réfiftance & fans effort. Les connoiffances réfléchies font celles que l’efprit acquiert en
opérant fur les dire&es, en les unifiant & en les combinant.
Toutes nos connoiffances dire&es fe réduifënt à celles que nous recevons par les fens ;
doù il s’enfuit que c’eft à nos fenfations que nous devons toutes nos idées. C e principe des
premiers Philofophes a été long-tems regardé comme un axiome par les Scnolaftiques ;
pour qu’ils lui fiffent cet honneur, il fufiiioit qu’il fût ancien, & ils auroient défendu avec
la même chaleur les formes fubftantielles ou les qualités occultes. Aufli cette vérité fut-elle
traitée à la renaiflance de la Philofophie , comme les opinions abfurdes dont on auroit dû
la diftinguer ; on la profcrivit avec elles, parce que rien n’eft fi dangereux pour le v ra i,
& ne l’expofe tant à être méconnu , que l’alliage ou le voifinage de l’erreur. Le fyftème
des idées innées, féduifant à plufieurs égards , & plus frappant peut-être parce qu’il étoit
moins connu , a fuccédéà l’axiome des Scholaftiques ; & après-avoir-long-tems régné, il
conferve encore quelques partifans ; tant la vérité a de peine à reprendre là place , quand
les préjugés ou le fophifine l’en ont chaffée. Enfin depuis affez peu de tems on convient
prefque généralement que les Anciens avoient raifon ; & ce n’efl: pas la feule queftion fur
laquelle nous commençons à nous rapprocher d’eux.
Rien n’efl: plus inconteftable que l’exiftence de nos fenfations ; ainfi pour prouver qu’elles
font le principe de toutes nos connoiffances, il fuffit de démontrer qu’elles peuvent l’être
: car en bonne Philofophie, toute déduéfion qui a pour bafe des faits ou des vérités reconnues,
eft préférable à ce qui n’eft appuyé que fur des hypothèfes, même ingénieufes.
Pourquoi fuppofer que nous ayons d’avanCe-des notions purement intelle&uelles, fi nous
n’avons befoin pour les former que de réfléchir fur nos fenfations ? Le détail où nous allons
entrer fera voir que ces notions n’ont point en effet d’autre origine.
La première chofe que nos fenfations nous apprennent -, & qui même n’en eft pas distinguée
, c’eft notre exiftence ; d’où il s’enfuit que nos premières idées réfléchies doivent
tomber fur nous , c’eft-à-dire , fur ce principe penfant qui conftitue notre nature ,
& qui n’eft point différent de nous-mêmes. La fécondé connoiffance que nous devons à
nos fenfations, eft l’exiftence des objets extérieurs, parmi lefquels notre propre corps 'doit
être compris, puifqu’il nous e ft, pour ainfi dire, extérieur, même avant que nous ayons
démêlé la nature du principe qui penfe en nous. Ces objets innombrables produifent fur
nous un effet fi puiffant, fi continu, & qui nous unit tellement à e u x , qu’après un premier
inftant où nos idées réfléchies nous rappellent en nous-mêmes, nous -fouîmes forcés d’en
fbrtir par les fenfations qui nous affiégent de toutes parts, & qui nous arrachent à lafolitude
où nous réitérions fans elles. La multiplicité de ces fenfations , l’accord que nous remarquons
dans leur témoignagne, les nuances que nous y obfervons, les affections involontaires
qu’elles nous font éprouver, comparées avec la détermination volontaire qui préfide à nos
idées réfléchies, & qui rfopere que fur nos fenfations même ; tout cela forme en nous un
penchant infurmontable à affûrer 1 exiftence des objets auxquels nous rapportons ces fenfà-
tions, & qui nous paroiffent en être la caufe ; penchant que bien des Philofophes ont regardé
comme l’ouvrage d’un|Etre fupérieur > & comme l’argument le plus convainquant de
