ver toujours en état de goûter les mêmes plaisirs 9
avec le même ménagement. La gaieté que le vin répand
dans l’ame a-t-elle de grands charmes pour lui?
il effayera les forces de fon tempérament, & il ob-
fervera jufqu’à quel degré il peut lbûtenir les délicieu-
fes vapeurs d ’un commencement d’ivreffe. En un mot
il fe formera un fyftème de tempérance voluptueufe,
qui puiffe étendre fur tous les jours de fa vie , des
plaifirs non interrompus. Son penchant favori le por-
te-t-il aux délices de l’amour ? il employera toutes
fortes de voies pour furprendre la fimplicité & pour
féduire l’innocence. Quelle raifon aura-t-il fur-tout
de refpeûer le facré lien du mariage ? Se fera-t-il un
fcrupule de dérober à un mari le coeur de fon épou-
f e , dont un contrat autorifé par les lois l’a mis feul en
poffeflion ? Nullement : fon intérêt veut qu’il fe réglé
plutôt fur les lois de fes defirs, & que profitant des
a^rémens du mariage, il en laiffe le fardeau au malheureux
époux.
Il eft aifé de voir par ce que je viens de dire,
qu’une conduite prudente , mais facile, fuffit pour
fe procurer fans rifque mille plaifirs, en manquant
à propos de candeur, de juftice, d’équité, de géné-
rofité, d’humanité, de reconnoiflànce, & de tout ce
qu’on refpefte fous l’idée de vertu. Qu’avec tout cet
enchaînement de commodités & de plaifirs, dont le
vice artificieufement conduit eft une fource intarif-
fable , on mette en parallèle tous les avantages qu’on
peut fe promettre d’une vertu qui fe trouve bornée
aux efpérancesde la vie préfente ; il eft évident que
le vice aura fur elle de grands avantages , & qu’il
influera beaucoup plus qu’elle fur le bonheur de chaque
homme en particulier. En effet, quoique la prudente
joiiiflance des plaifirs des fens puiffe s’allier jufqu’à
un certain degré avec la vertu même, combien
de fources de ces plaifirs n’eft-elle pas obligée de
fermer ? Combien d’ôccafions de les goûter ne fe
contraint - elle pas de négliger & d’écarter de fon
chemin ? Si elle fe trouve dans la profpérité & dans
l’abondance, j’avoue qu’elle y eft affez à fon aife. Il
eft certain pourtant que dans les mêmes circonftan-
c e s , le vice habilement mis en oeuvre a encore des
libertés infiniment plus grandes : mais l’appui des
biens.de la fortune manqué-t-il à la vertu ? rien n’eft
plus deftitué de reffources que cette trifte fageffe.
Il eft vrai que fi la maffe générale des hommes étoit
beaucoup plus éclairée & dévoilée à la fageffe, une
conduite régulière & vertueufe feroit un moyen de
parvenir à une vie douce & commode : mais il n’en
eft pas ainfi des hommes ; le v ice & l’ignorance l’emportent
, dans la fociété humaine, fur les lumières
& fur la fageffe. C’eft-là ce qui ferme le chemin de
la fortune aux gens de bien, & qui l’élargit pour une
efpece de fages vicieux. Un athée fe fent un amour
bilarre pour la v ertu, il s’aime pourtant : la baffeffe,
la pauvreté, le mépris, lui paroiffent des maux véritables
; le crédit, l’autorité, les richeffes, s’offrent à
fes defirs comme des biens dignes de fies recherches.
Suppofons qu’en achetant pour une fomme modique
la proteûion d’un grand feigneur, un homme puiffe
obtenir malgré les lois une charge propre à lui donner
un rang dans le monde , à le faire vivre dans
l’opulence, à établir & à foûtenir fa famille. Mais
peut-il fe réfoudre à employer un fi coupable moyen
de s’ affûrer un deftin brillant & commode ? Non : il
eft forcé de négliger un avantage fi confidérable, qui
fera faifi avec avidité par un nomme qui détache la
religion de la Vertu ; ou par un autre qui agiffant
par principes , fecoue en même tems le joug de la
religion.
