l’efprit & à charger la mémoire , qu’à toucher l e
coeur 8c à changer la volonté. Tel eft en general
l ’efprit qui régné dans les livres de morale de ce phi-
lofophe. Voici quelques-uns de fes préceptes , avec
le tour qu’il leur donne.
i°.’Le bonheur de l’homme ne confifte ni dans les
plaifirs, ni dans les richeffes, ni dans les honneurs ,
ni dans la puiffance, ni dans la nobleffe, ni dans les
fpéculations de la philolophie ; mais bien plutôt dans
les habitudes de l’ame, qui la rendent plus ou moins
parfaite. z°. La vertu eft pleine de charmes 8c d’attraits
; ainfi une vie où les vertus s’enchaînent les
unes avec les autres, ne fauroit être que très-heu-
reufe. 30. Quoique la vertu fe fuffife à elle - même,
on ne peut nier cependant qu’elle ne trouve unpuif-
fant appui dans la faveur, les richeffes, les honneurs,
la nobleffe du l'ang, la beauté du corps, 8c que toutes
ces chofes ne contribuent à lui faire prendre un
plus grand effor, 8c n’augmentent par-là le bonheur
<le l’homme. 40. Toute vertu fe trouve placée dans
le milieu entre un aûe mauvais par excès 8c entre
un aâe mauvais par défaut : ainfi le courage tient le
milieu entre la crainte & l’audace; la libéralité, entre
l’avarice & la prodigalité ; la modeftie, entre l’ambition
8c le mépris fuperbe des honneurs ; la magnificence
, entre le faite trop recherché 8c l’épargne
fordide ; la douceur , entre la colere & l’intènfibi-
lité ; la popularité, entre la mifantropie 8c la baffe
flaterie, &c. d’où l’on peut conclure que le nombre
des vices eft double de celui des vertus, puifque toute
vertu eft toujours voifine de deux vices qui lui
font contraires. 50. 11 diftingue deux fortes de jufti-
ce ; l’une univerlelle, 8c l’autre particulière : la jufti-
ce univerlelle tend à conferver la fociété: civile par
le refpeét qu’elle infpire pour toutes les lois : la juftice
particulière, qui confifte à rendre à chacun ce qui. lui
eft dû, eft de deux fortes ; la diftributive 8c la commutative
: la juftice diftributive dilpenfe les charges
8c les récompenfes, félon le mérite de chaque citoyen
; 8c elle a pour réglé la proportion géométrique
: la juftice commutative , qui confifte dans un
échangé de chofes, donne à chacun ce qui lui eft dû,
& garde en tout une proportion arithmétique. 6°. On
1e lie d’amitié avec quelqu’un ou pour le plaifir qu’on
retire de fon commerce, ou pour l’utilité qui en revient
, ou pour fon mérite fondé fur la vertu ou
d’excellentes qualités. La derniere eft une amitié parfaite
: la bienveillance n’eft pas , à proprement parler
, l’amitié ; mais elle y conduit, 8c en quelque façon
elle l’ébauche.
Ariflote a beaucoup mieux réufli dans fa logique
que dans fa morale. Il y découvre les principales
lources de l’art de raifonner ; il perce dans le fond
inépuisable des penfées de l’homme ; il démêle fes
penfées , fait voir la liaifon qu’eiles ont entr’elles ,
les fuit dans leurs écarts 8c dans leurs contrariétés,
les ramene enfin à un point fixe. On peut affûrer que
fi l’on pouvoit atteindre le terme de l’efprit, Ariftote
l’auroit atteint. N’eft-ce pas une çhofe admirable ,
que par différentes combinaifons qu’il a faites de toutes
les formes que l’efprit peut prendre en raifonnant,
il l’ait tellement enchaîné par les réglés qu’il lui a
tracées, qu’il ne puiffe s’en écarter, qu’il ne raifon-
ne inconléquemment ? Mais fa méthode , quoique
louée par tous les philofophes , n’eft point exempte
de défauts. i° . Il s’étend trop , 8c par-là il rebute :
on pourroit rappeller à peu de pages tout fon Livre
des catégories, & celui de l’interprétation ; le fens
y eft noyé dans une trop grande abondance de paroles.
z°. Il eft obfcur 8c embarraffé ; il veut qu’on le
devine, 8c que fon leôeur prôduife avec lui les penfées.
