ne qu’il y a peu d’Artiftes à qui les élémenS des Mathématiques
ne fo'ientnéceffaires : mais un paradoxe
dont la vérité ne fe préfentera pas d’abord ,c e f t que
ces élémens leur feroient nuifibles en plufieurs occasions,
fi une multitude de connoiflances phyfiques
n’en corrigeoient les préceptes dans la pratique ;
connoiflances des lieux, des pofitions , des figures
irrégulières , des matières, de leurs qualités , de 1 e-
lafticité , de la roideur, des frottemens, de la^con-
fiftance, de la durée, des effets de l’air , de 1 eau,
du froid, de la chaleur, de la fecherefle, &<^ii eu
évident que les élémens de la Géométrie de l Académie
ne font que les plus fimples 8c les moins com-
pofés d’entre ceux delà Géométrie des boutiques. Il
n’y a pas un levier dans la nature, tel que celui
que Varignon fuppofe dans fes propofitions ; il n’y a
pas un levier dans la nature dont toutes les conditions
puiffent entrer en calcul. Entre ces conditions il y en
a , 8c en grand nombre , & de très-effentielles dans
l ’ufage , qu’on ne peut même foûmettre a cette partie
du calcul qui s’étend jufqu’aux différences les plus
infenfibles des quantités , quand elles font apprétia-
bles; d’où il arrive que celui qui n’a que la Géométrie
intellectuelle, eft ordinairement un homme allez
mal-àdroit ; 8c qu’un Artifte qui n’a que la Géométrie
expérimentale, eft un ouvrier très-borne. Mais
il eft, ce me femble, d’expérience qu’un Artifte le
palfe plus facilement de la Géométrie intellectuelle,
qu’un homme , quel qu’il'foit, d’une certaine Géométrie
expérimentale. Toute la matière des frotte- j
mens eft reliée malgré les calculs, une affaire de Mathématique
expérimentale 8e manouvriere. Cependant
jufqu’où cette connoiffance feule ne s’étend-elle
pas ? Combien de mauvaifes machines ne nous lont-
elles pas propofées tous.les jours par des gens qui lé
font imaginés que les leviers, les roues, les poulies,
les cables, agilfent dans une machine comme fur un
papier ; 8c qui faute d’avoir mis la main à 1 oeuvre,
n’ont jamais fû la différence des effets d une machine
même , ou de fon profil? Une féconde oblervation .
que nous ajouterons ic i, puifqu’elle eft amenee par.
le fujet, c’eft qu’il y a. des machines qui reufliffent
en petit, 8c qui ne réufliflent point en grand, 8c réciproquement
d’autres qui reulîiffent en grand, 8c
qui ne réufliroient pas en petit. Il faut, je crois ,
mettre du nombre de ces derniers toutes celles dont
l ’effet dépend principalement d’une pefanteur confi-
dérable des parties mêmes qui les composent, ou de
la violence de la réaCtion d’un fluide , ou de quelque
volume confidérable de matière élaftique à laquelle
ces machines doivent être appliquées : exe-
cutez-les en petit, le poids des parties fe réduit à
rien ; la réaCtion du.fluide n’a prefque plus de lieu ;
les puiffances fur lefquelles on avoit compté difpa-
roiffent, 8c la machine manque fon effet. Mais s’il
y a , relativement aux dimenfions des machines, un
point, s’il eft permis de parler ainfi, un terme où elle
ne produit plus d’effet, il y en a un autre en-delà ou
en-deçà duquel elle ne produit pas le plus grand effet
dont fon méchanifme étoit capable. Toute machine
a , félon la maniéré de dire des Géomètres,
un maximum de dimenfions ; de même que dans fa
conftruCtion, chaque partie confidérée par rapport
au plus parfait méchanifme de cette partie, eft d’une
dimenfion déterminée par les autres parties; la
matière entière eft d’une dimenfion déterminée, relativement
à fon méchanifme le plus parfait, par la
matière dont elle eft compofée, i’ulage qu’on en
veut tirer, & une infinité d’autres caufes. Mais quel
eft demandera-t-on, ce terme dans les dimenfions
d’une machine * au-delà ou en-deçà duquel elle eft
ou trop grande ou trop petite ? Quelle eft la dimenfion
véritable 8c abfolue d’une montre excellente,
d’un moulin parfait, du vaiffeau conftruit le mieux
qu’il eft poffible ? C’eft à la Géométrie expérimen- .
taie & manouvriere de plufieurs fiecles, aidée de la
Géométrie intellectuelle la plus déliée, à donner une
folution approchée de ces problèmes ; 8£ je fuis convaincu
qu’il eft impoflible d’obtenir quelque chofe
de fatisfaifant là-deffus de ces Géométries féparées,
& très-difficile, _d.e ces Géométries, réunies.
