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tore le pifang ( mufa paradïfiaca ) & malheureufe-
ment ils ne lont point les feuls d’entre les Américains,
qui, fans y être contraints par aucune efpèce
de difette, ont fouillé leurs tables en y fervant des
pièces de chair humaine, rôties à de grandes broches
de bois, ou bouillies dans des marabouts.
On fe perfuadera fans peine que quelques voyageurs
ont exagéré le nombre des peuplades anthropophages
; mais il eft fur qu’on en a trouvé au fud,
au nord & entre les tropiques. Les Atac-Apas de la
Louifiane qui, en 17 19 , mangèrent un François
nommé Clmrleyille, habitent à plus de huit cens
lieues du diftriâ des Caraïbes, cabanés entre les rives
de l’Effequébo 8c de l’Orénoque ; 8c de-là il faut
encore faire un immenfe trajet dans le continent,
pour arriver chez les Ençavellados ou les Chevelus,
qui rôtirent aufti. leurs prifonniers ; de forte que
cette barbarie eft commune à des nations qui ne peuvent
avoir emprunté leurs moeurs les unes des autres
, ni s’être corrompues jyfqu’à ce point par la
force de l’exemple.
Dans cette immenfe quantité de détails que nous
fourniffent les relations touchant les ulages religieux
des Américains, il s’eft gliffé des fauffetés dont quelques
unes font déjà parfaitement connues, 8c dont
on connoîtra les autres, à mefure que les vo y a geurs
deviendront plus éclairés que ne l’ont été la
plupart de ceux qui ont parlé, jufqu’à préfent, des
differentes parties du nouveau monde : des moines
& des hommes qui ne méritoient pas le titre de
philofophe, en quelque fens qu’on puiffe entendre
ce mot, fe font permis d’écrire des chofes que les
perfonnes raifonnables fe font repenties d’avoir
lues. Nous n’expliqperpns ici qu’un fait qui fuffira
pour faire juger de beaucoup d autres, Qn aaffuré
que plqfieurs fauvages des provinces méridionales
adoroient une citrouille, D r , voici ce que c’eft que
cette adoration : Tout comme les prétendus for-
tiers de la Laponie fe fer'voient jadis d’un tambour
qu’ils battpient pour chaffer le démon, lorfqu’ils
le croyoient logé dans le corps d’un homme malade
, qu’ils n’avoient pu guérir avec leurs drogues
ordinaires ; ainfi quelques jongleurs de l’Amérique
emploient une courge dont ils tirent la pulpe, &
qu’ils rempliffent enfuite de cailloux ; de forte que
quand ils la fecoiient,ii en réfulte un bruit qu’on
entend de très-loin dans la nuit. 11 eft donc affez
naturel que les fauvages qui ne font point initiés
dans J,a jonglerie., aient peur de cet inftrument,
aufti n’ofent-ils le toucher ni en approcher; &
voilà à quoi fe réduit l’adoration de la citrouille.
C ’eft bien en vain qu’on a interrogé ces barbares,
touchant des pratiques fi groffières , 8c touchant
beaucoup d’autres qui font encore infiniment plus
fuperftitLeiifes.; la pauvreté de leur langue, dont le
diélionnaire pourroit être écrit en une page, les
empêche de s’expliquer, .On fait que les Péruviens
mêmes, quoique réunis en une efpèce de fociété
politique, n’avoient pas encore inventé des termes
pour exprimer les êtres métaphyfiques, ni les qua-
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litês morales qui doivent le plus diftinguer l’homme
de la bête, comme la juftice , la gratitude , la mifé-
ricorde. Ces qualités étoient au nombre des chofes
qui n’avoient point' de nom : la vertu elle-même
n’avoit point de nom dans ce pays , fur lequel on
a débité tant d’exagérations. O r , chez les petits
peuples ambulans, la difette des mots eft encore
incomparablement plus grande ; au point que toute
efpèce d’explication fur des matières de morale 8c
de méthaphyfique, y eft impoflible. Si dans le corps
du DiS. des Sciences , &c. 011 trouve un article où
il eft queftion de la théologie 8c de la philofophie
des Iroquois, nous ferons obferver ici que l’auteur
de cette pièce eft, en un certain fens, affez exeufa-
b le , puifqu’il n’a fait que fuivre M. Brucker, qui
a donné lieu à toutes ces fables, par ce qu’il a dit
des Iroquois dans fa grande Hijloire de la Pnilo/o-
phie, immenfe colleélion d’erreurs 8c de vérités-.,
Quelque favant qu’ait été M. Brucker, il ne nous
paroît pas qu’il fe foit mis en peine de confulter
fur l’Amérique , d’autre auteur que la Hontan ; 8c
c’eft précifément la Hontan qu’il ne fallo.it point
confulter, parce qu’il prête , 011 ne fait à quels bar-
' bares du Canada, fes propres idées, qui font encore
très-éloignées d’être juftes.
