fon art, 8c femble n’avoir eu befoin que d’ un feul
mérite. Mais le grand homme doit réunir des mérites
différens. Gonfalve, furnommé le grand capitaine,
qui difoit que la toile d'honneur doit être groQîerement
tiffiie, n’a jamais été appelle grand homme. Il eft plus
ailé de nommer ceux à qui l’on doit refulér l’épithe-
te de grand homme, que de trouver ceux à qui on
doit l’accorder. Il femble que cette dénomination
fuppofe quelques grandes vertus. Tout le monde convient
que Cromwel étoit le général le plus intrépide
de fon tems, le plus profond politique, le plus capable
de conduire un parti, un parlement, une at-
mée. Nul écrivain cependant ne lui donne le titre de
grand homme, parce qu’avec de grandes qualités il
n’eut aucune grande vertu.
Il paroît que ce titre n’eft le partage que du petit
nombre d’hommes dont les vertus, les travaux, 8c
les fuccès ont éclaté. Les fuccès font néceffaires,
parce qu’on fuppofe qu’un homme toujours malheureux
l’a été par fa faute.
Grand tout court, exprime feulement une dignité.
C ’eft en Efpagne un nom appellatif honorifique, dif-
tinftif, que le roi donne aux perfonnes qu’il veut
honorer. Les grands fe couvrent devant le roi, ou
avant de lui parler, ou après lui avoir parlé, ou
feulement en fe mettant en leur rang avec les autres.
Charles-Quint confirma à 16 principaux feigneurs
les privilèges delà grandeffe-, cet empereur, roid’Ef-
pagne, accorda les mêmes honneurs à beaucoup
d’autres. Ses fucceffeurs en ont toûjours augmenté
le nombre. Les grands d’Efpagne ont long-tems prétendu
être traités comme les eletteurs 8c les princes
d’Italie. Ils ont à la cour de France les mêmes honneurs
que les pairs.
Le titre de grand a toûjours été donné en France
à plufieurs premiers officiers de la couronne , comme
grand-iénéchal, grand-maître, grand- chambellan
, grand-écuyer, grand-échanfon; grand-panne-
tier, grand-yèneur, grand-louvetier, grand-fauconnier.
On leur donna ce titre par prééminence, pour
les diftinguer de ceux qui fervoient fous eux. On
ne le donna ni au connétable, ni au chancelier, ni
aux maréchaux, quoique le connétable fût le premier
des grands officiers, le chancelier le fécond
officier de l’état, 8c le maréchal le fécond officier
de l’armée. La raifon en eft qu’ils n’avoient point
de vice-gérens, de fous-connétables, de fous-maréchaux,
de fous-chanceliers, mais des officiers d’une
autre dénomination qui exécutoieni leurs ordres ; au
lieu qu’il y avoit des maîtres-d’hôtel fous le grand
maître, des chambellans fous le gra/z^-chambellan,
des écuyers fous le grand-écuyer, &c.
Grand qui lignifie grand-feigneur, a une lignification
plus étendue 8c plus incertaine ; nous donnons
ce titre au fultan des Turcs, qui prend celui Aepa-
diska, auquel grand-feigneur ne répond point. On dit j
un grand j en parlant d’un homme d’une naiflance
diftinguée, revêtu de dignités ; mais il n’y a que les
petits qui le difent. Un homme de quelque naiflance
ou un peu illuftré, ne donne ce nom à perfonne.
Comme on appelle communément grand-feigneur celui
qui a de la naiflance, des dignités, 8c des richef-
fes, la pauvreté femble ôter ce titre. On dit un
pauvre gentil-homme , 8c non pas un pauvre grand fci-
gneur.
Grand eft autre que puijfant ; on peut être l’un 8c
l’autre. Mais le puijfant déligne une place importante.
Le grand annonce plus d’extérieur 8c moins de
réalité. Le puijfant commande : le grand a des honneurs.
