cufe. En effet, au-travers de toutes les erreurs qui lui
font échappées faute d’expérience, 6c de quelques-
unes des découvertes que le hafard a préfentées aux
modernes, on s’apperçoit qu’il fuit affez le fil de la
nature, 6c qu’il devine des chofes qui certainement
lui dévoient être inconnues. Par exemple, il détaille
avec beaucoup d’adreffe tout ce qui regarde les météores
aqueux, comme la pluie, la neige, la grêle,
la rofée, &c. il donne une explication très-ingénieufe
de l’arc-en-ciel, 6c qui au fond ne s’éloigne pas trop
de celle de Defcartes ; il définit le vent un courant
d’a ir , 6c il fait voir que fa direction dépend d’une infinité
de caufes étrangères 6c peu connues ; ce qui
empêche, dit-il, d ’en donner un fyftème général.
On peut rapporter à la phyfique particulière ce
que ce philofopne a publié fur l’hiftoire des animaux.
Voici le jugement avantageux qu’en a porté M. de
Buffon dans fon premier difcours de l’Hiftoire naturelle
: « L’hiftoire des animaux d’Ariftote eft peut-
» être encore aujourd’hui ce que nous avons de mieux
» fait en ce genre ; & il feroit à defirer qu’il nous eût
» laiffé quelque chofe d’auffi complet fur les végé-
» taux & fur les minéraux : mais les deux livres de
» plantes que quelques - uns lui attribuent, ne ref-
» femblent point à cet ouvrage, & ne font pas en
» effet de lui. f^oy. le comment, de Scaliger. Il eft vrai
» que la Botanique n’étoit pas fort en honneur de
» (on tems : les Grecs 6c les Romains mêmes ne la
» regardoient pas comme une fcience qui dût exifter
» par elle-même, & qui dût faire un objet à part ;
» ils ne la confidéroient que relativement à l’Agri-
» culture, au Jardinage, à la Medecine & aux Arts.
« Et quoique Théophrafte, difciple d’Ariftote, con-
» nût plus de cinq cens genres de plantes, 6c que
» Pline en cite plus de mille, ils n’en parlent que
» pour nous en apprendre la culture, ou pour nous
» dire que les unes entrent dans la compofition des
» drogues; que les autres font d’ufage pour les Arts ;
» que d’autres fervent à orner nos jardins, &c. en un
» mot ils ne les confiderent que par l’utilité qu’on en
» peut tirer, 6c ils ne fe font pas attachés à les dé-
» crire exactement.
» L’hiftoire des animaux leur étoit mieux connue
' » que celle des plantes; Alexandre donna des or-
»dres, & fit des dépenfes très-confidérables pour
» raffembler des animaux 6c en faire venir de tous
» les pays, 6c il mit Ariftote en état de les bien obfer-
» ver. Il paroît par fon ouvrage, qu’il les connoiffoit
» peut-être mieux, & fous des vûes plus générales,
» qu’on ne les connoît aujourd’hui. Enfin, quoique
» les modernes ayent ajoûté leurs découvertes à cel-
» les des anciens, je ne vois pas que nous ayons fur
» l’hiftoire naturelle beaucoup d’ouvrages modernes
» qu’on puiffe mettre au-deffus de ceux d’Ariftote
» & de Pline. Mais comme la prévention naturelle
» qu’on a pour fon fiecle, pourroit perfuader que ce
» que je viens de dire eft avancé témérairement, je
» vais faire en peu de mots l’expofition du plan de
» l’ouvrage d’Ariftote.