Je ne donnerai point ici un détail étendu de fiem-
blables fituatiôns, dans lefquelles la vertu eft obligée
de rejetter des biens très-réels, que le vice adroitement
ménagé s’approprieroit fans peine & fans
danger ! maïs qu’il me foit permis de demander à uri
athée vertueux , par quel motif il fe réfoud à des fa-
crifïces fi triftes. Qu*eft-ce que la nature de fa vertu
lui peut fournir, qui fuffife pour le dédommager de
tant de pertes confidérables ? Eft-ce la certitude qu’il
fait fon devoir ? Mais je crois avoir démontré, que
fon devoir ne confifte qu’à bien ménager fes véritables
intérêts pendant une vie de peu de.durée. Il fert
donc une maîtreffe bien pauvre & bien ingrate, qui
ne paye fes fervices les plus pénibles, d’aucun véritable
avantage, &c qui pour prix du dévouement le
plus parfait, lui arrache les plus flatteufes occafions
d’étendre fur toute fa vie les plus doux plaifirs & les
plus vifs agrémens.
Si l'athée vertueux ne trouve pas dans la nature
de la vertu l’équivalent de tout ce qu’il facrifie à ce
qu’il confidere comme fon devoir, dû moins il le
trouvera , direz-vous , dans l’ombre de là vertu
dans lÿ réputation qui lui eft fi légitimement due*
Quoiqu’à plufieurs égards la réputation foit un bien
réel, & que l’amour qu’on a pour elle , foit raifon-
nable ; j’avouerai cependant que c’eft un bien foible
avantage, quand c’eft Tunique récompenfe qu’on attend
d’une ftérile vertu. Otez les plaifirs que la vanité
tire de la réputation, tout l’avantage qu’un athée
en peut efpérer, n’aboutit qu’à l’amitié, qu’aux ca-
reffes, & qu’aux fervices de ceux qui ont formé de
fon mérite des idées avantageufes. Mais qu’il ne s’y
trompe point : ces douceurs de la vie ne trouvent
pas une fource abondante dans la réputation qu’on
s’attire par la pratique d’une exaéte vertu. Dans le
monde fait comme il eft, la réputation la plus brillante
, la plus étendue, & la plus utile , s’accorde
moins à la vraié fageffe, qu’aux richeffes & qu’aux
dignités , qu’aux grands talens, qu’à la fupériorité
d’efprit, qu’à la profonde érudition. Que dis-je? un
homme de bien fe procure-t-il une eftime aufli vafte &
aufli avantageufe-, qu’un homme poli, complaifant,
badin, qu’un fin railleur, qu’un aimable étourdi,
qu’un agréable débauché ? Quelle utile réputation ,
par exemple, la plus parfaite vertu s’attire-t-elle,
lorfqu’elle a pour compagne la pauvreté & la baffeffe
? Quand par une efpece de miracle, elle perce
les ténèbres épaiffes qui l’accablent, fa lumière frappe
t-elle les yeux de la multitude? Echauffe-t-elle
les coeurs des hommes, & les attire-t-elle vers un
mérite fi digne d’admiration? Nullement. Ce pauvre
eft un homme de bien ; on fe contenue de lui rendre
cette juftice en très-peu de mots, & on le laiffe jouir
tranquillement des avantages foibles & peu enviés
qu’il peut tirer de fon foible & ftérile mérite. Il eft
vrai que ceux qui ont quelque vertu, préferveront
un tel homme de Taffreufe indigence ; ils le foûtien-
dront par de modiques bienfaits : mais lui donneront-
ils des marques éclatantes de leur eftime ? fe lieront
ils avec lui par les noeuds d’une amitié que la
vertu peut rendre féconde en plaifirs purs & folides ?
Ce font-là des phénomènes qui ne frappent guere nos
yeux. Vïrtus Laudatur & alget. On accorde à la vertu
quelques loiianges vagues ; & prefque toûjours on la
laiffe croupir dans la mifere. Si dans les triftes cir-
conftances oii elle fe trouve, elle cherche du fecours
dans fon propre fein; il faut que par des noeuds in-
diffolubles elle fe lie à la religion, qui feule peut lui
ouvrir une fource inépuifable de fatisfaftions vives
& pures.
Je vais plus loin. Je veux bien fuppofer lès hommes
affez fages pour accorder l’eftime la plus utile à
ce qui s’offre à leur elprit fous l ’idée de la vertu.
Mais cette idée eft-elle jufte & claire.chez la plûpart
des hommes ? Le contraire n’eft que trop certain. Le
grand nombre dont les fuffrages décident d’une re-
préfentation, ne voit les objets qu’à-travers fes paf-
fions & fes préjugés. Mille .fois le viceufurpe chez
ïuï les droits de la vertu ; mille fois la vertu la
plus pure s’offrant à fon efprit fous le faux jour dé
la prévention , prend une forme defagrèable &
trifte.
