jet de l’éducation. Toute inégalité dans l’éducation
eft un vice effentiel.
Je ne dis pas pour cela que vous deviez perdre
de vûe votre enfant dès que vous l’avez remis entre
les mains d’un gouverneur. Cette conduite feroit imprudente
; elle repugneroit à votre tendreffe, &c un
gouverneur honnête homme en feroit mal latisfait. Il
veut être avoiié, mais avec discernement. Ne raisonnez
point de lui avec le jeune homme, à-moins
que ce ne Soit pour le faire refpe&er ; raifonnez
beaucoup du jeune homme avec lui. Plus les principes
vous feront connus, moins vous ferez en dan-
ger de les contredire. S’il y a dans fa conduite quelque
chofe qui ne foit pas conforme à vos idées, de-
mandez-Iui fes raifons. Deux hommes de mérite
peuvent penfer différemment fur le même objet en
l’envifageant par des faces différentes. Mais fi le
gouverneur efl homme fage &C attentif, il y a à parier
que c’eft lui qui a raifon.
Si vous avez apporté dans le choix d’un gouverneur
les précautions que j’ai indiquées, il efl difficile
que vous foyez trompé. Si vous l’êtes, ce ne fera
pas effentiellement. Si le gouverneur que vous avez
pris fe trouve à quelques égards inferieur à l’idée
qu’on vous en avoit donnée ; dès que vous l’avez
choifi, il faut le traiter auffi-bien que fi vous le jugiez
homme fupérieur; vous le rendrez du-moins
iupérieur à lui-même.
Je ne parle point de ce que vous devez faire pour
lui du côté de la fortune. J’aurai peut-être occafion
d’en parler ailleurs ; & fi votre ame efl noble, comme
je le fuppofe, vous le favez.
Le gouverneur de fon côté ne doit pas s’engager
fans examen. Il faut qu’il connoiffe l’état qu’il va
prendre, & qu’il confuite fes forces. Quiconque efl;
jaloux de fa liberté, de fes goûts, de fes fantaifies,
ne doit pas embraffer cet état. Il exige un renoncement
total à loi-même, une afftduité continuelle,
une attention non interrompue, & ce zele ardent
qui dévore un honnête homme, quand il s’agit de
remplir les engagemens qu’il a pris.
Qu’il connoiffe auffi le caradere des parens, &
jufqu’â quel point ils font .capables de raifon. Il lui
feroit douloureux de prendre des engagemens qu’on
le mettroit hors d’état de remplir. Si par exemple
on ne lui accordoit ni confidération, ni autorité;
comme il ne poûrroit faire aucun bien dans les
fondions qui lui feroient confiées ; quelqu’avanta-
ge qu’il y trouvât d’ailleurs, je préfume qu’il ne
tarderoit pas à y renoncer.
On peut réduire à trois claffes le caradere de tous
les jeunes gens. Les uns, qui font nés doux, &
qu’une mauvaife éducation n’a pas gâtés, s ’élèvent,
pour ainfidire, tous feuls. On a peu de chofe à leur
dire, parce que leurs inclinations font bonnes. Il
fuffit de leur indiquer la route pour qu’ils la fuivent.
Prefque tout le monde efl capable de les conduire,
finon fupérieurement, au-moins d’une maniéré paf-
fable.
D ’autres font doux en apparence, qui ne font
rien moins que dociles; ils écoutent tant qu’on
veut, mais ne font que leur volonté. Quelques uns
fentent bien que vous avez raifon, mais la raifon
leur déplaît quand elle ne vient pas d’eux. Si vous
les attendez, ils y reviendront quand ils pourront fe
flater d’en avoir tout l’honneur. Preffez-les, ils fe
roidiront, & vous perdrez leur confiance.
Il en efl enfin qui ont l’imagination vive & les
pallions impétueules. Quelque bien nés qu’ils foient,
vous devez vous attendre à quelques écarts de leur
part. Pour les contenir, il faut de la prudence & du
lang-froid. Il faut fur-tout avoir l’oeil & la main juf-
tes. Si vous vous y prenez mal - adroitement, ils
vous échapperont ; vous les punirez, mais vous ne
les plierez pas*. Les ©bfèrvations qui fuivent font relatives
lur-tout aux caraûeres des deux dernieres
efpeces. -
Dès que votre éleve vous fera remis, travaillez
à établir votre autorité. Moins vous devez la montrer
durant le cours de l’éducation, plus il efl: important
de la bien établir d’abord. Si le jeune homme
efl doux, il fe pliera de lui-même ; s’il ne l’eft
pas, ou que précédemment il ait été mal conduit,
la chofe fera plus difficile. Mais avec de la prudence
& de la fermeté, vous en viendrez à-bout.