De La langue des Arts. J’ai trouvé la langue des Arts
très-imparfaite par deux caufes ; la difette des mots
propres, 8c l’abondance des fynonymes. Il y a des outils
qui ont plufieurs noms différens; d’autres n’ont au
contraire que le nom générique , engin, machine fans
aucune addition qui les fpécifie : quelquefois la moindre
petite différence fuffit aux Artiftes pour abandonner
le nom générique 8c inventer des noms particuliers
; d’autres fois, un outil fingulier par fa forme 8c
fonufage, ou n’a point de nom, ou porte le nom d’un
autre outil avec lequel il n’a rien de commun. Il fe-
roit à fouhaiter qu’on eût plus d’égard à l’analogie des
.formes 8c des ufages. Les Géomètres n’ont pas autant
de noms qu’ils ont de figures : mais dans la langue des
Ans y un marteau, une tenaille, une auge, une pelle,
&c. ont prefque autant de dénominations qu’il y a
à'Arts. La langue change en grande partie d’une manufacture
à une autre. Cependant je fuis convaincu
que les manoeuvres les plus fingulieres, 8c les machines
les pluscomppfées s’expliqueroient avec un affez
petit nombre de termes familiers 8c connus, fi onpre-
noit le parti de n’employer des termes d'A rt, que
quand ils offriroient des idées particulières. ^Ne doit-
on pas; être convaincu de ce que j’avance, quand on
confidere que les machines compofées ne font que
des combinaifons des machines fimples ; que les machines
fimples font enpetit nombre; & que dans l’ex-
pofition d’une manoeuvre quelconque, tous les mou-
vemens font réductibles fans aucune erreur confidérable,
au mouvement reCtiligne 8c au mouvement circulaire
? Il feroit donc à fouhaiter qu’un bon Logicien
à qui les Arts feroient familiers, entreprît des élé-
I mens de la grammaire des Arts. Le premier pas qu’il
auroit à faire, ce feroit de fixer la valeur des corrélatifs
, grand , gros., moyen , mince , épais, foible, petit,
léger, pefant, 8cc. Pour cet effet il faudroit chercher
■ une mefure confiante dans la nature, ou évaluer la
grandeur, la groffeur 8c la force moyenne de l’homme,
& y rapporter toutes les expreflions indéterminées
de quantité, ou du moins former des tables auxquelles
on inviteroit les Artiftes à conformer leurs
langues. Le fécond pas, ce feroit de déterminer fur
la différence 8c fur la reflemblance des formes 8c des
ufages d’un inftrument 8c d’un autre inftrument, d’une
manoeuvre 8c d’une autre manoeuvre , quand il
faudroit leur laiffer un même nom 8c leur donner des
noms différens. Je ne doute point que celui qui entreprendra
cet ouvrage, ne trouve moinsde termesnou-
veaux à introduire, ,que de fynonymes à bannir; 8c
plus de difficulté à bien définir des chofes communes,
telles que grâce en Peinture, noeud en Paffementerie,
creux en plufieurs A n s , qu’à expliquer les machines
les plus compliquées. C ’eft le défaut de définitions
exaCtes, 8c la multitude, 8c non la diverfité des mou-
vemens dans les manoeuvres, qui rendent les chofes
des Ans difficiles à dire clairement. Il n’y a de reme-
de au fécond inconvénient, que de fe familiarifer avec
les objets : ils en valent bien la peine, foit qu’on les
confidere parles avantages qu’on en tire, ou par l’honneur
qu’ils font à l’efprit humain. Dans quel fyftcme
de Phyfique ou de Métaphyfique remarque-t-on plus
d’intelligence, de fagacité, de conféquence, que dans
1 es machines à filer lc>r, faire des bas, 8c dans les métiers
de Paffementiers, de Gaziers, de Drapiers ou
d’ouvriers en foie? Quelle démonftration deMathéma-
tique eft plus compliquée que le méchanifme de certaines
horloges, ou que les différentes opérations par
lefquelles on fait paffer ou l’écorce du chanvre, ou la
coque du v e r , avant que d’en obtenir un fil qu’on
puiffe employer à l’ouvrage ? Quelle projedion plus
b elle, plus délicate 8c plus finguliere que celle d’un
deffein fur les cordes d’un fample , 8c des cordes du
fample fur les fils d’une chaîne ? qma-t-on imaginé en
quelque genre que ce foit, qui montre plus de fubti-
lité que le chiner des velours ? Je n’aurois jamais fait
fi je m’impofois la tâche de parcourir toutes les merveilles
qui frapperont dans les manufactures ceux qui
n’y porteront pas des yeux prévenus ou des yeux
fiupides.
