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On m’apprit dans la fuite la différence qu’il y a
entre ces trois fortes de noms; ce qu’il eft important
d’obferver 6c de bien comprendre , par rapport au
fujet principal dont nous avons à parler.
i°. Le nom propre, c’eft le nom qui n’eft dit que
d’un être particulier, du moins dans la fphere où cet
être fe trouve ; ainfi Louis, Mûrie, font des noms propres
, qui, dans les lieux où l’on en connoît la defli-
nation, ne désignent que telle ou telle perfonne, 6c
non une fortè ou efpece de perfonnes.
Les objets particuliers auxquels on donne ces fortes
de noms font appelles des individus, c’eft-à-dire
que chacun d’eux ne fauroit etre divife en un autre
lui-même fans ceffer d’être ce qu’il eft ; ce diamant,
fi vous le divifez, ne fera plus ce diamant ; l’idée qui
le repréfente ne vous offre que lui & n’en renferme
pas d’autres qui lui foient fubordonnés, de la même
maniéré que médor eft fubordonné à chien, 6c çliien à
. animal.
2°. Les noms d’efpece, ce font des noms qui conviennent
à tous les individus qui ont entr’eux certaines
qualités communes ; ainfi chien eft un nom d’efpece
, parce qu’il convient à tous les chiens particuliers,
dont chacun eft un individu, femblable en certains
points eflentiels à tous les autres individus, qui,
à caufe de cette reffemblance, font dits être de même
efpece & ont entr’eux un nom commun, chien.I
3°. Il y a une troifieme forte de noms qu’il a plu
aux maîtres de l’art d’appeller noms de genre , c’eft-à-
dire noms plus généraux, plus étendus encore que
les fimples noms d’efpece ; ce font ceux qui font
communs à chaque individu de toutes les efpeces
fubordonnées à ce genre ; par exemple , animal fe
dit du chien, du cheval, du lion , du cerf, 6c de tous
les individus particuliers qui vivent, qui peuvent fe
tranfporter par eux-mêmes d’un lieu en un autre,
qui ont des organes , dont la liaifon 6c lés rapports
forment un enlemble. Ainfi l’on dit ce chien eft un
animal bien attaché à fon maître, ce lion eft un animal
féroce, &c. Animal eft donc un nom de genre,
puifqu’il eft commun à chaque individu de toutes
les différentes efpeces d’animaux.
Mais ne pourrois-jé pas dire que l'animal eft un
être, une fubjlance, c’ eft-à-dire une chofe qui exifte ?
Oui fans doute, tout animal eft un être. Et que deviendra
alors le nom d'animal, fera-t-il encore un
nom de genre? Il fera toûjours un nom de genre par
rapport aux différentes efpeces d’animaux, puifque
chaque individu de chacune de ces efpeces n’en fera
pas moins appelle animal. Mais en même tems animal
fera un nom d’efpece fubordonné à être, qui eft
le genre fuprème ; car dans l’ordre métaphyfique ,
(& il ne s’agit ici que de cet ordre-là) être fe dit de
tout ce qui exifte 6c de tout ce que l’on peut confi-
dérér comme exiftant, & n’eft fubordonné à aucune
claffe fupérieure. Ainfi on dira fort bien qu’il y a
différentes efpeces üêtres corporels : premièrement
les animaux, & voilà animal devenu nom d’efpece.:
en fécond lieu il y a les corps infenfibles 6c inanimés
, & voilà une autre efpece de Yêtre.
Remarquez que les efpeces fubordonnées à leur
genre, font diftinguées les unes des autres par quelque
propriété effentielle ; ainfi l’efpece humaine eft
diftinguée de l’efpece des brutes par la raifon & par
la conformation; les plumes & les ailes diftinguent
les oifeaux des autres animaux, &c.
Chaque efpece a donc un cara&ere propre qui la
diftingue d’une autre efpece, comme chaque individu
a Ion fuppôt particulier incommunicable à tout
autre. ..
Ce carafterc diftin&if, ce motif, cettè raifon qui
nous a donné lieu de nous former ces divers.noms
.d’efpece ; eft ce qu’on appelle la différence.
On peut remonter clé l’individu jùfqu’au genre fu-
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prènie, médor, chien, animal, être; c’eft.la méthode
par laquelle.la natitte nous inftruit ; car elle ne nous
montre d’abord que des êtres particuliers.
