Rien ne nous eft donc plus néceflaire qu’une Religion révélée qui nous inftruife fur tarif
de divers objets. Deftinée à fervir de fupplément à la connoiffance naturelle , elle nous
montre une partie de ce qui nous étoit caché $ mais elle fe borne à ce qu’il nous eft abfolu-
ment néceflaire de connoitre \ le refte eft fermé pour nous , & apparemment le fera toujours.
Quelques vérités à croire, un petit nombre de préceptes à pratiquer, voilà à quoi
la Religion révélée fe réduit : néanmoins , à la faveur des lumières qu’elle a'communiquées
au monde, le Peuple même eft plus ferme & plus décidé fur un grand nombre de quef-
tions intéreffantes, que ne l’ont été les feétes des Philofophes.
A l’égard des Sciences mathématiques qui conftituent la fécondé des limites dont nous
avons parlé, leur nature & leur nombre ne doivent point nous en impofer. C ’eft à la fimplicité
de leur objet quelles font principalement redevables de leur certitude. Il faut même avouer
que comme toutes les parties des Mathématiques n’ont pas un objet également (impie ,
aufli la certitude proprement dite, celle qui eft fondée fur des principes néceflairement vrais
& évidens par eux-mêmes, n’appartient ni également ni de la même maniéré à toutes ces
parties. Plulieursd’entre elles, appuyées fur des principes phyfiques, c’eft-à -d ire , fur des
vérités d’expérience ou fur de (impies hypothèfes, n’ont, pour ainfi dire, qu’une certitude
d’expérience ou même de pure fuppofition. Il n’y a , pour parler exactement, que celles qui
traitent du calcul des grandeurs 8c des propriétés générales de l’étendue, c’eft-à-dire, l’A lgèbre
, la Géométrie oc la Méchanique, qu’on puifle regarder comme marquées au fceau de
Pévidence. Encore y a-t-il dans la lumière que ces Sciences préfentent à notre efprit, une
efpece de gradation, & pour ainfi dire de nuance à obferver. Plus l’objet qu’elles embraf-
fent eft étendu & confidéré d’une maniéré générale 8c abftraite , plus aufli leurs principes
font exempts de nuages ; c’eft par cette raifon que la Géométrie eft plus (impie que la
Méchanique, & l’une 8c l’autre moins (impies que l’Algebre. C e paradoxe n’en fera point
un pour ceux qui ont étudié ces Sciences en Philofophes $ les notions les plus abftraites r
celles que le commun des hommes regarde comme les plus inacceflibles , font fouvent celles
qui portent avec elles une plus grande lumière : l’obfcurité s’empare de nos idées à me-
fure que nous examinons dans un objet plus de propriétés (ènfibles. L ’impénétrabilité ,
ajoûtée à l’idée de l ’étendue, femble ne nous offrir qu’un myftere de plus, la nature du
mouvement eft une énigme pour les Philofophes; le principe métaphyfique des- lois,
de la percuflion ne leur eft pas moins caché ; en un mot, plus ils approfondiffent l’idée
qu’ils le forment de la matière 8c des propriétés qui la repréfentent, plus cette idée s’oblcur-
ç it & paroît vouloir leur échapper.
