truire la démonftration de l ’exiftence de D ieu , fondée
fur le confentement univerfel de tous les hommes
, ob(erve que ce genre d’argument prouveront
trop, parce qu’il prouveroit également la vérité de
l’enfer fabuleux des poètes.
Quelque diverfité qu’il y eut dans les opinions des
Philosophes , quels que fuffent les principes de politique
que fuivît un hiftorien , quelque fyftème qu’un
philofophe eût adopté j la nécefîite de ce dogme général
, je veux, dire d,es peines & des réçompenfes
d’une autre v ie , étoit un principe fixe & confiant t
qu’on ne s’avifoit point de révoquer en doute.Le par^
tifan du pouvoir arbitraire regardoit cette ,opinion
comme le lien le plus fort d’une obéiflance aveugle ;
le défenfeur de la liberté ciyile l’envifageoit com-
me une fource féconde de vertus & un encouragement
à l’amour de la patrie ; & quoique fon utilité
eût dû être une preuve invincible de la divinité de
fon origine, le philofophe athée en concluoit au contraire
qu’elle etoit une invention de la politique ;
comme fi le vrai & l’utile-n’avçient pas néceffaire-
ment un point de réunion , & que le vrai ne produisît
pas l’utile, comme l’utile produit le vrai. Quand
je dis Y utile, j’entends l’utilité générale & j’exclus l’utilité
particuliere toutes les fois qu’elle fe trouve en
oppofition avec l ’utilité générale. C ’efl pour n’avoir
pas fait cette diftin&ion jufle & néceffaire, que les fa-
ges de l’antiquité payenne, philofophes, ou légifla-
tateurs, font tombés dans l’erreur de mettre en oppofition
l’utile & le vrai: & il en réfulte que le philofophe
négligeant l’utile pour ne chercher que le v rai,
a fouvent manqué le vrai ; & que le légiflateur au
contraire négligeant le vrai pour n’aller qu’à l’utile,
a fouvent manqué l’utile.
Mais pour revenir à l’utilité du dogme des peines
8c des réçompenfes d’une autre v ie , 8c pour faire
voir combien l’antiquité a été unanime fur ce point,
je vais tranfcrire quelques paffages qui confirment ce
que j’avance. Le premier efl deTimee le Locrien, un
des plus anciens difciples de Pythagore, homme d’état
, & qui fuivant l’opinion de Platon,étoit confom-
mé dans les connoiffances de la Philofophie. Timée
après avoir fait voir de quel ufage efl la fçience de
la Morale pour conduire au bonheur un efprit naturellement
bien difpofé, en lui faifant connoître quelle
efl la mefure du jufle 8c de l’injufle, ajoûte que la fociété
fut inventée pour retenir dans l’ordre des ef-
prits moins raifonnables, par la crainte des lois 8c de
la religion. « C ’efl à l’égard de ceux-ci, dit - i l , qu’il
» faut faire ufage de la crainte des châtimens, foit
» ceux qu’infligent les lois civiles, ou ceux que ful-
» minent les terreurs de la religion du haut du ciel &
>> du fond des enfers ; châtimens fans fin, refervés
» aux ombres des malheureux ; tourmens dont la tra-
» dition a perpétué l’idée, afin de purifier l’efprit de
» tout vice ».
Polybe nous fournira le fécond paffage. Ce fage
hiftorien extrêmement verfé dans la connoiffance du
genre humain, & dans celle de la nature des fociétés
civiles ; qui fut chargé de l’augufte emploi de compo-
fer des lois pour la Grece, après qu’elle eut été réduite
fous la puiffance des Romains, s’exprime ainfi
en parlant de Rome. « L’excellence fupérieure de
» cette république éclate particulièrement dans les
» idées qui y régnent fur la providence des dieux.
