Grammaire n’eft qu’un térme abftrait ; c’eft un nom
métaphyfique 8c d’imitation. Il n’y a pas hors de nous
un être réel qui foit la Grammaire ; il n’y a que des
Grammairiens qui obfervent. Il en eft de meme de
tous les noms de Sciences 8c d'Arts , aufli-bien que
des noms des différentes parties de ces Sciences 8c
de ces Arts. Foye^ Ar t .
De même le point auquel nous rapportons ies ob-
fervations que l’on a faites touchant le bon 8c le mauvais
ufage que nous pouvons faire des facultés de
notre entendement, s’appelle Logique.
Nous avons vu divers animaux ceffer dé vivre ;
nous nous fommes arrêtés à cette confidération inté-
reffante, nous avons remarqué l’état uniforme d’in-
a&ion où ils fe trouvent tous en tant qu’ils ne vivent
plus ; nous avons confidéré cet état indépendamment
de toute application particulière ; 8c comme
s’il étoit en lui-même quelque chofe de réel,
nous l’avons appellé mort. Mais la mort n’eft point
lin être. C’eft ainfi que les différentes privations, 8c
l’abfence des objets dont la préfence faifoit fur nous
des impreflions agréables ou defagréables, ont excité
en nous un fentiment réfléchi de ces privations
& de cette abfence, 8c nous ont donné lieu de nous
faire par degrés un concept abftrait du néant même :
car nous nous entendons fort bien, quand nous fou-
tenons que le néant n a point de propriétés, qu’i/ ne peut
être La caufe de rien ; que nous ne connoijjons le néant
& les privations que par l'abfence des réalités qui leur
font oppofees.
La réflexion fur cette abfence nous fait reconnoî-
tre que nous ne fentons point : c’eft pour ainfi dire
fentir que l’on ne fent point.
Nous avons donc concept du néant, 8c ce concept
eft une abftraclion que nous exprimons par un nom
métaphyfique, St à la maniéré des autres 'concepts.
Ainfi comme nous difons tirer un homme deprifon, tirer
un écu de fa poche, nous difons par imitation que
Dieu a tiré le monde du néant.
L’ufage où nous fommes tous les jours de donner
des noms aux objets des idées qui nous repréfentent
des êtres réels, nous a porté à en donner aufli par
imitation aux objets métaphyfiques des idées abftrai-
tes dont nous avons connoiftance : ainfi nous en parlons
comme nous faifons des objets réels.
L’illufion, la figure, le mènfonge, ont un langage
commun avec la vérité. Les expreflions dont nous
nous fervons pour faire connoitre aux autres hommes
, ou les idées qui ont hors de nous des objets
réels, ou celles qui ne font que de fimples abftrac-
tions de notre efprit, ont entre elles une parfaite
analogie.
Nous difons la mort, la maladie, Vimagination ,
Vidée , 8cc. comme nous difons le foleil, la lune, 8cc.
quoique la mort, la maladie, l’imagination , l’idée ,
&c. ne foient point des êtres exiftans ; & nous parlons
du phénix, de la chimere, du fphynx, & de la pierre
philofophale, comme nous parlerions du lion, de la
panthère , du rhinocéros du pactole , ou du Pérou.
Laprofè même, quoiqu’avec moins d’appareil que
la Poëfie, réalife, perfonifie ces êtres abftraits, 8c fé-
duit également l’imagination. Si Malherbe a dit que
la mort a des rigueurs, qu'elle fe bouche les oreilles, qu'elle
nous laiffe crier, 8cc. nos profateurs ne difent-ils pas
tous les jours que la mon ne refpecteperfonne ; attendre
la mort ; les martyrs ont bravé la mort, ont couru au-devant
de la mort ; envifager la mort fans émotion ; l'imd-
ge de la mort ; affronter la mort ; la mort ne furprend
point un homme fage : on dit populairement que la
mort ri a pas faim, que la mort na jamais tort.
Les Payens réalifoient 1!'amour, la difcorde, la peur,
lefilence, lafanté, dea falus, & c . 8c en faifoient autant
de divinités. Rien de plus ordinaire parmi nous
que de réaüfer un emploi, une charge , une dignité.
nous perfonifîoils la raifon , le goût, le génie, le naturel,
lespajjîons, l’humeur, le caractère, les vertus, les
vices, Yefprit, le coeur, la fortune, le malheur, la réputation
, la nature.