Ceux-là fe trompent, qui penfent que chez les
fauvageg. la religion eft très-fiinple , très-pure , 8c
qu’elle va toujours en fe corrompant à mefure que
les peuples fe civilifent. La vérité eft que les fauvages
8c les peuples civilifés fe plongent également
dans des fuperftitions cruelles 8c épouvantables
, lorfqu’ils ne font pas retenus par la faine rai-
fon ; 8c fi la profeflion du chriftianifme même n’a
pu empêcher les Epagnols d’affaftïner leurs frères
en l ’honneur de l’éternel' dans la placeJVIajor de
Madrid, on voit combien il eft néceffaire que -le
chriftianifme fi raifonnable foit bien entendu. O r ,
ce feroit faire tort à fes lumières, de croire qu’il y
a beaucoup de philofophie chez les fauvages, qui
font aufti dans leur fens des auto-da-fè, 8c on n’en
.faifoit majheureufement que trop chez les Antis ,
où l’on trouya de grands v-afes de terre remplis de
corps d’enfans defféchés , qui avoient été immolés
à des ftatues ; 8f on en immoloit de la forte toutes
les fois que les Antis célébroient des aéïes de foi.
Quant à ceux qu’on appelle parmi les fauvages de
l’Amérique , boyés, famétyes, piays , ange hottes , javas
, ùharangui, autmons , ils meritoient plutôt le
nom de médecin , que celui de facrificateur qu’on
leur a fouvent donné : il eft vrai qu’ils accompagnent
les remèdes , qu’ils fervent aux malades, de
pratiques bifarres, mais qu’ils croient être propres
à calmer ou à chaffer le mauvais principe, auquel
ils paroiffent attribuer tous les dérangemens qui
furviennent au corps humain, Au lieu de raifonner
imbécillemeiît fur la théologie de ces prétendus
prêtres, on auroit beaucoup mieux fait de les engager,
par des préfens 8c des procédés généreux,
a nous communiquer les caràélères de certaines
plantes, dont ils font un grand ufage dans les inés
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dicamens ; car nous ne connoiffons pas la cinquantième
partie des végétaux que quelques-uns de ccs
Alexis portent toujours fur eux dans de petits fac s ,
qui compofent toute leur pharmacie. Mais les mif-
fionnaires, .qui ont cru voir dans ces jongleurs de
l’Amérique , des rivaux, les perfécu tent avec acharnement
; 8c quand ils en parlent même dans leurs
relations ils les accablent encore d’injures qui
nous révoltent autant que la barbare platitude du
ftylê dans lequel ces relations font écrites , 8c que
les prodiges manifeftement faux qu’on y attefte
comme véritables. Il ne manque point des millionnaires
en Amérique ; mais on y.a rarement vu des
hommes éclairés 8c charitables s’intéreffer aux malheurs
des fauvages, 8c employer quelque moyen
pour les foulager. On peut dite qu’il n’y a proprement
que les Quakers , qui fe foient établis au nouveau
monde fans y commettre de grandes injuftices
8c des aélions infâmes. Quant aux Efpagnols, fi
l’on n’étoit d’ailleurs inftruit, on feroit tenté de
croire que Las Cafas a voulu pallier leurs crimes
en les rendant abfolument incroyables. Il ofe dire,
dans un traité intitulé de la dejlrucion de las Indias
Occidentales per los Cafiell-anos., 8c qui eft infère
dans la colleétion de fes OEuvres, 8c imprimées à
Barcelone, qu’en quarante ans fes compatriotes
ont égorgé cinquante millions d’indiens: mais nous
répondons que c’eft une exagération grofîière. Et
voici pourquoi ce Las Cafas a tant exagéré : il vou-
loit établir en Amérique un ordre fémi-militaire,
fémi-eccléfiaftique ; enfuite il vouloit être grand-
maître de cet ordre , 8c faire payer aux Américains
un tribut prodigieux en argent : pour convaincre
la cour de l’utilité de ce projet, qui n’eût été utile
qu’à lui feul, il portoit le nombre des Indiens égorgés
à des fommes innomhrablës.
