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l’homme fût un point mathématique, puifque le point
mathématique n’exifte que dans l’imagination. Ce
n’eft pas auffi: un point phyfxque ou un atome. Outre
qu’un atome indivifible «répugne par lui-même,
cette ridicule penfée n’eft jamais tombée dans l’ef-
prit d’aucun homme, non pas même d’aucun Epicurien.
Puis donc que Yame de l’homme ne peut être
divifée, & quece n’eft ni un atome ni un point mathématique
, il s’enfuit manifeftement que ce n’eft
pas un corps.
Lucrèce, après avoir parlé d’atomes fubtils qui
agitent le corps fans en augmenter ou diminuer le
poids, comme on voit que l’odeur d’une rofe ou du
v in , quand elle eft évaporée, n’ôte rien à la pefan-
teur de ces corps ; Lucrèce, dis-je, voulant enfuite
rechercher ce qui peut produire le fentiment en
l’homme, s’eft trouvé fort embarraffé dans fes principes
: il parle d’une quatrième nature de Yame qui
n’a point de nom , & qui eft compofée des parties
les plus déliées & les 'plus polies, qui font comme
Yame de Vamt elle-même. On peut lire le troijîeme
livre de ce poëte philofophe, & on verra fans peine
que fa philofophie eft pleine de ténèbres & d’obfcu-
ntés, & qu’elle ne fatisfait nullement la raifon.
Quand je me replie fur moi-même, je m’apper-
çois que je penfe, que je réfléchis fur ma penfée, que
j’affirme, que je n ie, que je veux, & que je ne veux
pas. Toutes ces opérations me font infiniment connues
: quelle en eft la caufe ? c’eft mon efprit : mais •
quelle eft fa nature? fi c’eft un corps, ces a&ions
auront néceflairement quelque teinture de cette nature
corporelle ; elles conduiront néceflairement l’ef-
prit à reconnoître la liaifon qu’il a par quelqu’en-
droit avec le corps & la matière qui le foûtient comme
un fujet, & le produit comme fon effet. Si on
penfe à quelque chofe de figuré, de mou ou de dur,
de fec ou de liquide, qui foit en mouvement ou en
repos, l’efprit fe porte d’abord à fe repréfenter une
fubftance qui a des parties féparées les unes des autres
, & qui eft néceflairement étendue. Tout ce
qu’on peut s’imaginer qui appartienne au corps, toutes
les propriétés de la figure & du mouvement,
conduifent l’efprit à reconnoître cette étendue, parce
qüe toutes les a&ions & toutes les qualités du
corps en émanent, comme de leur origine ; ce font
autant de ruiffeaux qui mènent néceflairement l ’ef-
prit à cette fource. On conclut donc certainement
que la caufe de toutes fes actions, le fujet de toutes
les qualités, eft une fubftance étendue. Mais quand
on pafle aux opérations de Yame, à fes penfées, à
fes affirmations, à fes négations, à fes idées de v érité
, de faufleté, à l’afte de vouloir & de ne pas
vouloir; quoique ce foient des a étions clairement &
diftinôement connues, aucune d’elles néanmoins
ne conduit l’efprit à fe former l’idée d’une fubftance
matérielle & étendue. Il faut donc de néceffité conclure
qu’elles n’ont aucune liaifon eflentielle avec le
corps.
On pourroit bien d’abord s’imaginer que l’idée
qu’on a de quelqu’objet particulier, comme d’un
cheval ou d’un arbre, feroit quelque chofe d’étendu
, parce qu’on fe figure ces idées comme de petits
portraits femblables aux chofes qu’elles nous repré-
fentent ; mais quand on y fait plus de réflexion, on
conçoit aifément que cela ne peut être : car quand
je dis , ce qui a été fa it , je n’ai l’idée ni le portrait
d’aucune chofe : mon imagination ne me fert ici dè
rien ; mon efprit ne fe forme l’idée d’aucune chofe
particulière, il conçoit en général l’exiftenee d’une
chofe. Par conféquent cette idée, ce qui a été fa it,
n’eft pas une idée qui ait reçu quelqu’extenfion, ni
•aucune expreflion de corps étendu. Elle exifte pourtant
dans mon ame , je le fens : fi donc cette idée
.avoit quelque figure, quelqu’extenfion , quelque
mouvement ; comme elle rie provient point de l’objet
, elle auroit été produite par mon efprit, parce que
mon efprit feroit lui-même quelque chofe d’étendu.
