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vages ne font pas fort multipliées ; la religion ne fe
mêle point de l'iinion conjugale : lorfqu un jeune"
homme, après avoir réfifté long-tems aux amorces
de l’amour, fe rend le témoignage que ce fentiment
11’eft point une foibleffe ni un vice du coeur, mais
un befoin auquel la nature l’a affujetti, il entre
pendant la nuit dans la cabane de fa maîtreffe ,
allume un morceau de bois, s’approche du lit, pince
par trois fois le nez de la belle , l’éveille & lui déclaré
fa paillon ; elle ne répond rien , mais fe s yeux
parlent pour elle : fi l’amant a furpris un regard
favorable, il revient toutes les nuits pendant deux
mois, toujours éloquent, & toujours tendre &
refpeâueux : enfin, après ce noviciat conjugal, les
peres de famille ont une entrevue 8c fument dans
la même pipe : le mariage eft conclu, &fouvent
n’eft confommé que plufieurs mois après la célébration.
La fucceffion de l’époux appartient à fa belle-
mere; celle-ci néanmoins n’a pas le droit de s’op-
pofer à un fécond mariage, qui diminue fes droits
de moitié; en recevant une fécondé femme dans fa
cabane, le fauvagey introduit la difcorde. Les deux
époufes font divifées par l’intérêt & 1 amour, &
l ’on en vient fouventaux mains fur la natte nuptiale :
pendant la mêlée, le mari tranquille fpeâateur du
combat, s’applaudit de voir difputer fa conquête ;
il fume fa pipe avec flegme, & daigne foudre-de
tems en tems aux tranfports de deux forcenées qui
fe déchirent pour pofféder fon coeur. Cependant la
poligamie n’eft pas commune chez eux ; la continence
y eft même honorée , parce que la volupté
énerve les jarets, rend l’homme moins léger à la
courfe & moins propre à lachafle. Ils ne vivent que
de gibier & de poiflbn : lancer une flèche^ avec
adreffe, jeter une ligne à propos, ramer avec vîteffe,
nager avec grâce, gravir le long des rochers & des
précipices ; telle eft l’éducation qu ils * donnent a
leurs enfans. Dans les tems favorables a la chafle,
la jeuneffe d’un canton fe raflemble & pourfuit le
gibier à travers les bois ; fouvent dans leurs courfes
deux nations fe rencontrent & fe difputent la meme
proie ; voilà auftitôt une guerre allumée. La campagne
paroît hériffée de flèches : on porte au bout
des piques de longues chevelures qu’on a enlevées
aux ennemis dans les guerres précédentes. Chaque
parti marche fous les ordres d’ un chef, qui eft le
héros de fon canton: on fe cherche, on fe rencontre
, on vient aux mains ; les vainqueurs arrachent
les chevelures des morts, & les portent en
triomphe dans leurs habitations, traînant apres eux
leurs prifonniers ; c’eft alors un fpeâacle qui fait
frémir l’humanité. Un chef s’approche de l’un de ces
infortunés : T u vas périr, lui dit-il : fi tu as du courage
, chante l’hymne de la mort. Le fauvage, déployant
toute fa férocité, chante , danfe, infulte à
fes bourreaux , exalte fes exploits / s’approche du
poteau fatal, fe laide garotter ; voit de fang froid fa
chair, déchirée avec des peignes de fe r , tomber en
lambeaux. On lui jète de l’eau bouillante, on introduit
des charbons ardens dans fes plaies ; en pro-
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longe fon fuppüce par un raffinement de cruauté ;
& l’on a vu plufieurs de ce§ malheureux fouffrir ce
fupplice pendant un jour entier fans pouffer un
foupir, & fans donner le moindre témoignage de
fenîibilité ; quelques-uns même infûltent à leurs
ennemis, & leur reprochent d’un ton tailleur, qu'ils
ignorent l’art de brûler un homme , & il leur-, découvrent
le barbare fecret de les tourmenter davantage
; fouvent ces cannibales n’attendent pas que la
viaime foit expirée pour dévorer fa chair : ce mets
exécrable ne leur fait point horreur , 8c ils ne mettent
point de différence entre la chair d'un cerf &
celle d’un homme. Dès que la voix d’un enfant peut
articuler des fons fuivis, fon pere lui apprend le
cantique de la mort, lui répétant fans ceffe qu'il doit
un jour combattre pour la gloire & les intérêts de fa
nation; & que s’il a un jour la lâcheté de fe laiffer
prendre vivant, il faut avoir le courage de favoir
mourir fans fe plaindre. Leur langage eft allégorique
8c tient beaucoup de leur férocité : propofer une
chaudière, c’eft propofer une expédtion militaire ;
rompre une chaudière, c’eft déclarer la guerre
inviter fon voifin à boire du bouillon des vaincus ,
c’eft partager avec lui la joie & les fruits de la victoire.