On ne peut donc s’empêcher de convenir que l’efprit n’eft pas (àtisfait au même degré
par toutes les connoiffances mathématiques : allons plus loin , 8c examinons (ans prévention
à quoi ces connoiffances fe réduifent. Envifagées a un premier coup d’oe il, elles font fans
doute en fort ^rand nombre, & même en quelque forte inépuilàbles : mais lorfqu’après les
avoir accumulées , on en fait le dénombrement philolophique, on s’apperçoit qu’on eft en
effet beaucoup moins riche qu’on ne croyoit l’être. Je ne parle point ici du peu d’application
8c d’ufage qu’on peut faire de plufieurs de ces vérités ; ce (eroit peut-être un argument
affez foible contre elles ; je parle de ces vérités confidérées en elles-mêmes. Q u’eft-ce que
la plûpart de ces axiomes dont la Géométrie eft fi orgueilleufe , fi ce n’eft l’expreflion
d’une même idée (impie par deux lignes ou mots différens ? Celui qui dit que deux & deux
font quatre , a-t-il une connoifl’ance de plus que celui qui fe contenteroit de dire que deux
& deux font deux & deux ? Les idées de tout, de partie , de plus grand & de plus petit,
ne font-elles pas , à proprement parler, la même idée (impie & individuelle , puifqu’on ne
fauroit avoir l’une fans que les autres fe préfentent toutes en même tems ? Nous devons,
comme l’ont obfervé quelques Philofophes, bien des erreurs à l’abus des mots j ç’eft peut-
être à ce même abus que nous devons les axiomes. Je ne prétends point cependant en
condamner abfolument l’ufàge, je veux feulement faire obferver à quoi il fe réduit $ c’eft
à nous rendre les idées (impies plus familières par l’habitude , & plus propres aux différens
ufages auxquels nous pouvons les appliquer. J’en dis à-peu-près autant , quoiqu’avee les
reftriétions convenables , des théorèmes mathématiques. Confidérés fans préjugé , ils fe
réduifent à un affez petit nombre de vérités primitives. Q u ’on examine une fuite de pro-
pofitions de Géométrie déduites les unes des autres , en forte que deux propositions
voifines fe touchent immédiatement & fans aucun intervalle , on s’appercevra quelles
ne font toutes que la première proportion qui fe défigure , pour ainfi dire , fucceflive-
ment 8c peu à peu dans le paffage d’une conféquence à la fuivante, mais qui pourtant n’a
point été réellement multipliée par cet enchaînement, & n’a fait que recevoir différentes
formes. Ceft à-peu-près comme fi on vouloir exprimer cette proposition par le moyen
d’une langue qui fe feroit infenfiblement dénaturée , 8c qu’on l’exprimât fucceflivement de
diverfes maniérés qui repréfentaffent les différens états par lefquels la langue a paffé.
Chacun
D E S E D I T E U R S . jx
Chacun de ces états fe reconnoîtroit dans celui qui en feroit immédiatement voifin ,• mais
dans un état plus éloigné , on ne le démêleroit plus , quoiqu’il fût toujours dépendant de
ceux qui l’auroient précédé , & deftiné à tranlmettre les mêmes idées. On peut donc regarder
l’enchaînement de plufieurs vérités géométriques , comme des traductions plus ou
moins différentes & plus ou moins compliquées de la même propofition, & fouvent de la
même hypothèfe. Ces traduftions font au refte fort avantageufes par les divers ufages qu’elles
nous mettent à portée de faire du théorème qu’elles expriment ; ufages plus ou moins ef-
timables à proportion de leur importance 8c de leur étendue. Mais en convenant du mérite
réel de la traduétion mathématique d’une propofition, il faut reconnoître aufli que ce
mérite réfide originairement dans la propofition même. C ’eft ce qui nous doit faire (èntir
combien nous fommes redevables aux génies inventeurs, qui en découvrant quelqu’une de
ces vérités fondamentales, fource & , pour ainfi dire, original d’un grand nombre d’autres,
ont réellement enrichi la Géométrie, 8c étendu fon domaine.
Il en eft de même des vérités phyfiques & des propriétés des corps dont nous apperce-
vons la liaifon. Toutes ces propriétés bien rapprochées ne nous offrent, à proprement parler,
qu’une connoifl’ance (impie & unique. Si d’autres en plus grand nombre font détachées
pour nous, & forment des vérités différentes, c’eft à la foibleffe de nos lumières que nous
devons ce trifte avantage; & l’on peur dire que notre abondance à cet égard eft l’effet de notre
indigence même. Les corps éleélriques dans lefquels on a découvert tant de propriétés
fingulieres, mais qui ne paroiffent pas tenir l’une à llautre , font peut-être en un (èns les
corps les moins connus, parce qu’ils paroiffent l’être davantage. Cette vertu qu’ils acquièrent
étant frottés, d’attirer de petits corpufcules, 8c celle de produire dans les animaux une
commotion violente, font deux chofes pour nous; c’en feroit une feule fi nous pouvions
remonter à la première caufe. L’Univers , pour qui fauroit l’embraffer d’un feul point de
vûe , ne feroit, s’il eft permis de le dire, qu’un fait unique & une grande vérité.
