■ II en a été de Locke à peu-près Comme1 d e Bacon , 'd'è Deïcartes ,8c de NewtonS
Oublié long-tems pour Rohaut & pour Regis, & encore allez peu connu de la multitude il
commence enfin à avoir parmi nous des fréteurs &, quelques partifans. G’eft -ainfi què lés
perfonnages illuftres ,'fouvent trop au-deffus de leur fiecle, travaillent prefque tdujours en
pure perte pour leur fiecle même ; c’eft aux âges fuivans qu’il-eft réfetvé de recueillir le fruit
de leurs lumières. Auffi les reftaurateurs des Sciences ne jqiiiffenriits prefque jamais de toute
la gloire qu’ils méritent ; des hommes fort inférieurs la leur arrachent, parce que les grands
hommes fe livrentàileur génie y&ifrs gens médiocres à celui de letir nation. Il éft'd'rai que
le témoignage que U fupériorité neipeut s’empêcher1 de fe rendteA1 êlle-même , Æiffiï poùt
la dédommager des fuffrages vulgaires : elle fe nourrit de là propre fubftance ; & cette répu;
tation dont on eft fi avide, ne fert lbuvent qu a conloler la médiocrité des avantagés que le
■ talent a fur elle. On peut dire en-effet que la Renommée qui publie tout, raconte plus foü-
vsnt.ce quelle entend que ce qu’elle v o i t , 8c que les Poètes qui lui ont donné cent bdu*
ches ^ dévoient bien auffi lui donner un bandeau. ' :
: La Philofophie, qui forme le goût dominant de nôtre fiecle, femble par les progrès qu’elle
faitpafroi nous, vouloir réparer le temsi qu’elle a perdu, 8c fê venger de l’èfpéce de mépris
que-lui avoient marqué nos peres. C e mépris eft aujourd’hui retombé fur l’Eruditiph, & n’en
eft.pâs plusjufte.pour avoir changé d’objet. On s’imagine que nous avons tiré des Ouvrages
des Ancjenstfont ce qu’il nous importent de favoir ; & fur ce fondement ôh difpenferoit
volontiers de leur peine ceux qui vont encore les confulter. 11 femble qu’on regarde l’antiquité
comme un oracle qui a tout d i t , & qu’il eft inutile d’interroger ; & l’on ne fait guere
plus, de cas- aujourd hui de la reftitution d’un paffage, que de la découverte d'un petit rameau
de veine dans le corps humain. Mais comme il ferait ridicule de croire qu’il n’y a
plus-rien à découvrir dans l’Anatomie , parce que les Anatômiftes fe livrent qüélbüefàiS' à
des recherches:.,: inutiles en apparence, 8c fouvent utiles par leurs fuites ; il ne ferait pas
moins abfurde de vouloir interdire l’Erudition y fous prétexte des^feeherehesfeù importan;
tes auxquelles nos Savans peuvent s’abandonner. C ’eft être-ignorant ou prclotnprueux de
croire' que tout foit ,vû dans quelque matière que ce puilfe -être , & que nous n’âÿdns plus
aucun avantage à, tirer de l’étude & de la leélure des Anciens.1 ■ ' -
L ’ufage de.tout .écrire aujourdhui en Langue vulgaire, a contribué fans doute à fortifier ce
préjugé , 8c eft peut-être plus pernicieux que le préjugé même. Notre Langue étant répandue
par toute l’Europe, nous avons crû qu’il était teffisde la fübftituer à la Langue latine
, qui depuis la renaiffance des Lettres étoit celle-de nos Savans. J’avoüe qu’un Philofo-
phe eft beaucoup plus excufable. d’écrire en François , qu’un François de faire des vers La*
tins ; je veux bien même convenir que cet ufage a contribué à rendre la lumière plus générale