l’exiftence de ces objets. En effet, n’y ayant aucun rapport entre chaque fènfation & l’objet
qui l’occafionne, ou du moins auquel nous la rapportons, il ne paraît pas qu’on puiffe
trouver par le raifonnement de paflage poflible de l’un à l’autre : il n’y a qu’une efpece d’infi
ftinft, plus fur que la raifon même, qui puiffe nous forcer à franchir un fi grand intervalle;
&; cet inftinQ: eft fi v if en nous, que quand on fuppoferoit pour un moment qu’il fubfiftât ,
pendant que les objets extérieurs feroient anéantis , ces mêmes objets reproduits tout-à-
coup ne pourrpient augmenter fa^force. Jugeons donc fans balancer , que nos fenfations
ont en effet hors de noüs la caufe que nous leur fuppofons, puifque l’effet qui peutréfulter
de l’exiftence réelle de cette caufe ne fautoit différer en aucune maniéré de celui que nous
éprouvons; & n’imitons-point ées Philofophes dont parle Montagne, qui interrogés fur le
principe des actions humaines , cherchent encore s’il y a des hommes. Loin de vouloir
répandre des nuages fur üné vérité reconnue des Sceptiques mêmes lorfqu’ils ne difputent
p a s , laiffons aux Métaphysiciens éclairés le foin d’en développer le principe : c ’eft à eux
à déterminer, s’il eft poflible, quelle gradation obferve notre ame dans ce premier pas
qu’elle fait hors d’elle-même, pouffée, pour ainfi dire , & retenue tout à la fois par une
foule de perceptions, qui d-un côté l’entraînent vers les'objets extérieurs , & qui de l ’autre
n’appartenant proprement qu’à elle , femblent lui circonfcriré un èfpace étroit dont elles
ne lui permettent pas de'fërrir.
De tous les objets qui nous affe&ent par leur préfence , notre propre-corps eft celui
dont l’exiftence nous frappe le plus, parce qu’elle nous appartient plus intimement : mais
à peine fontons-nous l’exiftence de notre corps, qüe nous nous appercevons de l’attention
qu’il exige de nous pour écarter les dangers qui l’ènvironnent.Sujet à mille befoins,&fenfible
•au dernier point à l’a&ion des corps extérieurs , il feroit bien-tôt détruit, fi le foin de fa
confervation ne nous occupoit. Ce n’eft pas que tous les corps extérieurs nous faffent
éprouver des fenfations défagréables ; quelques-uns femblent nous dédommager par le
plaifir que leur a&ion nous procure. Mais tel eft le malheur de la condition humaine , que
la douleur eft en nous le fentiment le plus v if ; le plaifir nous touche moins qu’elle , & ne
fuffit prefque jamais pour nous en confoler. En vain quelques Philofophes foûtenoient, en
retenant leurs cris au milieu des fouffrances , que la douleur n’étoit point un mal : en vain
quelques autres plaçoient le bonheur fuprème dans la volupté, à laquelle ils ne laiffoient pas
de fe refufer par la crainte de fes fuites : tous auroient mieux connu notre nature , s’ils s’é-
toient contentés de borner à l’exemption de la douleur le fouverain bien de la vie préfente,
& de convenir que fans pouvoir atteindre à ce fouverain bien, il nous étoit feulement permis
d’en approcher plus ou moins, à proportion de nos foins & de notre vigilance. Des réflexions
fi naturelles frapperont infailliblement tout homme abandonné à lui-même, & libre de préjugés
, foit d’éducation, foit d’étude : elles feront la fuite de la première impreflion qu’il recevra
des objets ; & l’on peut les mettre au nombre de ces premiers mouvemens de l’ame,
précieux pour les vrais fages, & dignes d’être obfervés par eu x , mais négligés ou rejettés
par la Philofophie ordinaire , dont us démentent prefque toûjours les principes.