On a de la grandeur dans l’efprit,.dans les fenti-
mens, dans les maniérés, dans la conduite. Cette
exprelïion n’eft point employée pour les hommes
d’un rang médiocre, mais pour ceux qui par leur
état font obligés à montrer de l’élévation. Il eft bien
vrai que l’homme le plus obfcur peut avoir plus de
grandeur d’ame qu’un monarque. Mais l’ufage ne permet
pas qu’on dife,ce marchand, ce fermier s'ejl conduit
avec grandeur j à - moins que dans une circonftance
finguliere & par oppofition on ne dife, par exemple,
le fameux négociant qui reçutCharles-Quintdans fa mai-
fon , & qui alluma un fagot de canelle avec une obligation
de cinquante mille ducats qu'il avoit de ce prince ,
montra plus de grandeur d'ame que l'empereur.
On donnoit autrefois le titre de grandeur aux hommes
conftitués en dignité. Les curés en écrivant aux
evêques, les appelloient encore votre grandeur. Ces
titres que la baffeffe prodigue 8c que la vanité reçoit,
ne font plus guere en ufage.
La hauteur eft fouvent prife pour de la grandeur.
Qui étale la grandeur, montre la vanité. On s’eft:
épuifé à écrire fur la grandeur, félon ce mot de
Montagne : nous ne pouvons y atteindre, vengeons-
nous par en médire. Foyt{ GRANDEUR & l'article Jui-
vant. Article de M. DE FOLTAIRE.
Grand , f. m. ( Philof. Mor. P o lit iq le s grands :
on nomme ainfi en général ceux qui occupent les
premières places de l’état, foit dans le gouvernement
, foit auprès du prince.
On peut confidérer les grands ou par rapport aux
moeurs de la fociété, ou par rapport à la conftitu-
tion politique. Par rapport aux moeurs, voyei les
articles C o u r t is an , Glo ir e , GRANDEUR, FaS-
te , Flaterie , Noblesse , &e. Nous prenons ici
les grands en qualité d’hommes publics. .
Dans la démocratie pure il n’y a de grands que
les magiftrats, ou plutôt il n’y .a de grand que le
peuple. Les magiftrats ne font grands que par le peuple
& pour le peuple ; c’eft fon pouvoir, fa dignité,
fa majefté, qu’il leur confie : de-là vient que dans
les républiques bien conftituées, on faifoit un crime
autrefois de chercher à acquérir une autorité per-
fonnelle. Les généraux d’armée n’étoientgrands qu’à
la tête des armées ; leur autorité étoit celle de la dif-
cipline ; ils la dépofoient en même tems que le fol-
dat quittoit les armes, & la paix les rendoit égaux.
Il eft de l’effence de la démocratie que les grandeurs
foient eleûives, 8c que perfonne n’en foit exclu
par état. Dès qu’une feule clafle de citoyens eft
condamnée à fervir fans efpoir de commander, le
gouvernement eft ariftocratique. Foye.^ Aristo cr
a t ie .
La moins mauyaife ariftocratie eft celle oîi l’autorité
des grands fe fait le moins fentir. La plus vi-
cieufe eft celle oh les grands font defpotes , 8c les
peuples efclaves. Si les nobles font des tyrans, le
mal eft fans remede: un fénat ne meurt point.
Si Pariftocratie eft militaire, l’autorité des grands
tend à fe reunir dans un feul : le gouvernement touche
à la monarchie ou au defpotifme. Si l’ariftocra-
tie n’a que le bouclier des lois, il faut pour fubfifter
quelle foit le plus jufte & le plus modéré de tous les
gouvernemens. Le peuple pour fupporter l’autorité
exclufive des grands, doit être heureux comme à
Venife, ou ftupide comme en Pologne.
De quelle fageffe, de quelle modeftie la noblefle
Vénitienne n’a-t-elle pas befoin pour ménager l’o-
béiffance du peuple! de quels moyens n’ule-t-elle
pas pour le eonfoler de l’inégalité ! Les courtifanes
8c le carnaval de Venife font d’inftitution politique.
Par l’un de ces moyens, les richeffes des grands refluent
fans fafte 8c fans éclat vers le peuple : par
l’autre , le peuple fe trouve fix mois de Tannée au
pair des grands , & oublie avec eux fous le mafque
fa dépendance 8c leur domination.