Or fi cette idée fort de mon efprit, parce qu’il eft
formellement matériel & étendu, elle aura reçu de
cette extenfion qui l’aura produite, une liaifon néceflaire
avec elle, qui la fera connoître, & qui la
préfentera d’abord à l’efprit.
Cependant de quelque côté que je tourne cette
idée, je n’y apperçois aucune connexion néceflaire
avec l’étendue. Elle né me paroît ni ronde, ni quar-
rée, ni triangulaire ; je n’y conçois ni centre, m circonférence
, ni bafe, ni angle, ni diamètre, ni aucune
autre chofe qui réfulte des attributs d’un corps ;
dès que je veux la corporifier, ce font autant de ténèbres
& d’obfcurités que je verfe fur la connoiflance
que j’en ai. La nature de l’idée fe foûleve d’elle-même
contre tous les attributs corporels, & les rejette.
N’eft-ce pas une preuve fort fenfible qu’on veut y
inférer une matière étrangère qu’elle repoufle, &
avec laquelle elle ne peut avoir d’union ni de fo-
ciété ? Or cette antipathie de la penfée avec tous
les attributs de la matière & du corps , fi fubtil, fi
délié, fi agité qu’il puifle être, feroit fans contredit
impoffible, fi la penfée émanoit d’une fubftance
corporelle & étendue. Dès que je veux joindre quel-
qu’étendue à ma penfée, & divifer la moitié d’une
volonté ou d’une réflexion, je trouve que cette moitié
de volonté ou de réflexion eft quelque chofe
d’extravagant & de ridicule : on peut raiionner de
même, fi on tâche d’y joindre la figure & le mouvement.
Entre une fubftance dont l’effence eft de pen-
fer, & entre une penfée, il n’y a rien d’intermédiaire,
c’eft une. caufe qui atteint immédiatement fon effet;
deforte qu’il ne Faut pas croire que l’étendue, la figure
ou le mouvement ayent pû s’y gliffer par des
voies fubreptices & fecretes, pour y demeurer z7z-
cognito. Si elles y font, il faut néceflairement ou que
la penfée ou que la faculté de penfer les découvre :
or il eft clair que ni la faculté de penfer ni la penfée
ne renferment aucune idée d’étendue, de figure ou
de mouvement. Il eft donc certain que la fubftance
qui penfe, n’eft pas une fubftance étendue, c’eft-à-
dire un corps.
Spinofa pofe comme un principe de fa philofophie,’
que l’efprit n’a aucune faculté de penfer ni de vouloir
; mais feulement il avoue qu’il a telle ou telle
penfée, telle ou telle volonté : ainfi par l’entendement
il n’entend autre chofe que les idées actuelles
qui furviennent à l’homme. Il faut avoir un grand
penchant à adopter l’abfurdité, pour recevoir une
philofophie fi ridicule. Afin de mieux comprendre
cette abfurdité, il faut confidérer cette fubftance en
elle-même, & par abftraâion de tous les êtres fin-
guliers, & particulièrement de l’homme ; car puifque
l’exifltence d’aucun homme n’eft néceflaire, il
eft poflible qu’il n’y ait point d’homme dans l’univers.
Je demande donc fi cette fubftance, confidérée
ainfi précifément en elle-même, a des penfées, ou fi
elle n’en a pas. Si elle n’a point de penfées, com-r
ment a-t-elîe pûen donner à l’homme, puifqu’on ne
peut donner ce qu’on n’a pas ? Si elle a des penfées,
je demande d’oii elles lui font venues ; fera-ce de
dehors ? mais outre cette fubftance, il n’y a rien.
Sera-ce de dedans ? mais Spinofa nie qu’il y ait
aucune faculté de penfer, aucun entendement ou
puiflance, comme il parle. De plus, fi ces penfées
viennent de dedans, ou de la nature de la fubftance ,
elles fe trouveront dans tous les êtres qui poflede-
ront cette fubftance ; deforte que les pierres raifon-
rteront auffi-bien que les hommes. Si on répond que
cette fubftance, pour être en état de penfer, doit
être modifiée ou façonnée de la maniéré dont l’homme
eft formé ; ne fera- ce pas un Dieu d’une affez
plaifante fabrique ; un Dieu, ^ui tout infini qu’il eft,
eft privé de toute connoiflance , à moins qu’il n’y
ait quelques atomes de cetté fubftance infinie, modifies
& façonnés coriitrie eft l’homme, afin qu’on
puifle dire que ce Dieu a quelque connoiflance ; c’eft-
à-dire , en deux mots, que fans le genre humain
Dieu n’auroit aucune connoiflance ?