La néceflité de garantir notre propre corps de la douleur & de la deftru&ion , nous fait
examiner parmi les objets extérieurs , ceux qui peuvent nous être utiles ou nuifibles , pour
rechercher les uns & fuir les autres. Mais à peine commençons nous à parcourir ces objets,
que nous découvrons parmi eux un grand nombre d’êtres qui nous paroiffent entièrement
fèmblables à nous, c’eft-à-dire, dont la forme eft toute pareille à la nôtre, & qui , autant
que nous en pouvons juger au premier coup d’oe i l , femblent avoir les mêmes perceptions
que nous : tout nous porte donc à penfer qu’ils ont aufli les mêmes befoins que nous éprou-
. vons , & par conféquent le même intérêt de les fatisfaire ; d’où il réfulte que nous devons
trouver beaucoup d’avantage à nous unir avec eux pour démêler dans la nature ce qui
peut nous conferver ou nous nuire. La communication des idées eft le principe & le foûtien
de cette union, & demande néceffairement l’invention des lignes ; telle eft l’origine de la
formation des fociétés avec laquelle les langues ont dû naître.
C e commerce que tant de motifs puiffans nous engagent à former avec les autres hommes,
augmente bien-tôt l’étendue de nos idées , & nous en fait naître de très-nouvelles pour
nous , & de très-éloignées, félon toute apparence, de celles que nous aurions eues par
nous-mêmes fans un tel fecours. C ’eft aux Philofophes à juger fi cette communication
réciproque , jointe à la reffemblance que nous appercevons entre nos fenfations 6c celles
de nos femblables, ne contribue pas beaucoup à fortifier ce penchant invincible que nous
avons à fuppofer l’exiftence de tous les objets qui nous frappent. Pour me renfermer dans
mon fujet, je remarquerai feulement que l’agrément & l’avantage que nous trouvons dans un
pareil commerce , foit à faire part de nos idées aux autres hommes , foit à joindre les leurs
aux nôtres, doit nous porter à refferrer de plus en plus les liens de la fociété commencée ,
& à la rendre la plus utile pour nous qu’il eft poflible. Mais chaque membre de la fociété
cherchant ajnfi à augmenter pour lui-même l’utilité qu’il en retire, oc ayant à combattre dans
chacun des autres un empreffement égal au fien, tous ne peuvent avoir la même part aux
avantages, quoique tous y ayent le même droit. Un droit fi légitime eft donc bien-tôt enfreint
par ce droit barbare d’inégalité, appellé loi du plus fo r t, dont l’ufage femble nous confondre
avec les animaux, & dont il eft pourtant fi difficile de ne pas abufer. Ainfi la. force,
donnée par la nature à certains hommes, & qu’ils ne devraient fans doute employer qu’au
foûtien & à la proteêHon des foibles ,, eft au contraire l’origine de l ’oppreflion de ces derniers.
Mais plus l’oppreffion eft violente, plus ils la fouffrent impatiemment , parce qu’ils
fentent que rien de raifonnable n’a dû les y affujettir. De-là la notion de l’injufte , & par
conféquent du bien & du mal moral, dont tant de Philofophes ont cherché le principe, &
qüe le cri de la nature, qui retentit dans tout homme, fait.entendre chez les Peuples même
les plus fauvages. De-là aufli cette loi naturelle que nous trouvons au-dedans de nous, fource
des premières lois que les hommes ont dû former : fans lë fecours même de ces lois-elle eft
quelquefois affez forte, finon pour anéantir l’oppreflion , au moins pour la contenir dans
. certaines bornes. C ’eft ainfi que le mal que nous éprouvons par les vices de nos femblables,
produit en nous la connoiffance réfléchie des vertus oppofées à ces vices ; connoiffance pré-
. çieufe, dont une union & une égalité parfaites nous auraient peut-être privés.
Par l’idée acquife du jufte -& de l’injufte , & conféquemment çfe la nature morale des'
av io n s , nous femmes naturellement amenés à examiner quel eft en nous Je principe qui
. agit, o u , ce qui eft la même chofe, la. fubftance quiweut oc qui conçoit. Il ne faut pas approfondir
beaucoup la nature de notre (Corps & l’idée que nous en avons, pour reconnoître
qu’il ne fauroit être cette fubftance; , puifque les propriétés que nous obfervons dans la
Tome I. A i j ~