Mais lorfque par l'ufage de la vie on a acquis une
fuffifante provifion d’idées particulières, & que ces
idées nous ont donné lieu d’en former d’abftraites 6c
de générales, alors comme l’on s’entend foi-même,
on peut fe faire un ordre félon lequel on defcend du
plus général au moins général, fuiyant les différences
que l’on obferve dans les divers individus, compris
dans les idées générales. Ainfi en commençant
par l’idée générale de l’être ou de la fubftance, j’ob-
ferve que je puis dire de chaque être particulier qu’il
exifte : enfuite les différentes maniérés d’exifter de
ces êtres, leurs différentes propriétés , me donnent
lieu de placer au-deffous de l’être autant de clafles
ou efpeces différentes que j’obferve de propriétés
communes feulement entre certains objets., 6c qui
ne fe trouvent point dans les autres : par exemple ,
entre les êtres j’en vois qui vivent, qui ont des fen-
fations, &c. .j’en fais une claffe particulière que je
place d’un côté fous être 8c que j’appelle animaux;
6c de l’autre côté je place les êtres inanimés; enforte
que ce mot être ou fubjlance eft comme le chef d’un
arbre généalogique dont animaux 6c êtres inanimés
font comme les defcendans placés au-deffous, les
uns à droite 6c les autres à gauche.
Enfuite fous animaux je fais autant de claffes par- ■
ticulieres , que j’ai obfervé de différences entre les
animaux ; les uns marchent, les autres volent, d’au-,
très rampent ; les uns vivent fur la terre 6c mour-
roient dans l’eau ; les autres au contraire vivent dans ’
l’eau 8c mourroient fur la terre.
J’en fais autant à l’égard des êtres inanimés ; je fais
une claffe des végétaux, une autre des minéraux ;
chacune de ces claffes en a d’autres fous elle, on les
appelle les efpeces inférieures, dont enfin les dernieres
ne comprennent plus que leurs individus, 8c n’ont
point d’autres efpeces fous elles.
Mais remarquez bien que tous ces noms, genre f
efpece, différence, ne font que des termes métaphyfi-
ques, tels que les noms abftraits humanité, bonté, 8c
une infinité d’autres qui ne marquent que des confi-
dérations particulières de notre efprit, fans qu’il y
ait hors de nous d’objet réel qui foit ou efpece, ou
genre, ou humanité, 8cc.
L’ufage où nous fommes tous les jours de donner
des noms aux objets des idées qui nous repréfentent
des êtres réels, nous a porté à en dpnner aufli par
imitation aux objets métaphyfiques des idées abf--
traites dont nous avons connoiffance : ainfi nous en
parlons comme nous faifons des objets réels ; enfprtë
que l’ordre métaphyfique a aufli fes noms d’efpçces
6c fés noms d’individus : cette vérité, cette vertu, ce
vice, voilà des mots pris par imitation dans un fens
individuel.
L'imagination, l ’idée, le vice, la vertu, la vie.; là
mort, la maladie, la fanté, la fievre , la peur, le courage,
la forceÿ l ’être, le néant, la privation, ôcc. ce
font-là encore des noms d’individus métaphyfiques,
c’eft-à-dire qu’il n’y a point hors de notre efprit un
objet réel qui foit le vice, la mort, la maladie, la fanté,
la peur, ôcc. cependant nous en parlons par imitation
8c par analogie, comme nous parlons dès individus
phyfiques.
C ’eft le befoin de faire connoître aux autres les
objets finguliers de nos idées, 6c certaines vues ou
maniérés particulières de confidérer ces objets, foit
réels, foit abftraits ou métaphyfiques $ c’eft ce befoin
, dis-je, qui,.au défaut des noms propres pour
chaque idée particulière, nous a donné lieu d’inventer,
d’un côté les noms d’efpece, 6c de l’autre
les adjeffifs piépofitifs, qui en font des applications
individuelles. Les objets particuliers dont nous voii- " - .. .... -- •- .JoÀ;
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Ions parler, 6c qui n’ont pas de noms propres, fe,
trouvent confondus avec tous les autres individus de
leur efpece. Le nom de cette efpece leur convient
également à fous : chacun de ces êtres innombrables
qui nage dans la vafte mer, eft également appelle
poiffon : ainfi le nom à?efpece tout feur, 8c par lui-
même , n’a qu’une valeur indéfinie, c’eft-à-dire une
valeur applicable qui n’eft adoptée à aucun objet
particulier ; comme quand on dit vrai,bon, btau, fanS
joindre ces adje&ifs à quelque être réel ou à quelque
être métaphyfique. Ce font les prénoms qui, de con-
.cert avec les autres mots de la phrafe , tirent 1 objet
particulier dont on parle , de l’in détermination du
nom d’efpece, 6c en font ainfi une forte de nom propre.