Selon cette belle doéirine, un vaifleau dè cryftal
plein d’eau aura autant de connoiflance qu’un homme
; car il reçoit les idées des objets de même que
nos yeux. Il eft fufceptible des impreflions que ces
objets lui peuvent donner ; de forte que s’il n’y à
point d’entendement ou de faculté capable de penfer
& de raifônner à la préfencè de ces idées, &c que les
réflexions ne foient autre chofe que ces idées mêmes,
il s’enfuit néceflairement que comme elles font dans
un vaifleau plein d’eau, autant que dans la tête d’un
homme qui regarde la lune & les étoiles, ce vaifleau
doit avoir autant de connoiflance de la lune & des
étoiles que l’homme; on ne peut y trouver aucune
différence, qù’on ne la cherché dans une caufe fupé-
rieure à toutes ces idées, qui lés fént, qui les compare
l’une à l’autre, & qui râlfônnè fur leur compa-
raifon, pour en tirer des conféquences qui font qu’il
conçoit le corps de la luné & des étoiles beaucoup
plus grand que ne le repréfente l’idée qui frappe l’imagination.
■ Cet abfurde fyftème a été embraffé par Hobbes :
lécoutons-le expliquer la nature & l’origine des fen-
fations. « Voici, dit-il, en quoi corififte la caufe im-
» médiate de la fénfatiori : l’objet vient preffer la par-
» tie extérieure de l’organe, & cette preffiôn péne-
» tre jufqu’à la parte intérieure : là fe forme la re-
» préfentation ou l’image ( phahtafma ) par la réfif*
» tance de l’organe, ou par une efpece de- réflexion
» qui caufe une preffiôn vers là partie extérieure,
h toute contraire à la preffiôn de l’objet, qui tend
» vers la partie intérieure : cette représentation, ce
» phantafma eft, dit-il, là fenfation même »..
Voici comment il parle dans un autre endroit :
« La caufe de la fénfatiori eft l’objet qui prefle l’or-
» gane ; cette preffiôn pénétré jufqu’au cerveau par
» le moyen des nerfs ; & de-là elle eft portée au
» coeur ; de-là, au moyen de la réfiftance du coeur qui
» s’efforce de renvoyer au-dehors cette preffiôn & de
» s’en délivrer ; de-là, dit-il, naît l’image, la repré-
» fentation, & c’eft ce qu’on appdlefcnfation ». Mais
quel rapport, je vous prie, entre cette imprefiïon &
le fentiment lui-même, c’eft-à-dire la penfée que
cette impreffion excite dans Yame ? Il n’y a pas plus
de rapport entre ces deux chofes, qu’il y en a entre
un quarré & du bleu, entre un triangle & un fon,
entre une aiguille & le fentiment de la douleur, ou
entre la réflexion d’une balle dans un jeu de paume
& l’entendement humain. De forte que la définition
que Hobbes donne de la fenfation-, qu’il prétendh’ê-
tre autre chofe que l’image qui fe forme dans lecer-
veau par l’impreffionde l’objet, eft auffi impertinen-
f e , que fi pour définir la couleur b leue, il avait dit
que c’eff l’image d’un quarré, &c. S’il n’y a point en
nous de faculté de penler&de fentir, l’oeil recevra,
fi vous voulez, l’impreffion extérieure des objets :
triais excepté le mouvement des-refforts,rien ne,fera
âpperçû, rien ne fera fenti tant que la matière fêta
feule, quelque délicats que foient les organes,
quelque aétion qui fuive de leur jeu & de leur harmonie
, la matière demeurera toujours aveugle &
fourde, parce qu’elle eft inferifibïe dè fa nature, &
que le fentiment, quel qu’il foitr eft le caraétered’une
autre fubftance.