» Ariftote commence fon hiftoire des animaux par
»> établir des différences & des reffemblances géné-
» raies entre les différens genres d’animaux, au lieu
» de les divifer par de petits carafteres particuliers,
» comme l’ont fait les modernes. Il rapporte hiftori-
» quement tous les faits & toutes les obfervations
»qui portent fur des rapports généraux, 6c fur des
» caraCteres fenfibles. Il tire ces caraCteres de la for-
» m e, de la couleur, de la grandeur, & de toutes
»les qualités extérieures de l’animal entier, & auffi
»' du nombre & de la pofition de fes parties, de la
» grandeur, du mouvement, de la forme de fes mera-
» bres ; des rapports femblables ou différens qui fe
» trouvent dans ces mêmes parties comparées ; &
» il donne par-tout des exemples pour fe faire mieux
» entendre. Il confidere aufli les différences des anî-
» maux par leur façon de v iv re , leurs aCtions, leurs
» moeurs, leurs habitations, &c. il parle des parties
» qui font communes 6c effentielles aux animaux
» 6c de celles qui peuvent manquer & qui manquent
» en effet à plufieurs efpeces d’animaux. Le fens du
» toucher, dit-il, eft la feule chofe qu’on doive re-
» garder comme néceffaire, & qui ne doit manquer
» à aucun animal : 6c comme ce fens eft commun à
» tous les animaux, il n’eft pas poffible de donner un
» nom à la partie de leur corps, dans laquelle réfide
» la faculté de fentir. Les parties les plus effentielles
» font celles par lefquelles l’animal prend fa nourri-
» ture ; celles qui reçoivent 6c digèrent cette nour-
» riture, & celles par où il rend le fuperflu. Il exa-
» mine enfuite les variétés de la génération des ani-
» maux ; celles de leurs membres, & des différen-
» tes parties qui fervent à leurs fondions naturelles.
» Ces obfervations générales & préliminaires font
» un tableau dont toutes les parties font intéreffan-
» tes : & ce grand philofophe dit aufli, qu’il les a
» préfentées fous cet afpeCt, pour donner un avant-
» goût de ce qui doit fuivre, & faire naître l’atten-
» tion qu’exige l’hiftoire particulière de chaque ani-
•» mal, ou plûtôt de chaque chofe.
» Il commence par l’homme, & il le décrit le
»premier, plûtôt parce qu’il eft l’animal le mieux
» connu, que parce qu’il eft le plus parfait ; 6c pour
» rendre fa defeription moins feche 6c plus piquante,
» il tâche de tirer des connoiffances morales en par-
» courant les rapports phyfiques du corps humain ,
» & il indique les caraCteres des hommes par les traits
» de leur vifage. Se bien connoître en phyfiono-
» mie, feroit en effet une fcience bien utile à celui
» qui l’auroit acquife : mais peut-on la tirer de l’tiif-
» toire naturelle ? Il décrit donc l’homme par toutes
» les parties extérieures & intérieures ; 6c cette def-
» cription eft la feule qui foit entière : au lieu de dé-
» crire chaque animal en particulier, il les fait con-
» noître tous par les rapports que toutes les parties
» de leur corps ont avec celles du corps de l’hom-
» me. Lorfqu’il décrit, par exemple, la tête humai-
» ne, il compare avec elle la tête de toutes les efpe-
» ces d’animaux. Il en eft de même de toutes les au-
» très parties. A la defeription du poumon de l’hom-
» me, il rapporte hiftoriquement tout ce'qu’on fâ-
» voit des poumons des animaux; 6c il fait l’hiftoire
» de ceux qui en manquent. A l ’occafion des parties
» de la génération, il rapporte toutes les variétés
» des animaux dans la maniéré de s’accoupler, d’ên-
» gendrer, déporter, & d’accoucher. A l’occafion du
» 1a ng, il fait l’hiftoire des animaux qui en font pri-
» vés ; & fuivant ainfi ce plan de comparaifon dans
» lequel, comme l’on voit, l’homme fert de modèle,
» & ne donnant que les différences qu’il y a des ani-
» maux à l’homme, & de chaque partie des animaux
» à chaque partie de l’homme ,*il retranche à deffein
» toute defeription particulière ; il évite par-là toute
» répétition ; il accumule les faits, & il n’écrit pas
» un mot qui foit inutile : auffi a-t-il compris dans
» un petit volume un nombre infini de différens faits ;
» & je ne crois pas qu’il foit poffible de réduire à de
» moindres termes tout ce qu’il avoit à dire fur cette
» matière, qui paçoît fi peu fufceptible de cette pré-
» cifion, qu’il falloit un génie comme le fien pour y
» conferver en même tems de l’ordre & de la net-
» teté. Cet ouvrage d’Ariftote s’eft préfenté à mes
» yeux comme une table de matières qu’on auroit
» extraites avec le plus grand foin de plufieurs mil-
»liers de volumes remplis de deferiptions & d’ob-
» fervations de toute efpece : c’eft l’abrégé le plus
» favant qui ait jamais été fait, fi la fcience eft en
» effet l’hiftoire des faits ; & quand même on fuppo-
» feroit qu’Ariftote auroit tiré de tous les livres de
» foh tems ce qü’il a mis dans le fien, le plan de l’otl-
» vrage, fa distribution, le choix des exemples* lâ
» jufteffe des comparaifons, une certaine tournure
» dans les idées, que j’appellerois volontiers le tara-
» ctere philofophique , ne laiffent pas douter un inftant
» qu’il ne fût lui-même beaucoup.plus riche que ceux
» dont il auroit emprunté ».
