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vent auffi peu que le prétendent Tes adverfaires. Sa Méthode feule auroi t fuffi pour le rendre
immortel ; fa Dioptrique eft la plus grande & la plus belle application qu’on eût
faite encore de la Géométrie à la Phyfique $ on voit enfin dans fes ouvrages, même les moins
lûs maintenant, briller par-tout le génie inventeur. Si on juge fans partialité ces Tourbillons
devenus aujourd’hui prefque ridicules , on conviendra, j’ofe le dire , qu’on ne pou-
voit alors imaginer mieux : les obfervations aftronomiques qui ont fervi à les détruire
étoient encore imparfaites , ou peu conftatées ; rien n’étoit plus naturel que de fuppofer
un fluide qui tranfportât les planètes j il n’y avoit qu’une longue fuite de phénomènes ,
de raifonnemens & de calculs , & par conféquentune longue fuite d’années , qui pût faire
renoncer à une théorie fi féduifante. Elle avoit d’ailleurs l’avantage fingulier de rendre
raifon de la gravitation des corps par la force centrifuge du tourbillon même : & je ne
crains point d’avancer que cette explication de la pefanteur eft une des plus belles & des
plus ingénieufes hypothèfes que la Philofophie ait jamais imaginées. Auffi a-t-il fallu pour
Fabandonner, que les Phyficiens ayent été entraînés comme malgré eux par la Théorie
des forces centrales , & par des expériences faites long-tems après. Reconnoiflons donc
que Defcartes, forcé de créer une Phyfique toute nouvelle, n’a pû la créer meilleure ;
qu’il a fallu, pour ainfi dire, paffer par les tourbillons pour arriver au vrai fyftème du monde
-, & que s’il s’eft trompé fur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier
qu’il devoit y en avoir.
Sa Méthaphyfique, auffi ingénieufe & auffi nouvelle que fa Phyfique, a eu le même fort
à peu-près ; & c’eft auffi à peu-près par les mêmes raifons qu’on peut la juftifier ; car telle
eft aujourd’hui la fortune de ce grand homme , qu’après avoir eu des feaateurs fans nombre
, il eft prefqu réduit à des apologiftes. Il fe trompa fans doute en admettant les idées
innées : mais s’il eût retenu de la feéle Péripatéticienne la feule vérité quelle enfeignoit fur
l ’origine des idées par les fens, peut-être les erreurs, qui deshonoroient cette vérité par leur
alliage, auroient été plus difficiles à déraciner. Defcartes a ofé du moins montrer aux
bons efprits à fecoiier le joug de la fcholaftique, de l’opinion , de l’autorité, en un mot des
préjugés & de la barbarie ; & par cette révolte dont nous recueillons aujourd’hui les fruits,
la Philofophie a reçu de lui un fervice, plus difficile peut-être à rendre que tous ceux qu’elle
doit à fesilluftres fuccefleurs. On peut le regarder comme un chef de conjurés , qui a eu le
courage de s’élever le premier contre une puiflance defpotique & arbitraire, & qui en p ré parant
une révolution éclatante, a jetté les fondemens d’un gouvernement plus jufte & plus
neureux qu’il n’a pû voir établi. S’il a fini par croire tout expliquer, il a du moins commencé
par douter de tout} & les armes dont nous nous fervons pour le combattre ne lui en appartiennent
pas moins, parce que nous les tournons contre lui. D ’ailleurs, quand les opinions abfur-
des font invétérées, on eft quelquefois forcé, pour defabufer le genre humain, de les remplacer
par d’autres erreurs, lorfqu’on ne peut mieux faire. L ’incertitude & la vanité de l’efprit font
tfelles, qu’il a toûjours befoin d’une opinion à laquelle il fe fixe : c’eft un enfant à qui il faut
préfenter un jouet pour lui enlever une arme dangereufe $ il quittera de lui-même ce jouet
quand letemsde la raifon fera venu. En donnant ainfi le change aux Philofophes ou à ceux
qui croyent l’être, on leur apprend du moins à fe défier de leurs lumières, & cette difpofition
eft le premier pas vers la vérité. Auffi Defcartes a-t-il été perfécuté de fon v iv an t, comme s’il
fût venu l’apporter aux hommes.