, fi néanmoins c’eft étendre réellement l’elprit d’un Peuplé , que d’en étendre la luper-
fieie. Cependant il réfulte de-làun inconvénient que nous aurions bien dû prévoir. Les Savans
des autres nations à qui nous avons donné l’exemple, ont crû avec raifon qu’ils écria
ie n t encore mieux dans leur Langue que dans la nôtre. L ’Angleterre nous a donc imité • l’A llemagne
, où le Latin fembloit s’être réfugié, commence infenfiblement à en perdre l’ufagé-
je ne doute pas qu’elle ne foit bien-tôt fuivie par les Suédois , les Danois , & les Rufîïens'
Ainfi, avant la fin du dix-huitieme fiecle, un Philofophe qui voudra s’inftruire à fond des découvertes
de fes prédéceffeurs, fera contraint de charger fa mémoire de fept à huit Langues
différentes ; & après avoir corifumé à les apprendre le tems le plus précieux de fà vie il
mourra avant de commencer à s’inftruire. L ’ufage de la Langue Latine , dont nous avons
fait voir le ridicule dans les matières de goût, ne pourroit être que très-utile dans les Ou-
vyages de Philofohphie , dont là clarté & là précifion doivent faire tout le mérite & qui
n’ont befoin que d’une Langue univerfelle 8c de convention. I! ferait donc à fo’uhaiter
qu’on rétablît cet ufage : mais il n’y a pas lieu de l’efpérer. L ’abus dont nous ôfons nous
plaindre eft trop favorable à la vanité & à la patelle, pour qu’ofi CeRate de le déraciner
Les Philofophes, çomme les autres Ecrivains, veulent être lus, & fur-tout de leur nation’
S ils le fervoient d une Langue moins familière , ils auroient moins de bouches pour les célébrer
, & on ne pourroit pasfe vanter de les entendre. Il eft vrai qu’avec moins d’ad-
mirateurs, ils auroient de meilleurs juges : mais c’eft un avantage qui les touche peu
parce que la réputation tient plus au nombre-qu’au mérite de ceux qui la diftribuent. *
■ ,? n,,ri C^.mPenj® > car ne “ ut r*en outrer, nos Livres de Sciences femblent avoir acquis
julqu à I efpece d avantage qu’il fembloit devoir être particulier aux Ouvrages de Belles-Let-
tres. Un Ecrivain refpeâable que notre fiecle a encore le bonheur de pofleder, & dont je
louerais ici les differentes produirions, fi je ne me bornoispas à l’envifager comme Philo1
lophe, a appris aux Savans à fecoiier le joug du pédantifme. Supérieur dansd’art de mettre
en leur jour les idées les plus ab'ftraites, il a lu par beaucoup de méthode ,' de précifion, 8c
dé. clarté, les abaiffer à la portée des efprits qu’on auroit crû Ig moins faits pour les faifir. 11 a
même ofé prêter à la Philofopbie les ornemens qui fembloient lui être les plus étrangers, &
qu’elle paroiffoit devpir s’interdire le plus féverement; & cette hardielfe a été juftifiée par.
le fuccèsfe plus général & le plus flateur. Mais femblable à tous les Ecrivains originaux, d a
laiffé bien loin derrière lui ceux qui ont crû.pouvoir l’imiter.
L ’Auteur de l’Hiftojre Naturelle a fuivi une route différente, Rival de Platon & de Lucrèce
, il a répandu dans fou Ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour , cette no-
bleffe & cette .élévation de fty le , qui font fi propres aux matières philosophiques, & qui
dans les écrits du Sage doivent être la peinture de fon ame.