Débutez avec lui par la plus grande politeffe,
mais que votre politelfe foit impolànte ; ou n’ayez
point de côtés foibles, ou cachez-les bien ; car-fou
premier foin fera de les découvrir. Soyez le même
tous les jours 8c dans tous les momens de la journée
; rien n’eft plus capable de vous donner de l’al-
cendant fur lui. S’il vient à vous manquer, foit par
hauteur, foit par indocilité, qu’il foit puni févere-
ment, & de manière à n’être pas tenté d’y revenir.
Il efl vraiffemblable qu’après cette première épreuve
il prendra fon parti.
A l’âge oii je fuppofe le jeune homme, il n’y a
point de carafteres indomptables. Qu’on examine
ceux qui paroifl'ent tels, on verra qu’ils ne le font
que par la faute des parens, ou par celle du gouverneur.
S’il n’étoit queftion qùe de contenir votre éleve
durant le tems que vous vivrez enfemble, peut-
être votre autorité feroit-elle fuffifante ; mais il efl
queftion de laiffer dans fon coeur 8c dans fon efprit
des impreffions durables, 8c vous ne pouvez y parvenir
fans avoir fa confiance 8c fon amitié. Lors
donc que votre empire fera bien établi, fongez à
vous faire aimer. En vous donnant ce confeil, je
parle autant pour votre bonheur que pour le bien
de votre éleve. Si quelque chofe efl capable d’adoucir
votre état, c’eft d’être aimé.
Ce n’eft pas l’autorité qu’on a fur les jeunes gens
qui empêche qu’on n’en foit aimé, c’eft la maniéré
dont on en ufe. Quand on en ufe avec dureté ou par
caprice, on fe fait haïr ; quand on eft foible &
qu’on ne fait pas en ufer à-propos, on fe fait mé-
prifer ; quand on eft dans le jufte milieu, ils fentent
qu’on a raifon ; 8c dès qu’on a leur eftime, on n’eft
pas loin de leur coeur.
Je vous dis, 8c je le dirai de même à quiconque
aura des hommes à conduire : dès qu’ils font inf-
truits de leurs devoirs, ne leur faites ni grâce ni in-
juftice; c’eft un moyen fur de les contenir; fi votre
affeftion remplit l’intervalle, vous leur deviendrez
cher, 8c vous les rendrez vertueux.
Marquez de l’attachement à votre éleve, il y fera
fenfible. Quand fes goûts feront raifonnables,
quelque contraires qu’ils foient aux vôtres, prêtez-
vous-y de bonne grâce. Prévenez-les quand vous
ferez content de lui. Qu’il life votre amitié dans
votre air, dans vos difeours, dans votre conduite;
mais que cette amitié foit décente, & que les témoignages
qu’il en recevra paroifl'ent tellement dépendre
de votre raifon, qu’ils lui foient refufés dès
qu’il ceffera de les mériter.
Si vous êtes obligé de le punir, paroiffez le faire
à regret. Qu ’il fâche dès le commencement de l’éducation
que s’il fait des fautes, il fera infailliblement
puni; 8c qu’alors ce foit la loi qui ordonne, 8c non
pas vous. .
Vous entendez ce que c’eft que les punitions dont
je veux parler. C’eft la privation de votre amitié ,
des bontés de fes parens, de celles des perfonnes
qu’il eftime : en un mot, de toutes les chofes qu’il
peut 8c qu’il doit délirer.
Si vous vous y êtes bien pris d’abord, 8c que
vous l’ayez fubjugué, vous ne ferez gucre dans le
ca s de le punir. Il y auroit de l ’imprudence à le punir
fouvent. Il n’éft pas loin du tems où la crainte
des punitions n’aura plus lieu ; il eft capable de motifs
plus nobles ; c’eft donc par d’autres liens qu’il
faut le retenir.