Les êtres réels qui nous environnent font mûs 8c
gouvernés d’une maniéré qui n’eft connue que de
Dieu feul, 8c félon les lois qu’il lui a plu d’établir
lorfqu’il a créé l’univers. Ainfi Dieu eft un terme
réel ; mais nature n’eft qu’un terme métaphyfique.
Quoiqu’un infiniment de mufique dont les cordes
font touchées, ne reçoive en lui-même qu’une fim-
pie modification, lorfqu’il rend le fon du ré oii celui
du f o l , nous parlons de ces fons comme fi c’étoit autant
d’êtres réels : 8c c’eft ainfi que nous parlons de
nos fonges, de nos imaginations, de nos idées , de
nos plaifirs, &c, enforte que nous habitons, à la vérité,
un pays réel 8c phyfique ; mais nous y parlons,
fi jofe le dire, le langage du pays des abftr actions, 8c
nous difons, j'a i faim , j ’ai envie ,j'a i pitié, j ’ai peur ,
j'ai deffein, 8cc. comme nous difons j ’ai une montre.
Nous fommes émus , nous fommes affectés, nousfommes
agités ; ainfi nous fentons, Ôcde plus nous nous
appercevons que nous fentons; 6c c’eft ce qui nous
fait donner des noms aux différentes efpeces de fen-
fations particulières, 6c enfuite aux fenfàtions générales
deplaijir&c de douleur. Mais il n’y a point un être
réel qui foit leplaijir , ni un autre qui foit la douleur.
Pendant que d’un côté les hommes en punition du
péché font abandonnés à l’ignorance, d’un autre côté
ils veulent favoir 6c connoitre, 6c fe flattent d’être
parvenus au but quand ils n’ont fait qu’imaginer des
noms, qui à la vérité, arrêtent leur cur'iofité, mais
qui au fond ne les éclairent point. Ne vaudroit-il pas
mieux demeurer en chemin que de s’égarer? l’erreur
eft pire que l’ignorance : celle-ci nous laiffe tels que
nous fommes ; fi elle ne nous donne rien, du moins
elle ne nous fait rien perdre ; au lieu que l’erreur fé-
duit l’efprit, éteint les lumières naturelles, 6c influe
fur la conduite.
Les Poëtes ont amufé l’imagination en réalifant
des termes abftraits ; le peuple payen a été trompé :
mais Platon lui-même qui banniffoit les Poëtes de fa
république, n’a-t-il pas été féduit par des idées qui
n’étoient que des abftractions de fon efprit ? Les Phi-
lofophes, ies Métaphyficiens, 6c fi je l’ofe dire, les
Géomètres même ont été féduits par des abfractions ;
les uns par des formes fubftantielles, par des vertus '
occultes ; les autres par des privations, ou par des
attrapions. Le point métaphyfique, par exemple,
n’eft qu’une pure abftr action, aufli-bien que la longueur.
Je puis confidérer la diftance qu’il y a d’une
ville à une autre, 6c n’être occupé que de cette diftance;
je puis confidérer aufli le terme d’où je fuis
parti, 6c celui où je fuis arrivé ; je puis de même, par
imitation 6c par comparaifon, ne regarder une ligne
droite que comme le plus court chemin entre deux
points : mais ces deux points ne font que les extrémités
de la ligne même ; 6c par une abftr action de mon
efprit, je ne regarde ces extrémités que comme termes
, j’en fépàre tout ce qui n’eft pas cela : l’un eft le
terme où la ligne commence ; l’autre, celui où elle
finit. Ces termes je les appelle points, 6c je n’attache
à ce concept que l’idée précife de terme; j’en écarte
toute autre idée : il n’y a ici ni folidité, ni longueur,
ni profondeur ; il n’y a que l’idée abftraite de terme.
Les noms des objets reels font les premiers noms;
ce font, pour ainfi dire, les aînés d’entre les noms :
les autres qui n’énoncent que des concepts de notré
efprit, ne font noms que par imitation, par adoption
; ce font les noms de nos concepts métaphyfiques
: ainfi les noms des objets réels , comme foleil,
lune , terre, pourraient être appellés noms çhyfiques,
6c les autres, noms métaphyfiques.