Quelque habile que.l’on foit, on ne peut guere
fe flater de l’avoir totalement entendu ; témoin fes
analytiques, où tout l’art du fyllogifme eft enfeigné.
Tous les membres qui compofent fa Logique fe trouvent
difperfés dans les différens articles de ce D ictionnaire
; c’eft pourquoi, pour ne pas ennuyer le
lefteur par une répétition inutile des mêmes chofes ,
on a jugé à propos de l’y renvoyer afin qu’il les con-
fulte.
Paffons maintenant à la phyfique d’Ariftote ; 8e
dans l’examen que nous en allons faire, prenons
pour guide le célébré Louis Visés, qui a difpofé dans
l’ordre le plus méthodique les différens ouvrages où
elle eft répandue. Il commence d’abord par les huit
livres des principes naturels, qui paroiffent plutôt
une compilation de différens mémoires , qu’un ouvrage
arrangé fur un même plan ; ces huit livres
traitent en général du corps étendu, ce qui fait l’objet
de la Phyfique, 8c en particulier des principes ,
& de tout ce qui eft lié à ces principes , comme le
mouvement, le lieu , le tems, &c. Rien n’eft plus
embrouillé que tout ce long détail ; les définitions
rendent moins intelligibles des chofes qui par elles
mêmes auroient paru plus claires, plus évidentes.
Ariftote blâme d’abord les philofophes qui l’ont
précédé, 8c cela d’une maniéré affez dure ; les uns
d’avoir admis trop de principes, les autres de n’en
avoir admis qu’un feul : pour lui, il en établit trois ,
qui font la matière, la forme, la privation. La matière
e ft , félon lu i, le fujet général fur lequel la nature
travaille ; fujet éternel en même tems, 6c qui ne cefi
fera jamais d’exifter ; c’eft la mere de toutes chofes,
qui foupire après le mouvement, & qui fouhaite
avec ardeur que la forme vienne s’unir à elle. On
ne fait pas trop ce qu’Ariftote a eptendu par cette
matière première qu’il définit, ce qui n’efi, ni qui,
ni combien grand, ni quel, ni rien de ce par quoi l ’être
ejl déterminé. N’a-t-il parlé ainfi de la matière que
parce qu’il étoit accoûtumé à mettre un certain ordre
dans fes penfées, & qu’il commençoit par envi-
fager les chofes d’une vue générale, avant de defeen-
dre au particulier ? S’il n’a voulu dire que ce la , c’eft-
à-dire fi dans fon efprit la matière première n’avoit
d’autre fondement que cette méthode d’arranger des
idées ou de concevoir les chofes, il n’a rien dit qu’on
ne puiffe lui accorder : mais aufli cette matière n’eft
plus qu’un être d’imagination ; une idée purement
abftraite ; elle n’exifte pas plus que la fleur en général
, que l’homme en général, &c. Ce n’eft pourtant
pas qu’on ne voye des philofophes aujourd'hui, qui,
tenant d’Ariftote la maniéré de confidérer les chofes
en général avant que de venir à leurs efpeces , &
de paffer de leurs efpeces à leurs individus, ne foû-
tiennent de fens froid, & même avec une efpece d’opiniâtreté
, que l’univerfel eft dans chaque objet particulier
: que la fleur en général, par exemple , eft
une réalité vraiment exiftante dans chaque jonquille
8c dans chaque violette. Ilparoît à d’autres que, par
matière première , Ariftote n’a pas entendu feulement
le corps en général, mais une pâte uniforme dont
tout devoit être conftruit ; une cire obéiffante qu’il
regardoit comme le fond commun des corps ; comme
le dernier terme où revenoit chaque corps en fe dé-
truifant ; c’étoit le magnifique bloc du Statuaire de
la Fontaine :
Un bloc de marbre étoit Ji beau,
Qu’un Statuaire en fit Cemplette :.
Qu’en fera, dit-il, mon cifeau ?
Sera-t-il dieu , table ou cuvette ?
Brifez ce dieu de marbre, que vous re fte -t-il en
main ? des morceaux de marbre. Caffez la table ou
la cuvette, c’eft encore du marbre •; c’eft Iq même
fond par-tout ; ces chofes ne different que par une
forme extérieure. 11 en eft de même de tous les corps ;
leur maffe eft effentiellement la même ; ils ne different
que par la figure, par la quantité., parie repos,
ou
ou par le mouvement, qui font toutes chofes accidentelles.