La liberté romaine avoit chéri l’autorité des rois ;
elle ne put fouffrir l’autorité des grands. L ’eforit répnblicaîn
fut indigné d’une diftin&ion humiliante»
Le peuple voulut bien s’exclure des premières places
, mais il ne voulut pas en être exclu ; & la preuv
e qu’il méritoit d’y prétendre, c’eft qu’il eut la fageffe
8c la vertu de s’en abftenir.
En un mot la république n’eft une que dans le cas
du droit univerfel aux premières dignités. Toute
prééminence héréditaire y détruit l’égalité, rompt
la chaîne politique, 8c divife les citoyens.
Le danger de la liberté n’eft donc pas que le peuple
prétende élire entre les citoyens fans exception,
fes magiftrats 8c fes juges, mais qu’il les me-
connoiffe après les avoir élûs. C ’eft ainfi que les Romains
ont pafle de la liberté à la licence, de la licence
à la fervitude.
Dans les gouvernemens républicains, les grands
revêtus de l’autorité l’exercent dans toute fa force.
Dans le gouvernement monarchique, ils l’exercent
quelquefois 8c ne la poffedent jamais : c eft par eux
qu’elle pafle ; ce n’eft point en eux qu’elle réfide ; ils
en font comme les canaux, mais le prince en ouvre
& ferme la fource, la divife en ruiffeaux, en mefure
le volume , en obferve & dirige le cours. ^
Les grands comblés d’honneurs & dénués de forc
e , repréfentent le monarque auprès du peuple, 8c
le peuple auprès du monarque. Si le principe du gouvernement
eft corrompu dans les grands, il faudra
bien de la vertu 8c dans le prince & dans le peuple
pour maintenir dans un jufte équilibre l’autorité pror
te&rice de l’un, 8c la liberté légitime de l’autre : mais.
li cet ordre eft compofé de fideles fujets 8c de bons
patriotes, il fera le point d’appui des forces de l’état
, le lien de i’obéiffance 8c de l’autorité.
Il eft de l’effence du gouvernement monarchique
comme du républicain, que l’état ne foit qu’un, que
les parties dont il eft compofé forment un tout foli-
de 8c compaûe. Cette machine vafte toute fimple
qu’elle eft, ne fauroit fubfifter que par une exaâe
combinaifon deies pièces ; 8c fi les mouvemens font
interrompus ou oppofés, le principe meme de 1 activité
devient celui de la deftruftion.^
Or la pofition des grands dans un état monarchique
, fert merveilleulement à établir 8c à conferver
cette communication, cette harmonie, cet enfem-
b le , d’oh réfulte la continuité régulière du mouvement
général. &
Il n’en eft pas ainfi dans un gouvernement mixte,
où l’autorité eft partagée 8c balancée entre le prince
& la nation. Si le prince difpenfe les graces,léS£r<m<&
feront les mercenaires du prince, 8c les corrupteurs
de l’état : au nombre des fubfides impofes fur le peuple
, fera compris tacitement l’achat annuel des fuf-
frages, c’eft-à-dire ce qu’il en coûte au prince pour
payer aux grands la liberté du peuple. Le prince aura
le tarif des vo ix, & l’on calculera en fon confeil
combien telle 8c telle vertu peuvent lui coûter à corMais
dans un état monarchique bien conftitue ou
la plénitude de l’autorité réfide dans un feul fans ja-
loufie & fans partage, oh par confisquent toute la
puiffance du fouverain eft dans la richeffe, le bonheur
& la fidélité de fes fujets, le prince n’a aucune
raifon de furprendre le peuple : le peuple n’a aucune
raifon de fe défier du prince : les grands ne peuvent
fervir ni trahir l’un fans l’autre ; ce feroit en eux
line fureur abfurde que de porter le prince à la ty rannie,
ou le peuple à la révolte. Premiers fujets,
premiers citoyens, ils font efclaves fi l’état devient
defpotique; ils retombent dans la foule, fi l’etat devient
républicain : ils tiennent donc au prince par
leur fupériorité fur le peuple ; ils tiennent au peuple
par leur dépendance du prince, 8c par-tout ce qui
leur eft commun avec le peuple, liberté, propriété,
fûreté, &c. auffi les grands font attachés à la conftitu-
Tomt F l f
tïon Monarchique par intérêt & par devoir , deux
liens indiffolubles lorfqti’ils font entrelacés.