Les noms phyfique? feryenj; donc à faire entendre
que nous parlons d’objets réels , au lieu qu’un nom
métaphyfique marque que nous ne parlons que de
quelque concept particulier de notre efprit. O r comme
lorfque nous difons le foleil, la terre, la mer , cet
homme, ce cheval, cette pierre , 6cc. notre propre expérience
êc le concours des motifs les plus légitimes
nous perfuadent qu’il y a hors de nous un objet réel
qui eft foleil, un autre qui eft terre, 6cc. 6c que fi ces
objets n’étoient point reels, nos peres n^mroient jamais
inventé ces noms , 6c nous ne les aurions pas
adoptés : de même lorfqu’on dit la nature, la fortune,
le bonheur, la vie , la fanté, la maladie , la mort , 6cc.
les hommes vulgaires croyent par imitation qu’il y a
aufli indépendamment de leur maniéré de penfer,
je ne fais quel être qui eft la nature ; un autre, qui eft
la fortune , ou le.bonheur, ou la vie, ou la mort, 6cc.
car ils n’imaginent pas que tous les hommes puiffent
dire la nature, la fortune , la vie, la mort, 6c qu’il n’y
ait pas hors de leur efprit une forte d’être réel qui
foit la nature, la fortune, &c. comme fi nous ne pouvions
avoir des concepts ni des imaginations, fans
qu’il y eût des objets réels qui en fuffent l’exemplaire.
A la vérité nous ne pouvons avoir de ces concepts
à moins que quelque chofe de réel ne nous donne
lieu de nous les former : mais le mot qui exprime le
concept, n’a pas hors de nous un exemplaire propre.
Nous avons vu de l’or , 6c nous avons obfervé
des montagnes ; fi ces deux repréfentations nous donnent
lieu de nous former l’idee d’une montagne d’or,
il ne s’enfuit nullement de cette image qu’il y ait une
pareille montagne. Un vaiffeau fe trouve arrêté en
plaine mer par quelque banc de fable inconnu aux
Matelots, ils imaginent que c’eft un petit poiffonqui
les arrête, Cette imagination ne donne aucune réalité
au prétendu petit poiffon, 6c n’empêche pas que
tout ce que les anciens ont cru du rémora ne loit une
fable, comme ce qu’ils fe font imaginés du phénix,
6c de qu’ils Ont penfé du fphynx, de la chimere , & du
cheval Pégafe. Les perfonnes fenfées ont de la peine
à croire qu’il y ait eu des hommes affez déraifonna-
bl'es pour réalifer leurs propres abjbaclions : mais
entre autres exemples, on peut les renvoyer à l’hif-
toire de Valentin héréfiarque du fécond fiecle de l’E-
glife : c’étoit un Philofophe Platonicien qui s’écarta
de la fimplicité de la fo i, 6c qui imagina des ceoris,
c’eft-à-dire des êtres abftraits , qu’il réalifoit ; \<jfilence
, la vérité, Y intelligence fie propator, ou principe.
Il commença à enfeigner fes erreurs en Egypte, 6c
paffa enfuite à Rome où il fe fit des difciples appelles
Vtlendniens. Tertullien écrivit contre ces hérétiques.
Voye^l’hifloirede l'Eglife. Ainfi dès les premierstems
les abflractions ont donné lieu à des difputes , qui,
pour être frivoles, n’en ont point été moins vives.
Aurefte fi l’on vouloit éviter les termes abftraits,
on feroit obligé d’avoir recours à des circonlocutions
6c à des périphrafes qui énerveroient le difcours.
D ’ailleurs ces termes fixent l’efprit ; ils nous fervent
à mettre de l’ordre 6c de la précifion dans nos peu-
fées ; ils donnent plus de grâce 6c de force au difcours
; ils le rendent plus v i f , plus ferré, 6c plus
énergique : mais on doit en connoitre la jufte valeur.
Les abflractions font dans le difcours ce que certains
fignes font en Arithmétique, en Algèbre 6c en Aftro-
nomie : mais quand on n’a pas l’attention de les apprécier
, de ne les donner 6c de ne les prendre que
pour ce qu’elles valent, elles écartent l’efprit de la
réalité des chofes, 6c deviennent ainfi la lource de
bien des erreurs.