Cette idée qu’on doit à Ariftote, a paru
fi fpécieufe à tous les Philofophes, tant anciens que
modernes, qu’ils l’ont généralement adoptée : mais
cette idée d’une matière générale dans laquelle s en
retournent tous les corps en derniere décompofition,
eft démentie par l’expérience i fi elle étoit vraie ,
voici ce qui en devroit arriver. Comme le mouvement
fait fortir de cette cire un animal, un morceau
de bois, une maffe d’or ; le mouvement, en leur
ôtant une forme paffagere , devroit les ramener a
leur cire primordiale. Empedocle, Platon, Ariftote
8c les Scholaftiques le difent : mais la chofe n’arrive
point. Le corps organife fe diffout en differentes maffe
s de peaux, de poils, de chairs, d o s, & d autres
corps mélangés. Le corps mixte fe réfout en eau, en
fable, en fel, en terre : mais avec les diffolvans les
plus forts, avec le feu le plus v if , vous n’obtiendrez
point de ces corps fimples de fe changer. Le fable
refte fable, le fer demeure fer, l’or épuré ne change
plus ; la terre morte fera toujours terre ; 8c après
toutes les épreuves 8c tous les tourmens imaginables
, vous les retrouverez encore les mêmes. L ’expérience
ne va pas plus loin : les élémens font chacun
à part des ouvrages admirables qui ne peuvent
changer, afin que le monde, qui en eft compofe,
puiffe recevoir des changemens par leurs mélanges,
8c foit cependant durable comme les principes qui
en font la bafe. Voyt{ Carticle C h im i e . ^
Pour la forme, qui eft le fécond principe d’Ariftote
, il la regarde comme une fubftance, un principe
aétif qui conftitue les corps, 8c affujettit pour
ainfi dire la matière. Il fuit de-là qu’il doit y avoir
autant de formes naturelles qui naiffent 8c meurent
tour-à tou r, qu’il y a de corps primitifs 8c élémentaires.
Pour la privation, dit Ariftote, elle n’eft point
une fubftance ; elle eft même, à quelques égards, une
forte de néant. En effet tout corps qui reçoit une telle
forme, ne doit pas l’avoir auparavant ; il doit memè
en avoir une qui foit abfolument contraire. Ainfi les
morts fe font des vivans, 8c les vivans des morts.
Ces trois principes étant établis, Ariftote paffe à
l’explication des caufes, qu’il traite d’une maniéré
affez diftinéte , mais prefque fans parler de la première
caufe qui eft Dieu. Quelques-uns ont pris oc-
cafion , tant de la définition qu’il donne de la nature
, que du pouvoir illimité qu’il lui attribue, de dire
qu’il méconnoît cette première caufe : mais nous
le juftifierons d’athéifme dans la fuite de cet article.
Selon lui la nature eft un principe effeélif, une caufe
pléniere, qui rend tous les corps où elle refide capables
par eux-mêmes de mouvement 8c de repos ÿ ce
qui ne peut point fe dire des corps ou elle ne refide
que par accident, 8c qui appartiennent à 1 art : ceux-
là n’ont rien que par emprunt, & fi j’ofe ainfi parler,
que de la fécondé main. Continuons : tous les corps
ayant en eux cette force , qui dans un fens ne peut
être anéantie, & cette tendance au mouvement qui
eft toujours égale, font des fubftances véritablement
dignes de ce nom : la nature par confequent eft un
autre principe d’Ariftote ; c’eft elle qui produit les
formes, ou plutôt qui fe divife 8c fe fubdivife en une
infinité de formes, fuivant que les befoins de la matière
le demandent. Ceci mérite une attention particulière
, & donne lieu à ce Philôfophe d’expliquer
tous les changemens qui arrivent aux corps. Il n y
en a aucun qui foit parfaitement en repos, parce qu il
n’y en a aucun qui ne faffe effort pour fe mouvoir. Il
conclut de-là que la nature infpire je ne fai quelle ne-
celfité à la matière. Effectivement il ne dépend point
d’elle de recevoir telle ou telle forme : elle eft affu-
jettie à recevoir toutes celles qui fe prefentent & qui
fe fuccedent dans un certain ordre, 8c dans une certaine
proportion. C ’eft-là cette fameufe entéléchie
Tome /,
qui a tant embarraffé les commentateurs, 8c qui a
fait dire tant d’extravagances aux Scholaftiques.