. La véritable vertu eft reflerréé dans des bornes
extrêmement étroites. Rien de plus déterminé & de
plus fixé qu’elle par les réglés que la raifon luipref-
crit. À droite & à gauche de fa route ainfi limitée, fe
découvre le vice. Par-là elle eft forcée de négliger
mille moyens de briller & de plaire, & de s’expofer à
paroître fouvent odieufe & méprifable. Elle met au
ïiombrede fes devoirs la douceur, la politeffe, la
complaifance ; mais ces moyens affûrés de gagner les
coeurs des hommes, font fubordonnés à la juftice ; ils
deviennent vicieux dès qu’ils s’échappent de l’empire
de cette vertu fouveraine, qui feule eft en droit
de mettre à nos aftions & à nos fentimens le fceau
de l’honnête.
Il n’en eft pas ainfi d’une fauïfe vertu : faite exprès
pour la parade & pour fervir le vice, ingénieux, qui
trouve fon intérêt à fe cacher fous ce voile impof-
teur, elle peut s’arroger une liberté infiniment plus
etendue, aucune réglé inaltérable ne la gêne. Elle eft
la maîtreffe devarier fes maximes & fa conduite félon
fes intérêts , & de tendre toûjours fans la moindre
contrainte vers les récompenfes que la gloire lui montre.
Il ne s’agit pas pour elle de mériter la réputation ,
mais de la gagner de quelque maniéré que ce foit.
Rien ne l’empêche de fe prêter aux foibleffes de l’efi
prit humain. Tout lui eft bon, pourvû qu’elle aille à
fes fins. Eft-il néceffaire pour y parvenir, de refpeûer
les erreurs populaires, de plier fa raifon aux Opinions
favorites de la mode, de changer avec elle de parti,
de fe prêter aux circonftances & aux préventions
publiques ? ces efforts ne lui coûtent rien, elle veut
être admirée ; & pourvû qu’elle réuffiffe, tous les
moyens lui font égaux.
Mais combien ces vérités deviennent-elles plus
fenfibles, Iorfqu’on fait attention que les richeffes &
les dignités procurent plus univerfellement Eeftime
populaire , que la vertu même ! II n’y a point d’infamie
qu’elles n’effacent & qu’elles ne couvrent.
Leur éclat tentera toûjours fortement un homme
que I on fuppofe fans autre principe que celui de la
.vanité, eh lui préfentant l’appât dateur de pouvoir
s ’enrichir aifément par fes injuftices fecretes; appât fi
attrayant, qu’en lui donnant les moyens de gagner
l ’eftime extérieure du public, il lui procure en même
tems la facilité de fatisfaire fes autres pallions, & légitime
pour ainfi dire les manoeuvres fecretes, dont
la découverte incertaine ne peut jamais produire
qu’un effet paffager, promptement oublié, & toûjours
réparé par l’éclat des richeffes. Car qui ne fait
que le commun des hommes ( & c’eft ice dont il eft
uniquement queftion dans cette controverfe) fe laiffe
tyrannifer par l’opinion ou l’eftime populaire? &
qui ignore que l’eftime populaire eft inféparable-
ment attachée aux richeffes & au pouvoir ? Il eft
vrai qu’une claffe peu nombreufe de perfonnes que
leurs vertus & leurs lumières tirent de la foule, ofe-
ront lui marquer tout le mépris dont il eft digne ;
mais il fuit noblement fes principes, l’idée qu’elles
auront de fon caraftere ne troublera ni fon repos ni
. fes plaifirs : ce font de petits génies, indignes de foh
attention. D ’ailleurs le mépris de ce petit nombre
de fages & de vertueux peuvent-ils balancer les ref-
, pefts & les foûmiflîons dont il fera environné, les
marques extérieures d’un.e eftime véritable que la
j multitude lui prodiguera ? Il arrivera même qu’un
ufage un peu généreux qu’il fera de fes thréfors mal
acquis , les lui fera adjuger par le vulgaire , & fur-
tout par ceux avec qui il partagera le revenu dé fes
fourberiës.