Par exemple, fi l’aftre qui nous éclairé n avoit
pas fon nom propre foleil, 8c que nous euffions a en
parler, nous prendrions d’abord le nom d’efpece afin
; enfuite nous nous fervirions du prépofitif qui con-
.viendroit pour Çaire connoître que nous ne voulons
parler que d’un individu de l’efpece d’aflrt; ainfi nous
dirons cet afin , ou l ’afire , après quoi nous aurions
recours aux mots qui nous paroîtroient les plus propres
à déterminer fingulierement cet individu d’afin;
nous dirons donc cet afire qui nous éclaire ; l ’afire pere
du jour ; L'ame de la nature, 6cc. Autre exemple : livre
eft un nom d’efpece dont la valeur n’eft point appliquée
: mais fi je dis, mon livre , ce livre, le livre que je
viens d’acheter , liber ille , on conçoit d’abord par les
prénoms ou prépofitifs, mon, e t, le , 8c enfuite par
les adjoints ou mots ajoûtés, qüe je parle d’un tel livre
, d’un tel individu de l’efpece de livre. Obfervez
que lorfque nous avons à appliquer quelque qualification
à des individus d’une efpece ; ou nous voulons
faire cette application, r°» à tous les individus
de cette efpece ; 2°. ou feulement à quelques-uns que
nous ne voulons, ou que nous ne pouvons pas déterminer
; 3°. ou enfin à un feul que nous voulons faire
-connoître fingulierement. Ce font ces trois fortes de
vûes de l’efprit que les Logiciens appellent l ’étendue
de la prépojîtion.
1 out difeours eft compofé de divers fens particuliers
énoncés par des aflèmblages de mots qui forment
des propofitions , 6c les propofitions font des
périodes : or toute propofition a , x°. ou une étendue
univertelle ; c’eft le premier cas dont nous avons
parlé : 2°. ou une étendue particulière ; c’eft le fécond
cas : 30. ou enfin une étendue finguliere ; c’eft
le dernier cas. i° . Si celui qui parle donne un fens
univerfel au fujet de fa propofition, c’eft-à-dire s’il
applique quelque qualificatif à tous les individus
d’une efpece, alors l’étendue de la propofition eft
univerfelle, ou , ce qui eft la même chofe, la propofition
eft univerfelle : 2°. S il’individu dont on parle
, n’eft pas déterminé expreflement, alors on dit
que la propofition eft particulière ; elle n’a qu’une
étendue particulière, C’eft-à-dire que ce qu’on dit,
ji’eft dit que d’un fujet qui n’eft pas défigné exprefle-
ment : 30. enfin les propofitions font fingulieres lorfque
le fujet, c ’eft-à-dire la perfonne ou la chofe
dont on parle, dont on juge, eft un individu fingu-
lier déterminé ; alors l ’attribut de la propofition ,
c ’eft-à-dire ce qu’on juge du fujet n’a qu’une étendue
finguliere , o u , ce qui eft la même chofe , ne
doit s’entendre que de ce fujet : Louis X V , a triomphé
de fes ennemis ; le foleil efi levé.
