffit pas de montrer
à l’ame beaucoup de chofes, il faut les lui montrer
avec ordre ; car pour lors nous nous reffouvenonsde
ce que nous avons v u , & nous commençons à imaginer
ce que nous verrons ; notre ame fé félicite dê
fon étendue & de fa pénétration : mais dans un ouvrage
où il n’y a point d’ordre, l’ame fent à chaque
inftant troubler celui qu’elle y Veut mettre. La fuite
que l ’auteur s’eft faite, & celle que nous nous fai-
fons fe confondent ; l’ame ne retient rien, ne prévoit
rien ; elle eft humiliée par la confufion de fes idées,
par l’inanité qui lui refte ; elle eft vainement fatiguée
& ne peut goûter aucun plaifir ; c’eft pour cela que
quand le deffein n’eft pas d’exprimer ou de montrer
la confufion,on met toûjours de Tordre dans la con-
fufiônmême. Ainfi les Peintres grôüpperit leurs figures
; ainfi ceux qui peignent les batailles mettent-ils
fur le devant de leurs tableaux les chofes que l ’oeil
doit diftinguer, & la confufion dans le fond & lé
lointain.
Des plaifirs de la variété. Mais s’il faut de Tordre
dans les chofes, il faut auflî de la variété : fans cela
l’ame languit ; car les chofes femblablés lui paroif-
fent les mêmes ; & fi une partie d’un tableau qu’oxx
nous découvre, reffembloit à une autre que nous aurions
vue , cet objet ferait nouveau fans le paraître,
& ne ferait aucun plaifir ; Sc comme lès beautés des
ouvrages de l’art femblables à celles de la nature ,
ne confiftent que dans les plaifirs qu’elles nous font,
il faut les rendre propres le plus que Ton peut à varier
ces plaifirs ; il faut faire voir à l’ame des chofes
qu’elle n’a pas vues ; il faut que le fentiment qu’on
lui donne foit différent de celui qu’elle vient d’avoir.
C ’éft ainfi que les hiftoirés nous plaïfent par la
variété des récits, les romans par la variété des prodiges
, les pièces dé théâtre par la variété des pàf-
fiôris, & que ceux qui fa vent inftruire modifient le
plus qu’ils peuvent le ton uniforme de TinftruCtion.
Une longue uniformité rend fout infüpportable ;
le même ordre des périodes lông-terns continué, accable
dans une harangue 1 les mêmes nombres & les
mêmes chûtes mettent de l’ennui dans un long poème.
S’il eft vrai que Ton ait fait cette fameufe allée de
Mofcou à Petersbourg, le voyageur doit périr d’ennui
renfermé eritre les deux rangs de cette allée ; &
celui qui aura voyagé long-tems dans les Alpes, eii
defcêndra dégoûté dés fituations les plus heureufes
& des points de vûe les plus charmans.
L’ame aime la variété, mais elle ne l’aime, avons-
nous dit, que parce qu’elle eft faite pour connoître ÔC
pourvoir; il faut donc qu’elle puiffe voir, & que la
variété le lui permette , c’eft-à-dire, il faut qu’unô
chofe foit affez fimple pour être apperçûe, ôc affez
variée pour être apperçûe avec plaifir.
Il y a des chofes qui paroiffent variées & ne le
font point, d’autres qui paroiffent uniformes & font
très-variées.
' L’architetture gothique paroît très-variée, mais la
confufion des ornemens fatigue par leur petiteffe ;
Ce qui fait qu’il n’y en a aucun que nous puiflions
diftinguer d’un autre, & leur nombre fait qu’il n’y
en a aucun fur lequel l’oeil puiffe s’arrêter : de maniéré
qu’elle déplaît par les endroits même qu’on a
çhoifis pour la rendre agréable.
Un bâtinjent d’ordre gothique eft une efpece d’é?