» La fuperftition, qui en d’autres endroits ne pro-
» duit que des abus 8c des defordres, y foûtient au
» contraire & y anime toutes les branches du gouver-
» nement, 8c rien ne peut furmonter la force avec
» laquelle elle agit fur les particulières 8c fur le pu-
» blic. Il me femble que ce puiffant motif a été ex-
» preffément imaginé pour le bien des états. S’il fal-
» loir à la vérité former le plan d’une fociété civile
» qui fût entièrement compofée d’hommes fages, ce
» genre d’inftitütion ne feroit peut - être pas néceft
» faire : mais puifqu’en tous lieux la multitude efl
»-volage, çapricieufe, fujette à des pallions irrégu-
» lieres, & à des reffentimens violens &c dérailon-
» nables ; il n’y a pas d’autre moyen de la retenir
» dans l’ordre, que la terreur des châtimens futurs ,
» 8c l’appareil pompeux qui accompagne cette forte
» de fiftion. C’eft pourquoi les anciens me paroif-
» lent avoir agi avec beaucoup de jugement & de
» pénétration dans le choix des idées qu’ils ont inf-
» pirées au peuple concernant les dieux & un état
» futur ; & le fiecle préfent montre beaucoup d’in-
» diferétiom & un grand manque de fens , lorfqu’il
» tâche d’effacer ces idées, qu’il encourage le peuple
» à les méprifer, 8c qu’il lui ôte le frein de la crainte.
» Qu’en réfulte-t-il ? En Grece, par exemple, pour
» ne parler que d’une feule nation, rien n’eft capable
» d’engager ceux qui ont le maniement des deniers
» publics, à être fideles à leurs engagemens. Parmi
» les Romains au contraire, la feule religion rend la
» foi du ferment un garant fûr de l’honneur & de la
» probité de ceux à qui l’on confie les fommes les
» plus confidérables, foit dans l’adminiftration pu-
» blique des affaires, foit dans les ambaffades étran-
» gérés ; &c tandis qu’il efl rare en d’autres pays de
| » trouver un homme intégré & defintéreffé qui puiffe
» s’abftenir de piller le public, chez les Romains rien
» n’eft plus rare que de trouver quelqu’un coupable
» de ce crime ». Ce paffage mérite l’attention la plus
férieufe. Polybe étoit grec ; 8c comme homme de
bien, il aimoit tendrement fa patrie, dont l’ancienne
gloire 8c la vertu étoient alors fur leur déclin, dans le
tems que la profpérité de la république romaine étoit
à fon comble. Pénétré du trifte état de fon pa ys, 8c
obfervant les effets de l’influence de la religion fur
l’efprit des Romains, il profite de cette occafiôn pour
donner une leçon à fes compatriotes, & les inftruire
de ce'qu’il regardoit comme la caufe principale de la
ruine dont ils étoient menacés. Un certain libertinage
d’efprit avoit infeélé les premiers hommes de l’état
, 8c leur faifoit penfer & débiter, que les craintes
qu’infpire la religion ne font que des vifions 8c des
luperftitions ; ils croyoient fans doute faire paroître
par-là plus de pénétration que leurs ancêtres, & fe
tirer du niveau du commun du peuple. Polybe les
avertit qu’ils ne doivent pas chercher la caufe de la
décadence de la Grece dans la mutabilité inévitable
des chofes humaines, mais qu’ils doivent l’ attribuer
à la corruption des moeurs introduite par le libertinage
de l’efprit. Ce fut cette corruption qui affoiblit
8c qui énerva la Grece, & qui l’avoit, pour ainfi dire
conquife ; enforte que les Romains n’eurent qu’à en
prendre poffeffion.
Mais fi Polybe eût vécu dans le fiecle fuivant, il
auroit pû adreffer la même leçon aux Romains. L’efprit
de libertinage, funefte avant-coureur de la chûte
des états, fit parmi eux de grands progrès en peu de
tems. La religion y dégénéra au point que Céfar ofa
déclarer en plein lenat, avec une licence dont toute
l’antiquité ne fournit point d’exemple, que l’opinion
des peines & des réçompenfes d’une autre vie étoit
une notion fans fondement. C’étoit - là un terrible
pronoftic de la ruine prochaine de la république.