Hobbes paroît avoir fenti le poids de cette difficulté
infurmontable ;. de-là il-vient qu’il affeéte de là
cacher à fes' leûeurs, & de leur en impofer à la faveur
de l’ambigüité du terme de représentation, Il fè
ménage htême un Fubterfuge ; & en cas qu’on le
prefle trop vivement, il infinue à tout hafard qu’il
pourroit bien fe faire qu’il y eût dans la fenfation
quelque chofe de plus. « Il ne fait s’il ne doit pas dire,
» à l’exemple de quelques philofophes , que toute
» matière a naturellement ôceflentiellemènt la facul-
» té de connoître, & qu’il ne lui manque qüe les or-
» ganes & la mémoire des animaux pour exprimer
» au-dehors fes fenfations. Il ajoute que fi on fup-
» pofe un homme qui eût pofledé d’autres fens que
» celui de la vûe, qui ait fes yeux immobiles, & toû-
» jours attachés à un feul & même objet, lequel de
» fon côté foit invariable & fans le moindre enange-
» m ent, cet homme ne verra pas, à parler propre-
» m ent, mais qu’il fera dans une efpece d’étonrie-
» ment & d’extafe inçompréhenfible. Ainfi, d it- il,
» il pourroit bien fe faire que les corps qui ne font
» pas orgànifés, euffént des fenfations : mais comme
» faute d’organes, il ne s’y rencontre ni variété, ni
» mémoire, ni aucun autre moyen d’exprimer ces
» fenfations, ils ne nous paroiflent pas en avoir ».
Quoique Hobbes ne fe déclaré pas pour cette opinion
, il la donne pourtant comme une chofe poffi-
ble : mais il le fait d’une maniéré fi peu affûrée, &
avec tant de referve, qu’il eft aifé de voir qqe ce
n’eft qu’une porte de derrière qu’il s’eft ménagée à
tout evenement, en cas qu’il fe trouvât trop prefle
par les abfurdités dont fourmille la fuppofition qui
envifage la fenfation comme un pur réfultat de figure
& de mouvement. Il a raifon de fe tenir fur la
réferve : ce n’eft qu’ün miférable fubterfuge à tous
égards, auffi abfurde que l’opinion qui fait confifter
la penfée dans le mouvement d’un certain nombre
d’atomes. Car qu’y a-t-il au monde de plus ridicule
que de s’imaginer que la connoiflance eft auffi eflentielle
à la matière que l’étendue ? Quelle fera la con-
féquencede cette fuppofition ? Il en faudra conclure
qu’il y a dans chaque portion de matière, autant d’êtres
penfans qu’elle a de parties: or chaque portion
de matiete étant compofée de parties divifibles à l’infini,
c’eft-à-dire de parties qui malgré leur contiguïté
, font auffi diftin&es que fi elles etoient à une très-
grande diftance les unes des autres, elle fera ainfi
compofée d’une infinité d’êtres penfans. Mais c’eft
trop nous arrêter fur les abfurdités qui naiffent en
foule de cette fuppofition monftrueule. Quelque fa-
miliarifé que fût Spinofa avec les abfurdités, il n’en
eft cependant jamais venu jufque - là : pour penfer;
dans fon fyftème, du moins faut-il être organifé
comme nous le fommes.
Mais pour réfuter Epicure, Spinofa, & Hobbes ,
qui font confifter la nature de Yame, non dans la faculté
de penfer, mais dans un certain affemblage de
petits Corps déliés, fubtils & fort agités, qui f© trouvent
dans le corps humain, voici quelque chofe de
plus précis. D ’abord on ne conçoit pas que lès im-
preffioris des objets extérieurs püiffent y apporté!*
d’autre changement que de nouveaux mouvemens,
ou de nouvelles déterminations de mouvement, de
nouvelles figures ou de nouvelles fituations ; cela eft
évident : or foutes ces chofes n’ont aucun rapport
avec l’idéé qu'elles impriment dans Yame; il faut né-
eeflairement que ce foit des fignès d’inftitution qtii
fuppofent une Caule qui' les ait établis, ou qui' iêâ
connoiffé. ServoriS-nous de l’exeriiple de la parole;
pour faire mieux fentir la force de l’argument:
quand on- entend àire Dieu, l’Arabe reçoit* lerriiêhie
mouvement d’air à'la; prononciation de ce' mot français
; le tympan de fon oleille, les petits ôs qu’on
nommé Y enclume & le marteau » reçoivent de ce'mou-
vement d'air lia même fecoufle&le même tremble^
ment qui fe fait dans1 l’oreille & dans là tête d’une
perfonne qui entend le frànçojsi Par conféquent'tous
ces petits corps qu’on fuppofe compofer 1 efprit hu