Quelque faute qu’il ait faite, 8c quelque chofe
que vous ayez à lui d ire, parlez-lui s’il le faut avec
force; ne lui parlez jamais avec impoliteffe. Vous
n’auriez raifon qu’à demi, fi vous ne l’aviez pas dans
la forme. Rien ne peut vous autorifer à lui- donner
un mauvais exemple ; 8c vous ne devez pas 1 ac-
coûtumer à entendre des paroles dures.
S’il eft v if , reprenez-le avec prudence ; dans fes
momens de vivacité il ne feroit pas en état de vous
entendre, 8c vous l’expoferiez à vous manquer. Il
y a moins d’inconvénient à ne pas reprendre, qffà
reprendre mal-à-propos.
Ne foyez point minucieux. Il y a de la petiteffe
d’efprit à infifter lur des bagatelles, 8c c’elt mettre
trop peu de différence entre elles & les chofes gra-
ves.
Il y a des chofes graves fur lefquelles vous ferez
obligé de revenir fouvent : tâchez de n’en avoir pas
l’air. Que vos leçons foient indirectes , on fera moins
en garde contr’elles. Il y a mille façons de les amener
8c de les déguifer. Faites-lui remarquer dans
les autres les défauts qui feront en lui, il ne manquera
pas de les condamner ; ramenez-le fur lui-même.
Inftruifez-le aux dépens d’autrui. Faites quelquefois
l’application des exemples que vous lui ci-
terez ; plus fouvent laiffez-la lui faire. Raifonnez
quelquefois : d’autres fois une plaifanterie fuffit. Attaquez
par l’honneur 8c par la raifon ce que l honneur
8c la raifon pourront détruire ; attaquez par le
ridicule ce que vous fentirez qui leur rélifte.
Abaiffez la hauteur s’il en a : mortifiez fa vanité
, mais n’humiliez pas fon amour-propre. Ce n’eft
pas en aviliffant les hommes qu’on les corrige : c’eft
en élevant leur ame, 8c en leur montrant le degré
de perfeCtion dont ils font capables.
Ménagez fur-tout fon amour propre en public. II
fera d’autant plus fenfible à cette marque d’attention,
qu’il verra les autres gouverneurs ne l’avoir
pas toujours pour leurs eleves. A 1 egard des chofes
louables qu’il pourra faire, loiiez-les publiquement.
Faites-le valoir dans les petites chofes, afin de 1 encourager
à en faire de meilleures.
Si vous trouvez dans votre éleve un de ces naturels
heureux qui n’ont befoin que de culture, vous
aurez du plaifir à la lui donner. S il eft au contraire
de ces efprits gauches Sc ineptes qui ne conçoivent
rien, ou qui entendent de travers; de ces âmes
molles & ftériles, incapables de fentiment, & qui
fe laiffent aller indiftinûement à toutes les impreffions
qu’on veut leur donner, que je vous plains!
Inftruifez-le à la maniéré de Socrate. Caufez avec
lui familièrement fur le vrai, fur le faux, fur le bien
& fur le mal, fur les vertus & fur.les vices. Faites-
le plus parler que vous ne lui parlerez. Amenez-le
par vos queftions, 8c de conféquence eri conféquen-
c e , à s’appercevoir lui-même de ce qu’il y a de dé-
feâueux dans fa façon de penfer. Accoûtumez-le à
ne point porter un jugement fans etre en état de
l’appuyer par des railons. Fortifiez les principes
qu’il a : donnez-lui ceux qui lui manquent.
Les premiers de tous 8c les plus négligés, font
ceux de la religion. En entrant dans le monde, un
jeune homme la connoît à peine par fon cathechil-
me & par quelques pratiques extérieures. Il la voit
combattue de toutes parts : il fuit le torrent. Soit
dans les entretiens que vous aurez enfemble, foit
par les leCtures auxquelles vous l’engagerez, faites
enforte qu’il la connoiffe par l’hiftoire & par les
preuves. On donne aux jeunes gens des maîtres de
toute efpece ; on devroit bien leur donner un maître
de r e l i g i o n . On les mettroit en état de la défendre
, au-moins dans leur coeur.