Je voudrois donc que dans le ftyle didaôique,
c’eft-à-dire lorfqu’il s’agit d’enfeigner, on usât avec
beaucoup de circonfpeûion des termes abftraits 6c
des expreflions figurées : par exemple, je ne voudrais
pas que l’on dît en Logique l'idée renferme, ni
lorfque l’on juge ou compare des idées , qu’on les
unie, ou qu’on les fépare; car idée n’eft qu’un terme
abftrait. On dit aufli que le fujet attire à foi l'attribut,
ce ne font-là que des métaphores qui n’amufent que
l’imagination. Je n’aime pas non plus que l’on dife en
grammaire que le verbe gouverne, veut, demande,
régit, &c. Foye{ Régime. (F )
^ 'ABSTRAIRE , v . aû. c’eft faire une abftfaftion ;
c eft ne confidérer qu’un attribut ou une propriété
de quelque être, fans faire attention aux autres attributs
ou qualités ; par exemple, quand on ne confide-
re dans le corps que l’étendue, ou qu’on ne fait attention
qu’à la quantité ou au nombre.
Ce verbe n’eft pas ufité en tous les tems, ni même
en toutes les perfonnes du préfent ; on dit feulement
j'abfrais , tu’abflraits, il abftrait: mais au lieu de dire
nous abftraions, &c. on dit nous faifons abftraction.
Le parfait 6c le prétérit fimple ne font pas ufités
mais on dit j ’ai abftrait, tu as abftrait, oCc.j'avois
abftrait, 6cc . j ’eus abftrait, 6cg.
Le préfentdu fubjonélif n’eft point en ufage; on dit
j ’abftr air ois, 6cc. on dit aufli quej’aie abftrait, êcc. (F)
Abstrait , abftraite, adjeâif participe ; il fe dit
des perfonnes 8c aes chofes. Un efprit abftrait, c’eft
un efprit inattentif, occupé uniquement de fes propres
penfées, qui ne penfe à rien de ce qu’on lui dit.
Un Auteur’ , un Géomètre, font fouvent abftraits.
Une nouvelle paflion rend abftrait: ainfi nos propres
idées nous rendent abftraits ; au lieu que diftrait
fe dit de celui qui à l’occafion de quelque nouvel objet
extérieur, détourne fon attention ae la perfonne
à qui il l’avoit d’abord donnée , ou à qui il devoit la
donner. On fe fert affez indifféremment de ces deux
mots en plufieurs rencontres. Abftrait marque une
' plus grande inattention que diftrait. Il femble c^Cabftrait
marque une inattention habituelle , 6c diftrait
en marque une paffagere à l’occafion de quelque obje
t extérieur.
On dit d’une penfée qu’elle eft abftraite, quand
elle eft trop recherchée , & qu’elle demande trop
d’attention pour être entendue. On dit aufli des rai-
fonnemens abftraits, trop fubtils. Les fciences abftrai-
tes , ce font celles qui ont pour objet des êtres abfi
trdits ; tels font la Métaphyfique 6c les Mathématiques.
(F")
* Abstraits en Logique. Les termes abftraits, ce
font ceux qui ne marquent aucun objet qui exifte
hors de notre imagination. Ainfi beauté, laideur, font
des termes abftraits. Il y a des objets qui nous plai-
fent, 6c que nous trouvons beaux ; il y en a d’autres
au contraire qui nous affe&ent d’une maniéré defa-
gréable, 8c que nous appelions laids. Mais il n’y a
hors de nous aucun être qui foit la laideur ou la beauté.
Foye^ Abstraction.
Abstrait , eft aufli un mot en ufage dans les Mathématiques
: en ce fens l’on dit que les nombres abfi
traits font des affemblages d’unités confidérées en
elles-mêmes, 6c qui ne font point appliqués à lignifier
des colleétions de chofes particulières 6c déterminées.
Par exemple, 3 eft un nombre abftrait, tant
qu’il n’eft pas appliqué à quelque chofe : mais fi on
dit 3 piés par exemple , 3 devient un nombre concret.
V>yei Con CRET. Foyei aufli NOMBRE.
Les Mathématiques abftraites ou pures, font celles
qui traitent de la grandeur ou de la quantité confidé-
. jifée abfolument 6c en général, fans fe borner à au-
t:une efpece de grandeur particulière. Voye^ Mathématiques.
Telles font la Géométrie 8c l’Arithmétique. Foye£
Arithmétique & Géométrie.
En ce fens les Mathématiques abftraîtes font op-
pofées aux Mathématiques mixtes, dans lefquelleson
applique aux objets fenfibles les propriétés fimples
J 6c abftraites, ÔC les rapports des quantités dont on