Les différentes connoiffances, tant utiles qu’agréables, dont nous avons parlé jufqu’ici ,
8c dont nos befoins ont été la première origine, ne font pas les feules que l’on ait dû cultiver :
Il en eft d’autres qui leur font relatives, & auxquelles par cette raifon les hommes fe font
appliqués dans le même tems qu’ils fe livroient aux premières. Aufli nous aurions en même
tems parlé de toutes, fi nous n’avions crû plus à propos 8c plus conforme à l’ordre philo-
fophique de ce Dilcours , d’envifager d’abord lans interruption l’étude générale que les
hommes ont faite des corps, parce que cette étude eft celle par laquelle ils ont commencé,
quoique d’autres s’y foient bien-tôt jointes. Voici à-peu-près dans quel ordre ces dernieres
ont dû fe fuccéder.
L’avantage que les hommes ont trouvé à étendre la fphere de leurs idées, foie par leurs
propres efforts , foit par le fecours de leurs femblables ,.leur a fait penfer qu’il feroit utile
de réduire en art la maniéré même d’acquérir des connoiffances , 8c celte de fe communiquer
réciproquement leurs propres penfées $ cet Art a donc été trouvé 8c nommé Logique.
Il enfeigne à ranger les idées dans l’ordre le plus naturel. ; à en former la chaîne la plus
immédiate, à décompofer celles qui en renferment un trop grand nombre de (impies, à les
envifager par toutes leurs faces, enfin à les préfenter aux autres fous une forme qui les leur
rende faciles à faifir. C ’eft en cela que confifte cette fcience du raifonne'ment qu’on regarde
avec raifon comme la clé de toutes nos connoiffances. Cependant il ne faut pas croire quelle
tienne le premier rang dans l’ordre de l’invention. L’art de raifonner eft un préfent que la Nature
fait d’elle - même aux bons efprits ; 8c on peut dire que les livres qui en traitent ne (ont
.guere utiles qu’à celui qui peut fe paffer d’eux. On a fait un grand nombre de raifonnemens
jnftes, long-tems avant que la Logique réduite en principes apprît à démêler les mauvais ,
-ou même à les pallier quelquefois par une forme fubtile 8c trompeufé
Cet art fi précieux de mettre dans les idées l’enchaînement convenable , 8c de faciliter
en conféquence le paffage de l’une à l’autre, fournit en quelque manieçe le moyen de rapprocher
jufqu’à un certain point les hommes qui paroiffent différer le plus. En effet , toutes
nos connoiffances fe réduifent primitivement à des fenfations, qui font à-peu-près les mêmes
ans tous les hommes ; & l’art de combiner & de rapprocher des idées direétes, n’ajoûte
proprement à ces mêmes idées qu’un arrangement plus ou moins ex a é t, & une énumération
qui peut être rendue plus ou moins fenfible aux autres. L’homme qui combine aifément
des idées ne différé guere de celui qui les combine avec peine , que comme celui qui juge
tout d’un coup d’un tableau en l’envifageant, différé de celui qui a befoin pour l’apprétier
qu’on lui en fade obferver fucceflivement toutes les parties: l’un & l’autre en jettant un premier
coup d’oeil, ont eu les mêmes fenfations, mais elles n’ont fait, pour ainfi dire, que gliffer
fur le fécond; & il n’eût fallu que l’arrêter 8c le fixer.plus long-tems fur chacune , pour l’amener
au même point où l’autre s’eft trouvé tout d’un coup. Par ce moyen, les idées réfléchies
du premier feroient devenues aufli à portée du fécond , que les idées direétes. Ainfi
Tome I. B
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