L’efprit d’irreligion fait tous les jours des progrès ;
il avance à pas de géant 8c gagne infenfiblement tous
les états & toutes les conditions. Les philofophes modernes
, les efprits forts me permettront - ils de leur
demander quel efl le fruit qu’ils prétendent retirer de
leur conduite ? Un d’eux, le célébré comte de Shàfts-
bury, auffi fameux par fon irréligion que par fa réputation
de citoyen zélé, & dont l’idée étoit de fubfti-
tuer dans le gouvernement du monde la bienveillance
à la créance d’un état futur, s’exprime ainfi dans fon
ftyle extraordinaire. « La confcience même,j’entens,
» dit-il, celle qui efl l’effet d’une difeipline religieufe,
» ne fera fans la .bienveillance qu’une aniférahle fi-
» gure : elle pourrapeut-êcre faire des prodiges par-
*> mi le vulgaire. JLe diable.& l’enfer .peuvent faire
» effet fur îles efprits de cet ordre, lorfque la pri-
» fon & la potence ne peuvent rien : mais le caract
è r e de ceux qui font polis 8c bienveillans , eft
» fort différent j ils font fi .éloignés ;de cette fimpli-
» .cité puérile., qu’au lieu de régler leur conduite
» dans la fociété par l’idée des peines & des récom-
» penfes futures, ils font voir évidemment par tout
» le cours de leur v ie , qu’ils ne regardent ces notions
»pieufes que comme des contes propres à amufer
».les enfans & le vulgaire ». Je ne demanderai point
où etoit la religion de ce citoyen zélé lorfqu’il par*-
k»t de la forte, mais où étoient fa prudence & fa politique
; car s’il eft v rai, comme il le dit, que le diable
& l’enfer ont tant d’effet, lors même que la pri-
fon 8c la potence font inefficaces, pourquoi donc cet
homme qui aimoit fa patrie, vouloit-il.ôter un frein
fi néceffaire pour retenir la multitude, 8c en reftrain-
dre les excès? fi ce n’étoit pas fon deflêin, pourquoi
donc tourner la religion en ridicule ? Si fon intention
étoit de rendre tous les Anglois polis & bienveillans ,
il pou voit auffi-bien fie propofer de les faire tous my-
Strabon dit qu’il eft impoffible de gouverner le
Commun du peuple par les principes de la Philofophie
; qu’on ne peut faire d’impreffion fur lui que par
le moyen de la fuperftition, dont les fixions 8c les
prodiges font la bafe 8c le foûtien ; que c’eft pour
cela que leslégiflateurs ont fait ufage de ce qu’enfei-
gne la fable für-le tonnerre de Jupiter, l’égide de Minerve
, le trident de Neptune, le rhyrfe de Bacchus ,
les ferpens & les torches des Furies , & de tout le
relie des fictions de l’ancienne théologie, comme
d’un épouvantaille propre à frapper de terreur les
imaginations puériles de la multitude.
Pline le naturalifte reconnoît qu’il eft néceffaire
pour le foutien de la fociete, que les hommes croyent
que les dieux interviennent dans les affaires du genre
humain ; 8c que les châtimens dont ils puniffent
les coupables ^quoique lents à caufe de la diverfité
des foins qu’exige lé gouvernement d’un fi valie univers
, font néanmoins certains, & qu’on ne peut s’y
fouftraire.
Pour ne point trop multiplier les citations , je finirai
par rapporter le préambule des lois du philofophe
Romain : comme il fait profeffion d’imiter Platon
, qu’il en adopte les fentimens & fouvent les ex-
preffions , nous cônnoîtrons par-là ce que penfoit ce
philofophe fur l’influence de la religion par rap-
*port à la fociété. « Les peuples avant tout doivent
» être fermement perfuadés de la puiffance & du gou-
» vernement des dieux, qu’ils font les fouverains &
» les maîtres de l’univers , que tout eft dirigé par
» leur pouvoir , leur volonté & leur providence,
» & que le genre humain leur a des obligations in-
» finies. Ils doivent être perfuadés que les dieux
» connoiflent l’intérieur de chacun , ce qu’ il fa it ,
” penfe, avec quels fentimens, avec quelle
» piété il remplit les a fies de religion, & qu’ils dif-
» tinguent l’homme de bien d’avec le méchant. Si
» l’efprit eft bien imbu de ces idées, il ne s’écartera
» jamais du vrai ni de l’utile. L’on ne fâuroit nier
» le bien qui réfulte de ces opinions , fi l’on fait ré-
» flexion à la fiabilité que les fermens mettent dans
» les affaires de la vie , & aux effets falutaires qui