Cependant l’ambition des grands femble devoir
tendre à Pariftocratie ; mais quand le peuple s’y laif*
feroit conduire, la fimple noblefle s’y oppoferoit, à-
moins qu’elle ne fût admife au partage de l’autorité ;
condition qui donneroit aux premiers de l’état vingt
mille égaux au lieu d’un maître, 8c à laquelle par
conféqüent ils ne fe réfoudront jamais ; car l’orgueil
de dominer qui fait feul les révolutions, fouffre bien
moins impatiemment la fupériorité d’un feul, que
l’égalité d’un grand nombre.
Le defordfe le plus effroyable de la monarchie*
c’eft que les grands parviennent à ufurper l’autorité
qui leur êft confiée , 8c qu’ils tournent contre le prince
8c contre l’état lui-même, les forces de l’état déchiré
par les fa&ions. Telle étoit la fituation de la
France lorfque le cardinal de Richelieu, ce génie
hardi 8c vafte, rameiia les grands fous l’obéiftànce
du prince, 8c les peuples fous la proteélion de la loi.
On lui reproche d’avoir été trop loin ; mais peut*
être n’avoit - il pas d’autre moyen d’affermir la mô*
narchie, de rétablir dans fa direâion naturelle £e
grand arbre courbé par l’orage, que de le plier dans
le fens oppofé.
La France formoit autrefois un gouvernement fédératif
très-mal combiné , ' 8c fans ceffe en guerre
avec lui-même. Depuis Louis XI. tous ces co-états
avoient été réunis en un ; mais les grands vaflàux
çonfervoient encore dans leurs domaines l’autorité
qu’ils avoient eue fous leurs premiers fou verains, &
les gouverneurs qui avoient pris la place de ces fou-
verains, s’en attribuoient la puiffance. Ces deux partis
oppofoient à l’autorité du monarque des obftacles
qu’il falloit vaincre. Le moyen le plus doux, 8c par
conféqüent le plus fage, étoit d’attirer à la cour ceux
qui dans l’éloignement 8c au milieu des peuples ac -
coûtumés à leur obéir, s’étoient rendus fi redoutables.
Le prince fit briller les diftinftions 8c les grâces
; les grands accoururent en foule ; les gouverneurs
furent captivés, leur autorité perfonnelle s’é-
vanoiiit en leur abfence, leurs gouvernemens héréditaires
devinrent amovibles, & l’on s’affûra de leurs
fucceffeurs j les feigneurs oublièrent leurs vaffaux ,
ils en furent oubliés; leurs domaines furent divifés ,
aliénés, dégradés infenfiblement, 8c il ne refta plus du
gouvernement féodal que des blafons 8c des ruines.
Ainfi la qualité de grand de la cour n’eft plus qu’u-,
ne foible image de la qualité de grand du royaume.
Quelques-uns doivent cette diftin&ion à leur naif-
fance. La plûpart ne la doivent qu’à la volonté du
fouverain; car la volonté du fouverain fait les grands
comme elle fait les nobles, 8c rend la grandeur ou
perfonnelle, ou héréditaire à fon gré. Nous difons
perfonnelle ou héréditaire, pour donner au titre de
grand toute l’étendue qu’il peut avoir ; mais on ne
doit l’entendre à la rigueur que de la grandeur héréditaire
, telle que les princes du fang la tiennent de
leur naiflance, 8c les ducs 8c pairs de la volonté de
nos rois. Les premières places de l’état s’appellent dignités
dans l’églife & dans la robe, grades dans l’épée,
places dans le miniftere, charges dans la maifon royale
; mais le titre de grande dans fon étroite acception,
ne convient qu’aux pairs du royaume.
Cette rédu&ion du gouvernement féodal à une
grandeur qui n’en eft plus que l’ombre, a dû coûter
cher à l’état ; mais à quelque prix qu’on achette l’unité
du pouvoir & de l’obéiffance, l’avantage de n’ê»
tre plus en bute au caprice aveugle 8c tyrannique de
l’autorité fiduciaire, le bonheur de vivre fous la tu-
tele inviolable des lois toûjours prêtes à s’armer contre
les ufurpations, les vexations 8c les violences ;
il eft certain que de tels biens ne feront jamais trop
Pa^ s*