La paix fe fait par députés, leurs difcours
font vifs & pleins d’images ; tous les objets de leur
million font défignés par autant de colliers fufpendus
à un bâton ; on en détache,un à chaque article ; on
fume enfuite dans le même calumet, on inange
1 dans la même chaudière., & l’on fe fépare fatisfaits
fans aucun refte de reffentiment. Les morts font
enterrés fans pompe ; leur tombe eft couverte de
quelques planches : dès que le mort y eft enfermé,
fa nation l’oublie. Aucun monument ne conferve
le fouvenir de fes exploits ; tous les honneurs font
réfervés aux héros vivans : on fe contente de pleurer
en général tous les morts de la nation ; & ce deuil
public fe renouvelle tous les deux ans.
Tels étoient les peuples que les Français eurent à
combattre, lorfquils defcendireqtfur les bords du
fleuve Saint-Laurent, en 1500 ; Jean Cabot & Sé-
baftien, vénitiens, & Gafpard de Portréal, portugais
, les avoient déjà prévenus- Dès 1504, les
Bafques, les Bretons & les Normands , utiles & audacieux
navigateurs, fe hafardoient avec defoibles
barquesfurlebanc de Terre-neuve, & nourriffoient
une partie de la France du fruit de leur pêche ; juf-
qu’à cette époque , la cour de Françe n’avoit point
paru s’intéreffer à ces découvertes ; mais François
premier, rival de Charles-Quint en Europe,
voulut l’être auffi dans le nouveau monde. Mes
frères les rois d?Efpagne & de Portugal, difoit-il , fe
partagent entr'tux VAmérique ; -je voudrois bien■ voir
l'article du teflament S Adam qui les en rend maîtres 6»
qui me deshérite. Vorazani partit & arbora les armes
de France fur quelques rivages de l’Amérique fep-
tentrionale, Jacques Cartier pénétra plus avant, 8ç
donna le nom de Canada nu pays qu’il découvrit :
on prétend que les Efpagnolsy étoient entrés, &
que n’y ayant point trouvé de mines, ils fe retiré-
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feiif en prononçant avec mépris ceS mots Aea nada y
que les fauvages répétèrent à la vue des François.
Quelle que foit l’étymologie de ce m o t , Jacques
Cartier peurfuivit fa route , effuya des périls multipliés
, d’où il vit périr la plupart de fes compagnons,
ik revint en France. Ce ne fut qu’en 1607 que M. de,
Monty remonta le fleuve de Saint-Laurent ; & ,
fécondé par MM. de Champlain & de Pontgrave ,
il jeta les fondemens de Québec : on négocia avec
les fauvages, par la médiation des Jéfuites , dont
on fe fervit avec fuccès auprès de ces nations rufées
& perfides. Les Iroquois, loin d’accéder au traité,
s’avancèrent à main armée ; Champlain marcha
contr’eux, les battit, & ne dut Ta première victoire
qu’à l’effroi que jetoit parmi les fauvàges le
bruit des armes à feu ; infenfiblement ils s’y accoutumèrent
; & dans le fécond combat, la viéfoire
fut long-tems balancée ; dans la troifieme a&ion ils
refterent vainqueurs , & s’étant faifis des fufiis des
morts , ils en devinèrent l ’ufage , & combattirent
dans la fuite à armes égales contre les Français.