Après avoir expliqué quelle eft la caufe efficiente*
quel eft le principe de toute la force qui fe trouve ré-*
pandue dans l’univers, Ariftote entre plus avant dans
fa matière, 8c tâche de développer ce que c’eft que
le mouvement. On voit bien qu’il fait-là de grands
efforts de génie : mais fes efforts aboutiffent à une définition
tres-obfcurè, 8c devenue même fameufe par
fon obfcurité. Plus Ariftote s’avance, plus il embraffe
de terrein : le fini 8c l’infini, le vuide & les atomes *
l’efpace 8c le tems, le lieu 8c les corps qui y font
contenus ; tout fe préfente devant fes yeux : il ne
confond rien, une propofition le mene à l’autre ; 8c
quoique ce foit d’une façon très-rapide, on y fent
toujours une forte de liaifon.
La doCtrine qui eft comprifé dans les deux livres
de la génération 8t de la corruption, tient néceffai-
rement à ce que nous avons déjà développé de fes
principes. Avant Socrate on croyoit que nul être ne
périffoit, & qu’il ne s’en reproduifoit aucun; que
tous les changemens qui arrivent aux corps ne font
que de nouveaux arrangemens, qu’une diftribution
différente des parties de matière qui compofent ces
mêmes corps ; on n’admettoit dans l’univers que des
accroiffemens 8c des diminutions, des réunions &
des divifions, des mélanges 8c des féparations. Ariftote
rejetta toutes ces idées, quoique fimples, 8c
par-là allez vraiffemblables ; & il établit une généra*
tion 8c une corruption proprement dites. Il reconnut
qu’il fe formoit de nouveaux êtres dans le feirt
de la nature, 8c que ces êtres périffoient à leur tour.
Deux chofes le conduifirent à cette penfée : l’une
qu’il s’imagina que dans tous les corps le fujet ou
la matière eft quelque chofe d’égal 8c de confiant ;
& que ces corps, comme nous l’avons déjà obfer-
v é , ne different que par la forme, qu*il regardoit
comme leur effence: l ’autre, qu’il prétendoit que
les contraires naiffent tous de leurs contraires , comme
le blanc du noir; d’où il fuit que la forme du
blanc doit être anéantie avant que celle du noir
s’établilfe. Pour achever d’éclaircir ce fyftème, j’y
ajouterai encore deux remarques. La première, c’eft
que la génération £c la corruption n’ont aucun rapport
avec les autres modifications des corps, comme
l’accroiffement 8c le décrôiffement, la tranfpa-
rence, la dureté, la liquidité, &c. dans toutes ces
modifications, la première forme ne s’éteint point,
quoiqu’elle puiffe le diverfifier à l’infini. L’autre re-»
marque fuit de celle-là ; comme tout le jeu de la nature
confifte dans la génération 8c dans la corruption
, il n’y a que les corps fimples & primitifs qui ÿ
foient fujets ; eux feuls reçoivent de nouvelles formes
, 8c paffent par des métamorphofes fans nombre
; tous les autres corps ne font que des mélanges,
8c pour ainfi dire dès entrelacemens de ces premiers*
Quoique rien ne foit plus chimérique que ce côté du
fyftème d’Ariftote, c’eft cependant ce qui a le plus
frappé les Scholaftiques, 8c ce qui a donné lieu à
leurs expreflions barbares 8c inintelligibles : de-là
ont pris naiffance les formes fubftantielles, les entités
, les modalités, les intentions reflexes, &c. tous
termes qui ne réveillant aucune idée, perpétuent
vainement les difputes 8c l’envie de difputer.
Ariftote ne fe renferme pas dans une théorie générale
: mais il defeend à un très-grand nombre d’explications
de phyfique particulière ; 8c l’on peut dire
qu’il s’y ménage, qu’il s’y obferve plus que dans
tout le refte ; qu’il ne donne point tout l’effor à fon
imagination. Dans les quatre livres fur les météores
il a , félon la réflexion judicieufe du pere Rapin, plus
éclairci d’effets de la nature que tous les Philofophes
modernes joints enfemble. Cette abondance lui doit
tenir lieu de quelque mérite, 8c certainement d’ex>.
O o 0 o