Dans chacun de ces trois cas , notre langue nous
fournit un prénom deftiné à chacune de ces vûes particulières
de notre efprit : voyons donc l’effet propre
ou le fervice particulier de ces prénoms. 1°. Tout homme efi animal ; chaque homme efi ahimal :
voilà chaque individu de l’efpece humaine qualifié
par animal, qui alors fe prend adjeftivement ; car
tout homme efi animal ; c’e ft-à - dire tout homme végété
, efi vivant, fit meut y a des fenfations , en un mot
Tome I,
A R T 7*9 tout homme a les qualités qui diftinguent l’animal de
l’être infenjible ; ainfi tout étant le prépofitif d’un noift
appellatif, donne à ce nom une extenfion üfiiVer-*
felle , c’eft-à-dire que ce que l’on dit alors du nom,
par exemple d’homme, eft cenfé dit de chaque indi»
vidu de l’efpece, ainfi la propofition eft univerfelle»
Nous comptons parmi les individus d’une efpece tous
les objets qui nous paroiffent conformes à l’idée exemplaire
que nous avons acquife de l’efpece par l’ufagè
de la vie : cette idée exemplaire n’eft qu’une affe&ion
intérieure que notre cerveau à reçue par l’impreflioA
qu’un objet extérieur a faite en nous la première fois
qu’il a été apperçû, 6c dont il eft refté des traces dans
le cerveau. Lorfque dans la fuite de la v ie , nous v enons
à appercevoir d’autres objets, fi nous fentons
que l’un de ces nouveaux objets nous affeûe de la même
maniéré dont nous nousreflbuvenons qu’un autrè
nous a affe&és, nous difons que cet objet nouveau eft
de même efpece que tel ancien i s’il nôUS affefte différemment
, nous le rapportons à l’efpece à laquelle
il nous paroît convenir , c’eft-à-dire que notre imagination
le place dans la claffe de fes lèmblables ; ce
n’eft donc que le fouvenir d’un fentiment pareil qui
nous fait rapporter tel objet à telle efpece : le nom
d’une efpece eft le nom du point de réunion auquel
nous rapportons les divers objets particuliers qui ont
excité en nous une affe&ion où fenfàtioh pareille»
L ’animal que je viens dè voir à la foire à rappellé en
moi les impreflions qu’un lion y fit l’année paffée ;
ainfi je dis que cet animal efi un lion ; fi c’étoit pout
la première fois qüe je vilfe un lion, mon cerveau
s’enrichiroit d’une nouvelle idée exemplaire : en un
mot, quand je dis tout homme efi mortel, c’eft autant
que fi je difois Alexandre étoit mortel ; Céjar étoit mortel
; Philippe efi mortel , & ainfi de chaque individu
paffé, préfent & à venir , & même pôfîible de l’ef-
pece humaine ; & voilà le véritable fondement dû
fyllogxfme : mais ne nous écartons point de notre
fujet.
Remarquez cës trois façons de parler, tout homme
efi ignorant , tous les hommes font ignorans , tout homme
n’efi que foibleffe ; tout homme , c’eft-à-dire chaque
individu de l’efpece humaine, quelque individu que
ce puiffe être de l’efpece humaine ; alors tout eft un
pur adjeâif. Tous les hommes font ignorans , c’eft encore
le même fens ; ces deux propofitions ne font différente
que par la forme : dans la première, tout veut
dire chaque; elle préfente la totalité diftributivement,
c’eft-à-dire qu’elle prend en quelque forte les individus
l’un après l’autre, au lieu que tous les hommes les
préfentes collectivement tous enfemble,alors tous eft
-un prépofitif deftiné à marquer l’univerfalité de les
hommes ; tous a ici une forte de lignification adverbiale
avec la forme adjeûive, c’eft ainfi que le participe
tient du verbe 6c du nom ; tous, c’eft-à-dire uni-
verfellement fans exception , ce qui eft fi v rai, qu’on
peut féparer tous de font fubftantif, 8c le joindre au
.verbe. Quinault, parlant des oifeaux, dit ;
En amour ils font tous
Moins bêtes que nous*
Ët voilà pourquoi, en ces phrafes, l’article les ne
quitte point fon fubftantif, 6c ne fe met pas avant
tous : tout l’homme, c’eft-à-dire l’homme en entier,
l’homme entièrement, l’homme confidére comme un
individu fpécifique. Nul, aucun , donnent aufli une
extenfion univerfelle à leur fubftantif, mais dans un
fens génitif : nul homme , aucun homme n efi immortel,
je nie l’immortalité dé chaque individu de l’efpece
humaine ; la propofition èft univerfelle , mais négative
; au lieu qu aVëc tous, fafts négation, la propofition
eft univerfelle affirmative. Dans les propoft-
tions dont nous parlons, nul 6c aucun étant adjec-.