» réfultent de la nature facrée des traités & des al-
»"liances. Combien de perfonnes ont été détournées
» du crime par la crainte des châtimens divins 1 &
» combien pure & faine doit être la vertu qui régné
» dans une fociété , où les dieux immortels inter-
» viennent eux-mêmes comme juges & témoins »"fi
Voilà le préambule de la loi ; ear c’ell ainfi que
Platon 1 appelle. Enfuite viennent les lois dont la
première eft conçue en ces termes : « Que ceux qui
•> s approchent des dieux foient purs & chaftes •
» qu ils foient remplis de piété & exempts de l’often-
» tation des ncheffes. Quiconque fait autrement
» Uieului-même s’en fera vengeance. Qu’un faint
u culte foit rendu aux dieux, à ceux qui ont été re-
j »'.gardes comme habitans du c ie l, & aux héros que
; » leur mente y a placés, comme Hercule, Bacchus,'
, » Elculape , Caftor , Pollux, & Romulus. Que des
I » temples foient édifiés en l’honneur des qualités
» qui ont elevé des mortels à ce degré de gloire,
» en 1 honneur de la raifon, de la vertu, de la piété
» & de h bonne foi ». A tous ces différens traits on
reconnoît le génie de l’antiquité , & particulièrement
celui des légiflateurs , dont le foin étoit d’infpirer
au peuple les fentimens de religion pour le bien de
■ l etat même. L’établilfement des myfteres en eft un
autre exemple remarquable. Ce fujet important &
curieux eft amplement développé dans les differta-
tions fur l’tinion de la religion', de la morale , & de
la politique, tirés par M. Silhouette d’un ouvrage de
M. Varburton.
Enfin M. Bayle abandonne le raifonnement, qui
eft fou fort : fa dernière reffourcé eft d’ayoir recours
à l’expérience,; & c’eft par-là qu’il préfend foûtenir
I fa thefe , en faïfant voir qu’il y a eu des athées qui
ont vécu moralement bien, & que même il y a eu
des peuples entiers qui fe font maintenus fans croire
; l ’exiftence de Dieu. Suivant lui, la vie de plufieurs
athées de l’antiquité prouve pleinement que leur principe
n’entraîne pas néceffairement la corruption des
moeurs ; il en allégué pour exempleDiagors, Théodore
, Evhemere, Nicanor & Hippon, philofophes,
dont la vertu a paru fi admirable à S. Clément d’A lexandrie
, qu’il a voulu en décofer la religion & en
faire autant de théiftes, quoique l ’antiquité les re-
connoiffe pour des athées décidés. Il defeend'enfuite
à Epicure & à fes feûateurs , dont la condiiite , de
fa v eu d e leurs ennemis, étoit irréprochable. lic ite
AtticdS, CafliuS, & Pline le naturalifte. Enfin il finit
cet illuftre catalogue par l’éloge de la vertu de
Vaniiti & de Spinofa. Ce n’eft pas tout ;l il cite des
nations entières 8 athées, que des voyageurs modernes
ont découvertes dans le continent 8c dans les îles
d’Afrique Sc de l’Amérique , & qui pour les moeurs
l ’emportent fur la plûpart des idolâtres qui les envi-'
ronnent. Il eft vrai que ces aehées (ont des fauvaees
fans lois, fans magillrats, fanspolice civile : mais de
ces circonftanees il en tire des raifons d’autant plus
fortes en faveur de fon fentimënt ; car s’ils vivent
paifiblement hors de la fociété civile , à plus forte
raifon le feroient-ils dans une fociété, oit des lois générales
empêcheroient les particuliers de commettre
des injuftiçes.
L’exemple des Philofophes qui, quoique athées ,
ont vécu moralement bien , ne prouve rien par
rapport à l’influence que l’athéifme peut avoir fur
les moeurs des hommes en général ; & c ’eft-là néanmoins
lé point dont il eft queftion. En examinant
les motifs différens qui éngageoient ces philofophes
à' être vertueux , l’on verra que ces motifs qui
etoient particuliers à leur caraaere , à leurs cir-
conftanccs, à leur deffein, ne peuvent agir fur la
totalité d’un peuple qui feroit infeaé de leurs principes.
Les uns étoient portés à la vertu par le fen-
timent moral & la différence effentielle des chofes ,
capables de faire un certain effet fur un petit nombre
d’hommes ftudieüx, contemplatifs , 8c qui joignent
à un heureux naturel , un efprit délicat 8c
iitbtil : mais ces motifs font trop foibles pour déterminer
le commun des hommes. Les autres agiftbient
par paflion pour la gloire & la réputation : mais-quoi