Je m’arrêterai avec le philofophe Anglois à trois inventions
, dont les anciens n’ont point eu connoiffance
, 8c dont à la honte de l’hiftoire 8c de la poéfie modernes
, les noms des inventeurs font prefqu’ignorés :
je veux parler de Y Art d’imprimer, de la découverte
de la poudre à canon, 8c de la propriété de l ’aiguille
aimantée. Quelle révolution ces, découvertes n’ont-
elles pas occafionnée dans la république des Lettres,
dans l’Art militaire, 8c dans la Marine ? L’aiguille
aimantée a conduit nos vaiffeaux jufqu’aux régions
les plus ignorées ; les caraCteres typographiques ont
établi une correspondance de lumières entre les fa-
vans de tous les lieux 8c de tous les tems à venir ; 8c
la poudre à canon a fait naître tous ces chefs-d’oeu-
vres d’architefture, qui défendent nos frontières 8c
celles de nos ennemis : ces trois Arts ont prefque
changé la face de la terre.
Rendons enfin aux Artiftes. la juftice qui leur eft
due. Les Arts libéraux fe font affez chantés eux-mêmes
; ils pourroient employer maintenant ce qu’ils
ont de voix à célébrer les Artsméchaniques. C ’eft aux
Arts libéraux à tirer les Arts méchaniques de l’aviliffe-
ment où le préjugé les a tenus fi long - tems ; c’eft à
la protection des rois, à les garantir d’une indigence
où ils languiffent encore. Les Artifans fe font crus mé-
prifables, parce qu’on les a méprifés ; apprenons-leur
d mieux penfer d’eux - mêmes : c’eft le feul moyen
d’en obtenir des productions plus parfaites. Qu’il
forte du fein des Académies quelqu’homme qui def-
cende dans les atteliers , qui y recueille les phénomènes
des Arts, 8c qui nous les expofe dans un ou-
• vrage qui détermine les Artiftes à lire, les Philofophes
à penfer utilement, 8c les grands à faire enfin un ufa-
ge utile de leur autorité 8c de leurs récompenfes.
Un avis que nous oferons donner aux favans, c’eft
de pratiquer ce qu’ils nous enfeignent eux-mêmes,
qu’on ne doit pas juger des autres avec trop de précipitation,
ni proferire une invention comme inutile,
parce qu’elle n’aura pas dans fon origine tous les avantages
qu’on pourroit en exiger. Montagne, cet homme
d’ailleurs fi philofophe, ne rougiroit-il pas s’il re-
venoit parmi nous, d’avoir écrit que les armes à feufont
de fipeu d'effet, faufl'étonnement des oreilles, à quoi cha-!
cun ejl déformais apprivoifé, qu'ilefpere qiüon en quittera
l'ufage. N’auroit-il pas montré plus de fageffe à encourager
les arquebufiers de fon tems à lubftituer à
la meche 8c au roiiet quelque machine qui répondît
à l’aCtivité de la poudre, & plus de fagacité à prédire
que cette machine s’inventeroitunjour? Mettez
Bacon à la place de Montagne, 8c vous verrez ce premier
confidérer en philofophe la nature de l’agent,
& prophétifer, s’il m’eft permis de le dire, les grenades
, les mines, les canons, les bombes, & tout l’appareil
de la Pyrothecnie militaire. Mais Montagne
n’eft pas le feul philofophe qui ait porté fur la pofli-
bilité ou l’impoflibilité des machines , un jugement ,
précipité. Defcartes, ce génie extraordinaire né pour
égarer 8c pour conduire, 8c d’autres qui valoient bien
l’auteur des Ejfais , n’ont-ils pas prononcé que-le miroir
d’Archimede étoit une fable ? cependant ce miroir
eftexpofé à la vue de tous les favans au Jardin
du Roi; 8c les effets qu’il y opéré entre les mains de
M. de Buffofl qui l’a retrouvé , ne nous permettent
plus de douter de ceux qu’il opéroit fur les murs dè
Syracufe entre les mains d’Archimede. D e fi grands
exemples fuffifent pour nous rendre circonfpeCts.