N ew ton , à qui la route avoit été préparée par Hu yg h en s , parut enfin, & donna à la Philofophie
une forme qu?elle femble devoir conferver. C e grand génie vit qu’il étoit tems de bannir
de la Phyfique les conje&ures & les hypothèfes vagues, ou du moins de ne les donner
que pour ce qu’elles vaioient, & que cette Science devoit être uniquement foûmife aux expériences
de la Géométrie. C ’eft peut-être dans cette vûe qu’il commença par inventer le
calcul de l’Infini & la méthode des Suites, dont les ufages fi étendus dans la Géométrie même
, le font encore davantage pour déterminer les effets compliqués que l’on obferve dans
la Nature, où tout femble s’exécuter par des efpeces de progreffions infinies. Les expériences
de la pefanteur, & les obfervations de Képler , firent découvrir au Philofope Anglojs
la force qùi retient les planètes dans leurs orbites. Il enfeigna tout enfemble & àdiftinguer les
caufes de leurs mouvemens , & à les calculer avec une exa&itude qu’on n’auroit pû exiger
que du travail de plufieurs fiecles. Créateur d’une Optique toute nouvelle, il fit connoître la
lumière aux hommes en la décompofant. C e que nous pourrions ajoûter à l’éloge de ce grand
Philofophe , feroit fort au-deflous du témoignage univerfel qu’on rend aujourd’hui à fes découvertes
prefque innombrables , & à fon génie tout à la fois étendu , jufte & profond. En
enrichiflant la Philofophie par une grande quantité de biens réels , i l a mérité fans doute toute
fa reconnoiflance ; mais il a peut-être plus fait pour elle en lui apprenant à être fage, & à contenir
dans de juftes bornes cette efpece d’auaace que les cirçonftançes avoient forcé Defcartes
à lui donner. Sa Théorie du monde ( car je ne veux pas dire fon Syftème ) eft aujour-
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d’hui fi généralement reçue,.qu’on commence à difputer à l’auteur l’honneur de l’invention *
parce qu’on accufe d’abord lés grands hommes de fe tromper, & qu’on finit par les traiter
' de plagiaires. Je laiflè à. ceux qui trouvent tout dans les ouvrages des Anciens , le plaiûr de
découvrir dans ces ouvrages la gravitation des planètes, quand.elle n;yferoit pas $ mais en
' fuppofant même que les Grecs, en ayent eu l’idée, ce qui n’étoit chez eux qu’un fyftême ha-
faraé & romanefque, eft devenu une démonftration dans les mains de Newton : cette démonf-
tration qui n’appartfeht qu’à; lui fait le mérite réel de fa découverte * & l ’attraftion fans un
tel appui feroit une hÿpôthèfe comme tant d’autres. Si quelqu’Ecrivain célébré s’avifoit de
prédire aujourd’hui fans, aucune preuve, qu’on parviendra un jour à faire de l ’o r , nos def-
cendans âuroiént-ils ’droit fous ce pretexte de vouloir ô,ter la gloire du grand oeuvre à un
: Chimifte qui en viéndroit à bout ? Et l’invention des . lunettes en appartiendroit - elle moins
à fes auteurs, quand même quelques anciens n’auroient pas cru impoffible que nous éten-
tendiffiôns un jour la fohere de notre vûe ?
D ’autres Savans croyent faire à Newton un reproche beaucoup plus fondé, en l’accu*
fant d’avoir ramené dans la Phyfique les qualités occultes des Scholaftiques & des anciens Philofophes.
Mais les Savans dont nous parlons font-ils bien fûrs que ces.deux mots, vuides de
fens chez lès Scholâftiqtiês', -& deftinés à marquer un Etre dont ils croyoient avoir l’idée,
fuffent autre chofe chez les anciens Philofophes que l’expreffion modefte de leur ignorance ?
