
ils ont quelques provifions de chair boucanée, ils
relient jour & nuit couchés dans leurs cabanes,
d’où le befoin feul peut les forcer à fortir ; & on
fait aujourd’hui, par un grand nombre d’obferva-
tions recueillies dans differentes contrées, que tous
les fauvages en général ont un tel penchant pour la
pareffe, que c’eft-là un des caraélères qui les dif*
tingue le plus des peuples civilifés. A ce vice honteux
, il faut joindre encore une infatiable foif des
liqueurs fpiritueufes ou fermentées, & alors on
aura une idée affez jîifté de tous les excès dont ces
barbares font capables. Ceux qui croient que l’extrême
intempérance dans le boire ne règne que
chez des peuples litués fous des climats froids, fe
trompent, puifqu’on voit par toutes les relations,
que , fous les climats les plus froids , comme fous
les climats les plus chauds, le s . Américains s’enivrent
avec la même fureur, toutes les fois qu’ils
en ont l’occafion ; & ils auroient prefque toujours
cette occafion , s’ils étoient moins pareffeux.
Mais comme ils ne cultivent que très - peu de
maïs & de manioc, la matière première d’où il
faut extraire la liqueur, leur manque fouvent ; car
on fait que le caouin , la piworée, la chica, &
d’autres breuvages faâices de cette efpèce, font
pour la plupart tirés de la farine du maïs & de la
caffave. Chez les hordes, qui ne cultivent abfolu-
ment point, comme les Moxes, les Patagons &
mille autres, on emploie des racines, des fruits
fauvages & même les mûres des ronces, pour
donner du goût à l’eau, & lui communiquer une
qualité enivrante ; ce qui eff très-aifé par le moyen
de la fermentation, qui s’opère d’elle-même. On
foupçonne que le tempérament froid & phlegma-
tique des Américains, les porte plus que les autres
hommes vers ces excès qu’on pourroit nommer,
avec M. de Montefquieu, une ivrognerie de nation
; cependant il s’en faut bien que les liqueurs
qu’ils braffent eux-mêmes, détruifent autant leur
ianté, que l’e a u -d e - v ie que les Européens leur
vendent, & qui fait des-ravages auffi grands que
la petite vérole, que les Européens ont également
apportée au nouveau monde , où elle eff fur-tout
funefte à ceux d’entre les fauvages qui vont nuds f
parce que leur épiderme & leur tiflù muqueux,
toujours expofés à l’air, s’épaiffiffent ; & ils en
bouchent encore les pores avec des couleurs, des
graiffes & des huiles, dont ils fe verniffent tout le
corps pour fe garantir des piqûres des infeéles,
multipliés au-delà de l’imagination dans les forêts
& les lieux incultes : & c’eft la perfécution qu’on
y effuie de la part des Maringouins & des Moufti-
ques, qui y a auffi enfeigne l’ulage de fumer du
tabac.
Les anciennes relations parlent très - fouvent de
l’extrême vieilleffe à laquelle tous les Américains
parviennent ; mais on fait aujourd’hui qu’il s’eft
gliffé dans ces récits des exagérations groffières, qui
encouragèrent vraifemblablement cet impofteur ridicule.
, qu’on a vu paroître en Europe fous le nom
d'Hultaçob, & qui vouloit fe faire paffer peur un
cacique Américain, âgé de cinq cens ans. Nous l’avons
obfervé, & M. Bancroft a fait la même obfer-
vatioft dans la Guiane en 1766 ; il eft impoffible de
connoître exactement l’âge des fauvages, parce que
les uns manquent abfolumeut de mots numériques »
& chez les autres, les mots numériques font à peine
portés jufqu’au terme de trois: ils n’ont pas de mémoire,
ni rien de ce qui feroit néceffaire pour y
fuppléer ; & faute de calendriers, ils ignorent non-
feulement le jour de leur naiflance, mais même l’année
de leur naiffimce. En général, ils vivent autant
que les autres hommes, au moins dans les contrées
feptentrionales ; car entre les tropiques, la chaleur,
en excitant dans les corps une tranfpiration conti--
nuelle, y abrégé le cours ou le fonge de la vie. Ce
qu’il y a de bien vrai encore, c’eft que les femmes
Américaines accouchent prefque toutes fans douleur,
& avec une facilité étonnante, & il eft très-
rare qu’elles expirent en enfantant, ou par les fuites
d e ! enfantement: lesHiftoriens difent qu’avantl’ar-
rivee de Pizarre & d’Almagre au Pérou, on n’y
avoit jamais ouï parler de fages-femmes. Tout cela
a fait foupçonner que cet effet n’étoit produit que
par une configuration particulière des organes , &
peut-être auffi par ce défaut de fenfibilité qu’on a
obfervé parmi les Américains, & dont on trouve
des exemples frappans dans les voyageurs. Il s’eft
écoulé près de deux cens ans avant qivon ait connu
la méthode qu’emploient les fauvageffes pour ferrer
le cordon ombilical à leurs enfans : c’eft une grande
erreur de foutenir qu’elles le nouent, & d’ajouter
encore que c’eft là une pratique indiquée par la nature
à toutes les nations du monde : elles ne le
nouent point, mais y appliquent un charbon ardent,
qui en emporte une partie, & l’autre fe crifpe au
point de ne pouvoir fe r’ouvrir. Cette méthode n’eft
peut-être pas la plus mauvaife de toutes ; & fi la nature
a enfeigné à cet égard quelque procédé, il faut
avouer qu’il eff très-difficile de le reconnoître d’avec
ceux qu’elle n’a point enfeignés.