Ceux-ci eurent bientôt fur les bras des ennemis plus
dangereux ; les Anglais les »{faillirent avec une flotte
nombreufe ; il fallut fe foumettre aux loix du plus
fort ; mais par le traité de Saint-Germain, le Canada
futreftitùé à la France en 1632. Champlain qui en
fut établi gouverneur, fit de nouvelles découvertes,
donna fon nom à un lac , contint les Iroquois par
la terreur de fes armes, les Hurons par fa politique;
força ceux-ci à recevoir des millionnaires, agrandit
& fortifia Q uébec, & mourut en 1636, honoré des
regrets de fa colonie. Mont-Magni, qui lui fuc-
céda la trouva languiffante 8c prête à fe détruire
elle-même ; fa compagnie commerçante, quifaifoit
la traite des pelleteries, ne lui envoyoit aucun fe-
cours. Un nouvel établiffement à Sylleri divifa les
forces des colons , par les forces auxiliaires qu’il
fallut prêter aux Hurons contre les Iroquois. Ce fut
dans une de ces expéditions, qu’un de leurs chefs,
voyant fes compatriotes prêts à fuir lâchement, les
ranima par cette courte harangue : Mes amis, fi
vous voulez vous retirer fans combattre , attendez
du moins que le foleil foit defeendu derrière les
montagnes , & ne fouffrez pas qu’il éclaire votre
honte : le fuccès ne répondit point à l’ardeur de
ce magnanime vieillard. Les Iroquois vaincus épui-
fèrent toute leur politique pour détacher les Français
de l’alliance des Hurons, 8c les attirer dans
leur parti. Le noble refus de Mont-Magni infpira à
nos alliés une confiance qu’ils n’avoient point encore
connue. La néceffité d’arrêter les Iroquois
avant qu’ils fufïent entrés fur les terres de la colonie
, de protéger les progrès de l’agriculture, excita
quelques particuliers à s’établir dans-Tîle de Mont-
Réal : beaucoup au-deffus on y bâtit un fort ; on y
traça une v ille , & cet établiffement mérita bientôt
le nom de colonie. Les Iroquois s’attachèrent d’abord
à en fapperjes fondemens: les Hollandais de
Manhatte, jaloux dé nos profpérités-, qui n’étoient
qu’apparentes, prêtèrent des armes à ces fauvages,
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8c les infirmèrent dans 1 art de la guerre. Malgré
cesfecours, ils furent contraints de demander la
paix. Mont-Magni la leur auroit accordée ; mais il
fut rappelle peu de tems après. La cour paroiftoit
adopter le fyftême de ne pas laiffer long-tems dans
ces contrées l’autorité fuprême dans les mêmes
mains. Les troubles que le commandeur de Poincr
avoit excités aux Antilles , ne juftifioient que trop
cette politique circonfpe&e : tel étoit l’état du Canada
en 1648.
Les Iroquis ne tardèrent pas à violer le traité de
paix : ils rentrèrent dans le pays des Hurons le fer
& la torche à la main , brûlant les bourgades , af-
fommant les vieillards, jetant les enfans dans les
flammes, & traînant leurs femmes 8c leurs mères
en efclavage. Telle eft la première époque, de la
difperficn des Hurons. La plupart fe retirèrent dans,
l’île de Saint-Jofeph. D ’autres furent recueillis par
les Français ; & cette multitude, généreufement
nourrie par les colons, caufa. parmi eux line difette
affreufe : le refie, ou chercha un afyle chez les
nations voifines, ou mena dans les bois une vie
errante , jufqu’à ce que des tems plus heureux leur
permiffent d’élever d’autres cabanes fur les cendres
des premières. Ce qu’il y a de déplorable , c’eft que
ces hommes ne trouvèrent point de reffources dans
leur propre humanité. Le particulier pouvoitêtre
doux & (ôciable, mais la nation étoit féroce : voici
un trait qui la caraéiérife. Des Français avoient demandé
l’hofpitalité à un chef Huron , vieillard
vénérable, Foracle de fa patrie : il fe hommoit
Aouantol. Le repas frugal qu’il partageoit avec eux
fut bientôt troublé parles hurlemens affreux de tous
les fauvages. Un incendie, qui caufoit ce défordre,
avoit dévoré leurs frêles cabanes. La flamme ne
refpe&a que la maifon du fage & généreux Aouan-
toï. Cette efpèce de prédilection , dont le ciel fem-
bloit honorer ce fauvage, anima dans ces coeurs
défefpérés tous les feux de l’envie. Ils s’écrièrent
qu’il devoit avoir part, comme eux, à la calamité
commune ; ils lui firent un crime de fon bonheur;
& faififfant avec furie les débris enflammés de leurs
cabanes , ils les jetèrent fur la fîenne. Tandis que
la flamme en parcouroit avec rapidité tous les recoins
, Aouantoï fe précipite a travers la fumée &
les ruines, enlève les vivres qui lui reftent. Et pendant
que le feu confume les reftes de fa maifon ,
il apprête un ample feftin ; & fe tournant vers fes
compatriotes : mes freres , leur dit-il, il étoit jufte
que je fuffe malheureux comme vous. Je ne m’ap.
plaudiffois de voir mes biens confervés que pour les
partager avec vous & avec ces Français à qui j’ai
donné l’hofpitalité. Maintenant tout eft détruit ; je
ne reconnois le lieu où fut ma maifon qu’aux cendres
dont la terre eft couverte : mais j ’ai fauvé deux
càiffes de bled d’Inde, vous avez faim , je vous en
donne une ; elle fuffira pour vous nourrir aujourd’hui
; je ferrerai l’autre pour mes hôtes , ma famille
8c pour moi.
Cependant la colonie effuya des révolution? qui