Cependant la Philofophie , en fongeant à plaire, paraît n’avoir pas oublié qu’elle eft
principalement faite pour, inftruire ; c ’eft par cette raifon que le goût des fyftèmes plus
propre à dater l’imagination qu’à éclairer la raifon, eft aujourd’hui prefqu’abfolument banni
des bons Ouvrages. Un de nos meilleurs Philofophes femble lui avoir porté les derniers
coups *. L ’efprit d’hypothéfe & de conjeéture pouvoir être autrefois fprt utile, & avpitmême
été nëceffaire pour la renaiffance de la Philofophie ; parce qu’alorç i j s’agiffoit encore mains
de bien penfer , que d’apprendre à penfer par foi-même. Mais les tems font changés , & un
Ecrivain qui feroit parmi nous -l’éloge des Syftèmes viendrait trop tard. Les avantages que
cet efprit-peut procurer maintenant font en trop petit nombre pour balancer les inconvéniens
qui en réfultent ■; & fi On prétend prouver l’utilité des Syftèmes par un très-petit nombre
de découvertes qu’ils ont occafionnées autrefois, on pourroit de même confeiller à nos Géa-,
métrés de s’appliquer à la quadrature du cercle, parcequeles efforts de plufieurs Mathématiciens
pour la trouver, nous ont produit quelques théorèmes. L’efprit des Syftèmes eft dans
la Phyfique ce que la Métaphyfique eft dans la Géométrie. S’il eft quelquefois néceffaire pour
nous mettre dans le chemin de la vérité , il eft prefque toujours incapable de nous y conduire
par lui-même. Eclairé par l’obfervation de la Nature, il peut entrevoir les caufes des
phénomènes : mais c’eft au calcul à aflùrer pour ainfi dire l’exiftence de ces caufes, en déterminant
exaâement les effets quelles peuvent produire, & en comparant ces- effets avec
ceux que l’expérience nous découvre. Toute hypothèfe dénuée d’un tel fecours acquiert
rarement ce degré de certitude, qu’on doit toûjours chercher dans les Sciences naturelles
& qui néanmoins fe trouve fi peu dans ces conjeétures frivoles qu’on honore du nom de
Syftèmes. S’il ne pouvoit y en avoir que de cette efpece , le principal mérite du Phyficien
feroit, à proprement parier, d’avoir l’efpritde Syftème, & de n’en faire jamais. A l’égard de
l’ufage des Syftèmes dans les autres Sciences , mille expériences prouvent combien il eft
dangereux.
La Phyfique eft donc uniquement bornée aux obfervations & a u x calculs 5 la Médecine
à l’hiftoire du corps humain, de fes maladies, 8c de leurs remedes ; l ’Hiftoire Naturelle à la
defeription détaillée desvégétaux, des animaux, & des minéraux ; la Chimie à la compo-
fition 8c à la décompofition expérimentale des corps ; en un mot toutes les Sciences renfermées
dans les faits autant qui leur eft poffible , & dans les conféquences qu’on en peut
déduire , n’accordent rien à l’opinion , que .quand elles y font forcées, Je ne parle point de
l.a Géométrie, de l’Aftronomie, 8c de la Méchanique, deftinées par leur nature à aller toûjours
en fe perfectionnant de plus en plus,
, On abufe des meilleures chofes. Cet efprit philofophique, fià la mode aujourd'hui, qui veut
tout voir 8c ne rienfuppofer, s’eft répandu jufque dans les Belles-Lettres ; on prétend même
qu’il eft nuifible à leur progrès, 8c il eft difficile de fe le diffimuler. Notre fiecle porté à
la combinaifon 8c à l’analylè , femble vouloir introduire les difeuffions froides 8c didaâiques
dans les chofes de fentiment. C e n’eft pas que les paillons 8c le goût n’ayent une Logique qui
leur appartient: mais cette Logique a des principes tout différens de ceux de la Logique
ordinaire : ce font ces principes qu’il faut démêler en nous, 8c c’eft, il faut l’avoüer, dequoi
une Philofophie commune eft peu capable. Livrée tout entière à l’examen des perceptions
tranquilles de l’ame , il lui eft bien plus facile d’en démêler les nuances que celles de nos
paillons, ou en général des fentimens vifs qui nous affrètent. Hé comment cette efpece de
fentimens ne feroit-elle pas difficile à analyler avec jufteffe ? Si d’un côté il faut fe livrer à
eux pour les connoître , de l’autre , le tems où l’ame en eft affrétée, eft celui où elle peut
les étudier le moins. Il faut pourtant convenir que cet efprit de difeuffion a contribué à
affranchir notre littérature de l’admiration aveugle des Anciens ; il nous a appris à n’eftimer
en eux que les beautés que noos ferions contraints d’admirer dans les Modernes. Mais c ’eft
peut-être auffi- à la même fource que nous devons je ne fais quelle Métaphyfique du
coe u r , qui s’eft emparée de nos théâtres ; s’il nefalloit pas l’en bannir entièrement, encore
moins falloit-il l’y laiffer regner. Cette anatomie de l’ame s’eft gliffée julque dans nos con-
yerfations ; on y differte , on n’ y parie plus; 8c nos fociétés ont perdu leurs principaux
agrémens, la chaleur 8c la gaieté.
* M. l’Abbé de Condillac, de lAcadémie royale des Sciences de ProlTe, dans fon Traitliks SyJUaii. ' ' 1