Nous invitons les Artiftes à prendre de leur côté
confeil des favans, 8c à ne pas laiffer périr avec eux
les découvertes qu’ils feront. Qu’ils fâchent que e’eft
fe rendre coupable d’un larcin envers la fociété, que
de renfermer Un fecret utile ; 8c qu’il n’eft pas moins
vil de préférer en ces occafions l’intérêt d’un feul à
l’intérêt de tous, qu’en cent autres où ils ne balance-
roient pas eux-mêmes à prononcer. S’ils fe rendent
communicatifs, on les débarraffera de plufieurs pré*
jugés, 8c fur-tout de celui où ils font prefque tous ,
que leur Art a acquis le dernier degré de perfection.
Leur peu de lumières les expofe louvent à rejetter
fur la nature des chofes , un défaut qui n’eft qu’en
eux-mêmes. Les obftacles leur paroiffent invincibles
dès qu’ils ignorent les moyens de les vaincre. Qu’ils
faffent des expériences ; que dans ces expériences
chacun y mette du fien ; que l’Artifte y foit pour la
main-d’oeuvre ; l’Académicien pour les lumières &
les confeils, 8c l’homme opulent pour le prix des matières
, des peines 8c du tems ; 8c bien-tôt nos Arts 82
nos manufactures auront fur celles des étrangers toute
la fupériorité que nous defirons.
De lafupérioritéd’une manufacture fur une autre. Mais
ce qui donnera la fupériorité à une manufacture fur
une autre, ce fera fur-tout la bonté des matières qu’on
y employera, jointe à la célérité du travail 8c à la perfection
de l’ouvrage. Quant à la bonté des matières,
c ’eft une affaire d’infpeftion. Pour la célérité du travail
8c laperfeCtion de l’ouvrage, elles dépendent entièrement
de la multitude des ouvriers raffemblés.
Lorfqu’une manufacture eft nombreufe, chaque opération
occupe un homme différent. Tel ouvrier ne
fait 8c ne fera de fa vie qu’une feule 8c unique chofe ;
tel autre, une autre choie: d’où il arrive que chacu*
ne s’exécute bien 8c promptement, 8cque l’ouvrage
le mieux.fait eft encore celui qu’on a à meilleur mar*
ché. D ’ailleurs le goût 8c la façon fe perfectionnent
néceffairement entre un grand nombre d’ouvriers ,
parce qu’il eft difficile qu’il ne s’en rencontre quelques
uns capables de réfléchir, de combiner , 8c de
trouver enfin le feul moyen qui puiffe les mettre au-
deffus de leurs femblables ; le moyen ou d’épargner
la matière, ou d’allonger le tems, ou de furfaire l’in*
duftrie, foit par une machine nouvelle , foit par une
manoeuvre plus commode. Si les manufactures étrangères
ne l’emportent pas fur nos manufactures de
Lyon, ce n’eft pas qu’on ignore ailleurs comment on
travaille-là ; on a par-tout les mêmes métiers, les mêmes
foies, 8c à-peu-près les mêmes pratiques : mais ce
n’eft qu’à Lyon qu’il y a 30000 ouvriers raffemblés
8c s’occupant tous de l’emploi de la même matière.
Nous pourrions encore allonger cet article : mais ce
que nous venons de dire , joint à ce qu’on trouvera
dans notre Difcours préliminaire, fuffira pour ceux
qui favent penfer, 8c nous n’en aurions jamais affez
dit pour les autres. On ÿ rencontrera peut-être des
endroits d’une métaphyfique un peu forte : mais il
etoit impoflible que cela fût autrement. Nous avions
à parler de ce qui concerne Y Art en général ; nospro-
pofitions dévoient donc être générales : mais le bon
fens dit qu’une propofition eft d’autant plus abftraite,
qu’elle eft plus générale , l’abftradiôn confiftant à
étendre une vérité en écartant de fon énonciation les
termes qui la particularifent. Si nous avions pû épargner
ces épines au lefteur, nous nous ferions épargné
bien du travail à nous-mêmes.
A r t des E s p r i t s , ou A r t A n g é l iq u e , moyen
fuperftitieux pour acquérir la connoiffance de tout
ce qu’on veut favoir avec le fecours de fon ange gardien
, ou de quelqu’autre bon ange. On diftingue