Après bien des détours, M. Bayle éft comme forcé
Tome I\
de convenir que Yathéifme tend par fa nature à la
deftruélion de la fociété ; mais à chaque pas qu’il ce*
d e , il fe fait un nouveau retranchement. II prétend
donc qu’encore que les principes de Yathéifme p iaffent
tendre au boüleverfement de la fociété * ils né
la ruineroient cependant pas, parce que les hommes
n’agiffent pas conféquemment à leurs principes , ÔC
ne règlent pas leur vie fur leurs opinions. Il avoué
que la chofe eft étrange ; mais il foûtient qu’elle n’eit
eft pas moins vraie, & il en appelle pour le fait aux
obfervations du genre humain. « Si cela n’etoit pas ,
» dit-il, comment feroit-il poflible que les Chrétiens,
» qui connoiffent fi clairement par une révélation
» foutenue de tant de miracles , qu’il faut renoncer
» au vice pour être éternellement heureux & pour
» n’être pas éternellement malheureux ; qui ont tant
» d excellens prédicateurs, tant de dire&eurs de conf-
» cience, tant de livres de dévotion ; comment fe-
» roit-il poflible parmi tout cela qiie les Chrétiens
» vécuffent, comme ils font, dans les plus énormes
» déréglemens du vice » ? Dans un autre endroit, en
parlant de ce contrafte , voici ce qu’il dit : « Cicé-
» ron Ta remarqué à l’égard de plufieurs Epicuriens
» qui étoient bons amis, honnêtes gens , & d’uné
» conduite accommodée , non pas aux defirs de la
» volupté, mais aux réglés de la raifon ». Ils vivent
mieux, dit-il, qu’ils ne parlent • au lieu que les autres
parlent mieux qu’ils ne vivent. On a fait une femblablô
remarque fur la conduite des Stoïciens : leurs principes
étoient que toutes chofes arrivent par une fatalité
fi inévitable, que D ieu lui-même ne peut ni n’a
jamais pû l’éviter. « Naturellement cela devoit les
» conduire à ne s’exciter à rien , à n’ufer jamais ni
» d’exhortations, ni de menaces ~ ni de cenfures, ni
» de promefles ; cependant il n’y a jamais eu de phi-
» lofophes qui fefoient fer vis de tout cela plus qu’eux*'
» & toute leur conduite faifoit voir qu’ils fe croyoient
. » entièrement les maîtres de leur deftinée«. De ces
différens exemples M. Bayle conclut que la religion
n’eft point aufli utile pour réprimer le v ice qu’on lè
prétend, & que Yathéifme ne caufe point le mal qué
l’on s’imagine, par l’encouragement qu’il donne à
la pratique du vice , puifque de part & d’autre on
agit d’une maniéré contraire aux principes que Ton
fait profeflïon de croire. I l feroit infini, ajoûte-t-il,
de parcourir toutes les bifarreries de l’homme ; c’èfi un
monftre plus monftrueux que les centaures & la chimère,
de la fable.
A entendre M. Bayle, Ton feroit tenté de fuppofer
avec lui quelqu’obfcurité myftérieufe dans ünè
conduite fi extraordinaire , & dè croire qu’il y au-
roit dans l’homme quelque principe bifarre qui lé
difpoferoit, fans favoir comment, à agir contre fes
opinions, quelles qu’elles fuffent. C ’eft ce qu’il doit
néceffairement fuppofer, ou ce qu’il dit ne prouvé
rien de ce qq’il veut prouver. Mais fi ce principe
quel qu’il foit, loin de porter l’hommë à agir constamment
d’une maniéré contraire à fa créance , lé
pouffe quelquefois avec violence à agir conformément
à fes opinions ; ce principe ne favôrifè en riert
l’argument de M. Bayle. S i, même après y avoir peil-
f é , Ton trouve que ce principe fi myftériëux & fi bifarre
n’eft autre chofe que les paflïorts irrégiiliereS
& les defirs dépravés de l’homme, alors bien loin dé
favorifer l’argument de M. Bayle, il eft direfteirténÉ
oppofé à ce qu’il foûtient : or c’eft-là lé Cas, & heu-
reufement M. Bayle ne fàiiroit s’empêcher d’en faire
l’aveu ; car quoiqu’il affefte communément de donner
à là perverfité de la conduite dés hommes en cé
point, un air d’incompréhenfibilité, pour cachet le
fophifme de fôn argument, cependant lorfqu’il n’eft
plus fur fes gardes il avoue & déclare naturellement
lès raifons d’une conduite fi extràordinairei
« L’idée générale, d i t - il, veut qu’un homme qui
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