On a trouvé parmi les Américains peu d’individus
eftropiés ou nés contrefaits, parce qu’ils ont eu,
ainfi que les Lacédémoniens, la barbarie de détruire
les enfans, qu’une organifation vicieufe , ou une
difformité naturelle, met hors d’état de pouvoir fe
procurer la nourriture en chaffant ou en pêchant.
D’ailleurs, comme les fauvages n’ont point les arts,
ils n’ont pas non plus les maladies des artiïàns, &
ne difloquent point leurs membres en élevant des
édifices ou en conduifant des machines. Les grandes
courfes que les femmes enceintes font obligées d’y
entreprendre, les font quelquefois avorter ; mais
il eff rare que la violence du mouvement y eftropie
le foetus. Le défaut abfolu de toute efpece de bétail
domeftique , & par conféquent le défaut de toute
éfpece de laitage, fait que les Américaines gardent
long tems leurs enfans à la mamelle, & que, quand
il leur naît des jumeaux, elles immolent celui qui
leur paroît être le plus foffile : ufage monftrueux ?
mais introduit chez les petites nations errantes, ou
les hommes ne fe chargent jamais de quelque fardeau
qui pourroit les empêcher de chaffer.
Rien n’efl plus furprenant que les obfervations
qu’on trouve dans les mémoires de plufieurs voyageurs,
touchant la flupidité des enfans Américains
qu’on a effayé d’ inftruire. Margrave Æ xq ( Comment.
ad Hiß. Braßiaz) qu’à mefure qu’ils approchent
du terme de l’adolefcence, les bornes de leur
efprit paroiffent fe rétrécir.. Le trifte état ou nous
favons que les études font réduites dans les colonies
de l’Amérique feptentrionale, c’eft-à-dire, parmi les
Portugais & les Efpagnols , feroient croire que l’ignorance
des maîtres a été plus que fuffifante pour
occafionner celle des écoliers; mais on ne voit point
que les Profeffeurs de l’univerfité de Cambridge,
dans la nouvelle Angleterre, aient formé eux-mêmes
quelques jeunes Américains, au point de pou-
1 voir les produire dans le monde littéraire. Nous dirons
ici que, pour bien s'affurer à quel point les facultés
intelleâuelles font étendues ou bornées dans
les indigènes de l’Amérique, il,faudroit prendre
| leurs enfans encore au berceau, & en fuivre l'éducation
avec beaucoup de douceur & de philofophie;
I car quand ces enfans ont contràâé, pendant quelque
tems, les moeurs de leurs parens, ou barbares,
ou fauvages, il eft très-difficile d’effacer de leur ame
ces impreffions d’autant plus fortes, que ce font les
premières : il ne s’agit pas d’ailleurs de faire des
expériences fur deux ou trois fujets, mais fur un
grand nombre de fujets , puifqu’en Europe même,
[ de tant d’enfans appliqués aux études dès leur plus
tendre jeuneffe, on obtient un fi petit nombre
[ d’hommes raifonnables, & un nombre encore plus
petit d’hommes éclairés. Mais eft-ce bien de la part
j de quelques marchands de l’Amérique, de la part
de quelques aventuriers guidés dans toutes leurs
I allions par l’avarice la plus brûlante, qu’on doit
s’attendre à ces effais dont il eft ici queftion ? Hélas !
nous en doutons beaucoup.