Newton qui avoit étudié là Nature , ne fe flattoit pas d’en favoir plus qu’eux fur la caufe
première qui produit lés phénomènes $ mais il n’employa pas le même langage., pour nç
pas révolter des contemporains qui n’auroient pas manqué d’y attacher une autre idée que
lui. Il fe contenta de prouver que les tourbillons de Defcartes ne pouvoient rendre raifon
du mouvement des planètes ; que les phénomènes & les lois de la Méchanique s’unifloient
pour les renverfer $ qu’il y à une force par laquelle les planètes tendent les unes vers les autres
, & dont le principe nous eft entièrement inconnu. Il ne rejetta point l’impulfion *.il fe
borna àdemander qu’on s’en fervît plus heureufement qu’on n’avoit fait jufqu’alors pour expliquer
les mouvemens des planètes : fesdefirs n’ont point encore été remplis, & ne le feront
peut-être de long-tems. Après tou t, quel mal auroit-il fait à la Philofophie, en nous
donnant lieu de penfer que. la matière peut avoir des propriétés que nous ne lui foupçonnions
pas, & en nous défabufant de la confiance ridicule où nous fommes de les connoître toutes ?
A l’égard de la Métaphyfique , il paroît. que Newton ne l’avoit pas entièrement négligée.
Il étoit trop grand Philofophe pour ne pas fentir quelle eft la bafe de nos connoif-
fances , & qu’il faut chercher dans elle feule des notions nettes & exaêles de tout : il paroît
même par les ouvrages de ce profond Géomètre, qu’il étoit parvenu à fe faire de telles notions
fur les principaux' objets qui l’avoient occupé. Cependant, foit qu'il fût peu content
lui-même des progrès qu’il avoit faits à d’autres égards dans la Métaphyfique , foit qu’il
crut difficile de donner au genre humain des lumières bien fatisfaifantes ou bien étendues fur
une fcience trop fouvent incertaine & contentieufe, foit enfin qu’il craignît qu’à l’ombre de
fon autorité on abuiat de fa Métaphyfique, comme on avoit abufé de celle de Defcartes,
pour foutenir des opinions dangereufes ou erronées, il s’abftint prefqu’abfolument d’en parler
dans ceux de fes écrits qui font le plus connus * & on ne peut guere apprendre ce qu’il
penfoit fur les différens objets de cette fcience , que dans les ouvrages de les difciples. Ainfi
comme il n’a caufé fur ce point aucune révolution, nous nous abftiendrons de le confidérer
de ce. cqté^’là. Y :
• C e que Newton n’âvoit o fé , ou n’auroit peut-être pû faire , L o c k e l’entreprit & l’exécuta
avec fuccès. On peut dire qu’il créa la Métaphyfique à peu-près comme Newton avoit
créé la Phyfique. Il conçut que les abftra&ions & les queftions ridicules qu’on avoit juiqu’a-
alors agitées , & qui avoient fait comme la fubftance de la Philofophie , étoient la partie
qu’il falloit fur-tout profcrire. Il chercha dans ces abftra&ions & dans l’abus des lignes les
caufes principales dé nos erreurs , & les y trouva. Pour connoître notre ame, fes idées &c
fes affeftions , il n’étudia point les livres , parce qu’ils l’auroient mal inftruit : il fe contenta
de defcendre profondément en lui-même ; & après s’être, pour ainfi dire, contemplé long-
tems , il ne fit dans fon Traité de reôtendement humain que préfenter aux hommes le miroir
dans lequel il s’étoit vû. En un mot il réduifit la Métaphyfique à ce qu’elle doit être en
effet, la Phyfique expérimentale de l’ame j efpece de Phyfique très-différente de celle des
corps non: feulement par fon objet, mais par la maniéré de l’envifagèr. Dans celle-ci on peut
découvrir, & on découvre fouvent des phénomènes inconnus ; dans l’autre les faits auffi anciens
que le monde exiftent également dans tous les hommes : tant pis pour qui croit en voir
de nouveaux. La Métaphyfique raifonnable ne peut confifter, comme la Phyfique expérimentale
, qu’à raffembler avec foin tous ces faits, à lés réduire en un corps, à expliquer les
uns par les autres, en diftinguant ceux qui doivent tenir le premier rang & fervir comme de
bafe. En un mot les principes de la Métaphyfique, auffi fimples que les axiomes, font les roê-
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