L’homme du peuple eft contenu par la crainte des
lois ; l’homme d’un état moyen l’eft par l’opinion publique.
Le grand peut éluder les lois, 8c n’eft que
trop porté à fe mettre au-deffus de l’opinion publique.
Quel frein le retiendra, fi ce n’eft la religion ? Faites-
lui en remplir les devoirs, mais ne l’en excédez pas.
Montrez-la-lui par tout ce qu’elle a de refpectable ;
il n’y a que les paffions qui puiffent empêcher de
reeonnoître la grandeur & la beauté de fa morale.
Elle feule peut nous confoler dans les maladies,
dans les adverfités ; les grands n’en font pas plus
exempts que le relie des hommes.
Faites valoir à fes yeux les moindres chofes que
font pour lui fes parens. Qu’il foit bien convaincu
qu’il n’a qu’eux dans le monde pour amis véritables.
S’ils font trop diflïpés pour s ’occuper de lui
comme ils le devroient, tâchez qu’il né s’en apper-
çoive pas. S’il s’en apperçoit, effacez l’impreffion
qu’il en peut recevoir. Quelle que foit leur humeur,
c’eft à lui de s’y conformer, non à eux de fe plier
à la fienne. Dans l’enfance, les parens ne font pas
affez attentifs à fe faire craindre, 8c dans la jeuneffe
ils s’occupent trop peu de fe faire aimer. Voilà une
des principales fources des chagrins qu’ils éprouvent
, des déréglemens de la jeuneffe, 8c des maux
qui affligent la lociété. Si un pere, après avoir élevé
fon fils dans la plus étroite foûmiffion, Iuilaif-
foit voir fa tendreffe à mefure que la raifon du jeune
homme fe développe, enchaîné par le refpeél Sc
par l’amour, quel eft celui qui oferoit s’échapper ?
Quel que foit un pere à l’extérieur, fi les jeunes
gens pouvoient lire dans fon coeur toute la joie qu’il
éprouve quand fon fils fait quelque chofe de loiia-
b le, & toute la douleur dont il eft pénétré quand
ce fils s’écarte du chemin de l’honneur, ils feroient
plus attentifs qu’ils ne le font à fe bien conduire.
Par malheur, on ne conçoit l’étendue de ces fenti-
mens que quand on eft pere. Faites envifager à votre
éleve qu’il le doit être un jour.
Cultivez à tous égards la fenfibilité de fon ame.
Avec une ame fenfible on peut avoir des foibleffes,
on eft rarement vicieux. Soyez rempli d’attentions
pour lu i, vous-le forcerez d’en avoir pour vous ;
vous l’en rendrez capable par rapport à tout le monde.
Accoûtumez-le à remplir tous les petits devoirs
qu’impofent aux âmes bien nées la tendreffe ou
l ’amitié. Les négliger, c’eft être incapable des fen-
timens qui les inlpirent. On a beau s’en exeufer fur
l’oubli ; cette exeufe eft fauffe & honteufe. L’efprit
n’oublie jamais quand le coeur eft attentif.
S’il étoit pardonnable à quelqu’un d’être peu citoyen
, ce feroit à un particulier ; perdu dans la foule
, il n’eft rien dans l’état : il n’en eft pas de même
d’un homme de qualité ; il doit être plein d’amour
pour fon ro i, puisqu’il a l’honneur de l’approcher de
plus près ; il doit s’intéreffer à la gloire & au bonheur
de fa patrie, puifqu’il peut y contribuer : rien dans
l’état ne lui doit être indifférent, puifqu’il peut y influer
fur tout.
Qu’il fâche qu’on n’eft grand, ni pour avoir des
ancêtres illuftres, quand on ne leur reffemble pas ;
ni pour occuper de grands emplois, qüand on les remplit
mal ; ni pour pofféder de grands domaines, quand
on les confume en dépenfes folles 8c honteufes ; ni
pour avoir un nombreux domeftique, de brillans
équipages, des habits fomptueux, quand on fait languir
à fa porte le marchand 8c l’ouvrier : qu’en un
mot on n’eft grand 8c qu’on ne peut être heureux que
par des vertus perfonnelles, & par le bien qu’on fait
aux hommes.
Attachez-vous fur-tout à lui donner des idées de
I
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