On pourroit fe difpenfer de parler des créoles,
puifque leur hiftoire n’eft point néceffairement liée
avec celle des naturels du nouveau continent, s’il
ne convenoit de faire obferver. qu’en accordant
même que Thomas Gage & Goréal, ou le voyageur
qui a emprunté ce nom, ont outré ce qu’ils rappor-
| tént de l’imbécillité, ou plutôt de l’abrutiffement des
Efpagnols nés aux Indes occidentales ( defcnpt. &
[ voy. aux Indes occident.'), il n’en refte pas moins
Vrai que ces créoles ont été généralement foupçon-
nés d'avoir effuyé quelqu’alteration par la nature du
climat ; & comme c’eft - là un malheur & non un
I crime, le P. Fejoo auroit dû mettre plus de bon fens
dans ce cju’il a écrit pour les juftifier, puifqu’il y a
bien de 1 apparence qu’il n’eût pas même penfé à les
juftifier, s’il n’avoit cru que la gloire de la nation
Efpagnole ÿ étoit intéreffce. O r , ce font-là des préjugés
indignes d’un philofophe, aux yeux duquel la
gloire de toutes les nations n’eft rien ,lorfqu’il s’agit
de la vérité. Les leéleurs, qui ont quelque pénétratlon,
verront aifément que ce n’eft ni à l’envie, ni
à quelque reffentiment particulier contre les Efpagnols
, qu’on peut attribuer ce qu’on a vu de l ’altération
furventte dans le tempérament de leurs créoles
, puifqu’on en a dit tout autant des autres Euro-
éens établis dans le nord de l’Amérique, comme
on s’en apperçoit en lifant l’hiftoire de la Penfyl-
vanie que nous avons déjà eu occafion de citer. Si
les créoles avoient écrit des ouvrages capables d’im-
mortalifer leur nom dans la république des lettres,
ils n’auroient pas eu befoin de la plume & du ftyle
empoulé de JerômeFejoo,pour faire leur apologie,
qu’eux feuls pouvoient, & qu’eux feuls dévoient
faire. Cependant ce n’eft point le tems qui leur a
manqué, puifque Coréal qui les a dépeints, comme
nous l avons dit, avec des couleurs fi défavantageu-
fes , partit pour l’Amérique en 1666. Au refte, plus
on etendra la culture dans l’intérieur du nouveau
monde, en feignant les marais, en abattant les bois,
plus le climat y changera & s’adoucira : c’efl-là un
effet néceffaire qui devient fenfible d’année en année
; & pour fixer ici exaélement l’époque de la première
obfervation faite à cet égard, nous dirons
que , dans la nouvelle édition des Recherches philo-
Jopkiques fur les Américains, on trouve la copie d’une
lettre par laquelle il confie que dès l'an 1677,011
s’étoit déjà apperçu de ce changement de climat, au
moins dans les colonies Angloifes , qu’on fait avoir
été le plus opiniâtrément attachées au travail & à l’amélioration
de la terre , dont les fauvages n’avoient
prefque aucun foin : ils attendoient tout de la nature
, & rien de leur induftrie. C ’eft bien à tort fans
doute qu’on a cru que l’abondance du gibier, du
poiffon & des fruits provenus fans culture, avoient
retardé les progrès de la vie civile dans prefque
toute l’étendue de l’Amérique : à la pointe feptentrionale
du Labrador, & le long des côtes de la baie
de Hudfon, depuis le port de Munck, jufqu’à la rivière
de Churchil, la ftérilité eft extrême & incroyable
; o r , les petits troupeaux d’hommes qu’on y a
rencontrés, font auffi fauvages pour le moins, que
ceux qui errent au centre du Brefil, de la Guiane,
& le long du Maragnon & de l’O rénoque, où l’on
trouve plus de plantes alimentaires, plus.de gibier,
plus de poiffon, & où jamais la glace n’empêche de
pêcher dans les rivières. Il paroît tout au contraire
que la poffeffion d’un grain auffi facile à élever &
auffi facile à multiplier que l ’eft le maïs , auroit
dû porter les Américains à renoncer dans beaucoup
de provinces à la vie ambulante & a la chaffe, qui
rend le coeur de l’homme dur & impitoyable. Cependant
il eft très-certain que quelques-uns de ces
peuples, qui poffédoient la femence du mais, etoient
encore plongés dans l’anthropophagie, comme les
Caraïbes de terre-ferme, qu’on a vu en 1764. manger
les corps des nègres marons, révoltés contre
les Hollandois aux Berbices ( Naturgefchichte von
Guiana. §. 161). Nous favons néanmoins à n’en
point douter, que ces barbares, dont il eft ici queftion
, cultivent non-feulement le manioc, mais en