Voici de nouveaux dogmes. Nous avons vu que la
matière qui compofe tous les corps eft foncièrement
la même, félon Ariftote, & qu’elle ne doit toutes les
formes qu’elle prend fucceflivement, qu’à la différente
combinaifon de fes parties.il s’eft contente d’en
tirer quatre élémens, le feu, l’air, l’eau 6c la terre,
quoiqu’il lui fût libre d’en tirer bien davantage. Il a
crû apparemment qu’ils fuffifoient pour former ce
que nous voyons. La beauté des cieux lui fit pourtant
foupçonner qu’ils pouvoient bien être compofés de
quelque chofe de plus beau. Il en forma une quintef-
lènce pour en conftruire les cieux : c’eft de tout tems
que les Philofophes font en poffeffion de croire que
quand ils ont inventé un nouveau mot, ils ont découvert
une nouvelle chofe, & que ce qu’ils arrangent
nettement dans leur penfée, doit tout de fuite fe trouver
tel dans la nature ; mais ni l’autorité d’Ariftote
6c des autres philofophes,, ni la netteté de leurs idées,
ni la prétendue évidence de leurs raifonnemens, ne
nous gararttiffent rien de réel. La nature peut être
toute différente. Quoi qu’il en foit de cette réflexion,
Ariftote croyoit qu’il n’y avoit dans cet univers que
cinq efpeces de corps : les premiers qui font la matière
qui forment tous les corps céleftes, fe meuvent
circulairement ; 6c les quatre autres dont font compofés
tous les corps fublunaires, ont Un mouvement
en ligne droite. La cinquième effence n’a nilegereté,
nfpefanteur; elle eft incorruptible & éternelle; elle
fuit toûjours un mouvement égal 6c uniforme : au
lieu que des quatre élémens les deux premiers font
pefans, & les deux autres légers. Les deux premiers
defeendent en-bas, 6c font pouffés vers le centre ; les
deux autres tendent en-haut, & vont fe ranger à la
circonférence. Quoique leurs places foient ainfi.pré-
cifes 6c marquées de droit, ils peuvent cependant en
changer, & en changent effectivement ; ce qui vient
de l’extrême facilité qu’ils ont de fe transformer les
uns dans les autres, & de fe communiquer leurs mou-
vemens.
Cela fuppofé, Ariftote aflure que tout l’univers
n’eft point egalement gouverné par Dieu, quoiqu’il
foit la caufe générale de tout. Les corps céleftes, ce
qui eft compofé de la cinquième effence , méritent
fes foins & fon attention : mais il ne fe mêle point
de ce qui eft au-deffoùs de la lune, de ce qui a rapport
aux quatre élémens. Toute la terre échappe à fa
providence. Ariftote, dit Diogene Laerce, croyoit
que la puiffance divine régloit lés chofes céleftes, &
que celles de la terre fe gouvernoient par une efpece
de fympathie avec le ciel. En fuivant le même rai-
fonnement, on prouve d’après Ariftote que l’ame eft
mortelle. En effet, Dieu n’étant point témoin de fa
conduite, ne peut ni la punir, ni la récompenfer ;
s’il le faifoit, ce feroit par caprice & fans aucune con-
noiffance. D’ailleurs Dieu ne veut point fe mêler des
aérions des hommes ; s’il s’en mêloit, il les prévoi-
roit : l’homme ne feroit point libre ; fi l ’homme n’étoit
point libre, tout feroit bien arrangé fur la terre.
Or tout ce qui fe fait ici-bas eft plein de changemens
6c de variations, de defaftres & de maux ; donc l’homme
fe détermine par lui-même, 6c Dieu n’a aucun
pouvoir fur lui. Une autre raifon qui faifoit nier à
Ariftote l’immortalité de l’ame, c’eft l’opinion où il
étoit avec tous les autres Philofophes, que notre ame
étoit une portion de la divinité dont elle avoit été
détachée ; & qu’après un certain nombre de révolutions
dans différens corps, elle alloit s’y réjoindre 6c Tome /.
s y abyrmer', ainfi qu’une goutte d’eau va fs té unir à
1 Océan, quand le vafe qui la contenoit vient'à fe bri*
fer. Cette éternité qu’ils attribuoient à l ’amé, étoit
precifement ce qui détruifoit fon immortalité. Voye^
P article A m e , où nous avons développé plus au long
cette idée des anciens philofophes grecs. .