La vérité eft que les Efpagnols ont fait déchirer
plufieurs fauvages par de grands lévriers, 8c par
une efpèce de chiens dogues, apportée en Europe
du tems des Alains: ils ont encore fait périr un
grand nombre de ces malheureux dans les mines 8c
les pêcheries à perles, 8c fous le poids des bagages,
qu’on ne pouvoit tranfporter que fur les épaules
des hommes, parce que fur toute la côte orientale
du nouveau continent, on ne trouva aucune bête
de fomme ni de trait, 8c ce ne fut qu’au Pérou
qu’on vit les glamas .'.Enfin , ils ont exercé mille
genres de cruauté fur des caciques 8c des chefs de
horde , qu’ils foupçonnoient d’avoir caché de l’or
8c de l’argent : il n’y avoit aucune difeipline dans
leurs petites troupes , compofées de voleurs, 8c
commandées par des hommes dignes du dernier
fupplice , 8c élevés pour la plupart dans la dernière
bafleffe ; car c’eft un fait qu’Almagre 8c Pizarre ne
favoient ni lire ni écrire: ces deux aventuriers con-
duifoient cent foixante-dix fantaffins, foixante cavaliers
, quelques dogues, 8c un moine nommé la
Vallè Viridi , qu’Aîmagre fit depuis aflbmmer à
coups de croffes de fufil dans l’ile dePuna.Tel étoit
l’armée qui marcha contré les Péruviens : quant à
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celle qui marcha contre les Mexicains, fous la conduite
de Cortez , elle étoit forte de quinze cavaliers
8c de cinq cents fantaftins tout au plus. Or, on
peut fe former une idée de tous les forfaits que ces
fept cens trente m u f meurtriers ont dû commettre
au Pérou 8c au Mexique : on peut encore fe former
une idée des ravages faits à l’île de Saint-Domingue
; mais c’eft fe moquer du monde de vouloir
qù’on y ait égorgé cinquante millions d’habitans.
Ceux qui adoptent des récits fi extravagans,
ne conçoivent fans doute point ce que c’eft
qu’un tel total d’hommes : tout l’empire d’A lle magne
, la France 8c l’Efpagne enfemble , ne
contiennent pas exactement aujourd’hui cinquante
millions d’habitans. Cependant, fi l’on en excepte
l’intérieur-de l ’Efpagne, la terre y eft affez bien-
cultivée , 8c cela par ‘le travail combiné des animaux
avec celui des laboureurs. En Amérique ,
rien n’étoit cultivé par le travail des animaux : aufti
voit-on par les propres journaux des Efpagnols ,
qu’ils marchèrent fouvent dans le Pérou pendant
cinq ou fix jours fans voir une feule habitation.
Dans l’expédition de la Canella, on ne fe fervit
des épées, dit Jurabé , que pour couper les ronces
8c les brouffailles /afin de le frayer une route au-
travers du plus affreux défert qu’on puiffe imaginer.
Au centre du Paraguai 8c de la Guiane, où
jamais les petites armées Efpagnoles n’ont pénétré 9
8c où elles n’ont, par conféquent, commis aucun
des ravages qu’on leur impute, on n’a découvert
d’abord que des forêts, 8c enfuite encore des forêts
où de petites peuplades fe trouvoient fouvent
à plus de cent lieues de diftance les unes des.autres.
On voit par tout ce que les Jéfuites ont publié touchant
l’établiffement de leurs millions , combien il
a été difficile de raffembler quelques fauvages dans
des contrées plus étendues que la France, 8c où la
terre eft meilleure qu’au Pérou, 8c aufti bonne qu’au
Mexique. Quand on veut avoir une idée de l’çtat.
où fe trouvoit le nouveau monde au moment de la
découverte, il faut étudier les relations , 8c employer
fans ceffe une critique judicieufe & févère ,
pour écarter les fauffetés & les prodiges dont elles
fourmillent : les compilateurs qui n’ont aucune efpèce
d’efprit, entaffent tout ce qu’ils trouvent dans
les journaux des voyageurs, 8c font enfin , des romans
dégoûtans, qui ne fe font que trop multipliés
de nos jours , parce qu’il eft plus, aifé d’écrire fans
réfléchir , que d’écrire en réfiéchiffant.
La dépopulation de l’Amérique 8c le peu de courage
de fes habitans, font les véritables caufes de
la rapidité des conquêtes qu’on y a faites : une moitié
de ce monde tomba, pour ainfi dire, en un infi
tant fous le joug de l’autre. Ceux qui prétendent
que les armes à feu ont uniquement décidé de la
vi&oire fe^trompent, puifqu’on n’a jamais pu avec
ces armes-là conquérir le centre de l’Afrique. Les
anciens Bataves 8c les Germains étoient pour la
plupart nuds : ils n’avoient ni cafque , ni cuiraffe ;
ils n’avoient pas même affez de fer pour appliquer