Les fauffes idées qu’Ariftote s’étoit faites fur le
mouvement, l ’avoient conduit à croire l’éternité du
monde. Le mouvement, difoit-il, doit être éternel*
ainfi le ciel ou le monde dans lequel eft le mouvement*
doit être éternel. En voici la preuve.S’ily a eu un pré-
mier mouvement, comme tout mouvement fu’ppofe
un mobile, il faut abfolument que ce mobile foit engendré
ou éternel, mais pourtant en repos, à caufe de
quelque empêchement. Or de quelque façon que cela
foit,il s ’enfuit une abfurdité;car fi ce premier mobile
eft engendré, il l’eft donc par le mouvement, lequel
par confequent fera antérieur au premier ; 6c s’il a été
en repos éternellement, l’obftacle n’a pû être ôté fans
le mouvement, lequel derechef aura été antérieur au
premier. A cette raifon Ariftote en ajoûte plufieurs autres
pour prouver l’éternité du monde.il foûtenoit que
Dieu 6c la nature ne feroient pas toûjours ce qu’il y a
de meilleur, fi l’univers n’étoit éternel, puifqueDieu
ayant jugé de tout tems que l’arrangement du monde
étoit un bien, il auroit différé de le produire pendant
toute l’éternité antérieure.Voici encore un de fes ar-
gumens fur le même fujet : fi le monde a été créé, il
peut être détruit ; car tout ce qui a eu un commencement
doit avoir une fin. Le monde eft incorruptible 6c
inaltérable ; donc il eft éternel. Voici la preuve que le
monde eft incorruptible: file monde peut être détruit,
ce doit être naturellement par celui qui l’a créé : mais
il n’en a point le pouvoir ; ce qu’Ariftote prouve ainfi*
Si l’on fuppofe que Dieu a la puiffance de détruire le
monde,il faut fa voir alors fi le monde étoit parfait;s’il
ne!’étoitpas,Dieu n’avoitpûle créer,puifqu’une caufe
parfaite ne peut rien produire d’imparfait, 6c qu’il
faiidroit pour cela que Dieu fût défectueux; ce qui eft
abfurde : fi le monde au contraire eft parfait, Dieu ne
peut le détruire ; parce que la méchanceté eft contraire
à fon effence, 6c que c’eft le propre de celle
d’un être mauvais de vouloir nuire aux bonnes chofes*
On peut juger maintenant de la doétrine d’Ariftote
fur la divinité; c’eft à tort que quelques-uns l’ont
accufé d’athéifme, pour avoir cru le monde éternel ;
car autrement il faudroit faire le même reproche à
prefque tous les anciens philofophes, qui étoient in-
feCtés de la même erreur. Ariftote étoit fi éloigné de
l’athéifme, qu’il nous repréfente Dieu comme un
être intelligent 6c immatériel ; le premier moteur de
toutes chofes, qui ne peut être mû lui-même. Il décide
même en termes formels, que fi dans l’univers ,
il n’y avoit que de la matière, le monde fe trouveroit
fans caufe premiefe & originale, & que par confé-
quent il faudroit admettre un progrès de caufes à l’infini
; abfurdité qu’il réfute lui-même. Si l’on me demande
ce que je penfe de la création d’Ariftote , je
répondrai qu’il en a admis une, même par rapport à
la matière, qu’il croyoit avoir été produite. Il diffé-
roit de Platon fon maître, en ce qu’il croyoit le monde
une émanation naturelle 6c impétueule de la divinité
, à-peu-près comme la lumière eft une émanation
du foleil : au lieu que, félon Platon, le monde
étoit une émanation éternelle & néceffaire, mais volontaire
6c réfléchie d’une caufe toute fage & toute
puiffante. L’une 6c l’autre création, comme on voit,
emporte avec foi l’éternité du monde, & eft bien différente
de celle de Moyfe,où Dieu eft fi libreparrap-
port à la production du monde, qu’il auroit pû le lau-
ler éternellement dans le néant.
Mais fi Ariftote n’eft pas athée en ce fens qu’il attaque
directement & comme de front la divinité, 6c
. qu’il n’en reconnoiffe point d’autre que cet univers -
O 0 o 0 ij