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ailleurs avec une légion : là une poignée d’hommes arrête tout un peuple de
loldats : c’eft dans cette gorge que ce corps invincible de vétérans déchire
de défefpoir & enterre fes drapaux pour le rendre prifonnier à un ennemi
qu’il a tant de fois vaincu. Suffira-t-il à un jeune militaire de pâlir jour ÔC
nuit fur les hiftoriens de la Grèce & de Rome ; de pofféder jufqu’aux
moindres détails de la vie de nos grands'capitaines; de connoître tous les
faits, toutes les époques de notre hiftoire ? Qu’importent ces faits fans
nombre accumulés avec tant de peines, s’il n’eft en état, la carte à la main ,
de les comparer fans ceffe ! C ’eft par - là qu’il doit fe tranfporter fur les
lieux mêmes avec ces grands hommes, pour jouir avec eux de leurs triomphes!
C ’eft par-là qu’il doit apprendre le grand art des campemens, des attaques,
des retraites, quelquefois plus favantes & auffi prècieufes qu’une viftoire !
Sans la Géographie, comment un négociateur fau ra -t-il ce qu’il peut accorder
ou ce qu’il doit prétendre ? Un miniftre ofera-t-il, du fond de fon
cabinet, former le plan d’une campagne, diriger nos troupes , nos vaiffeaux ?
Et pour ne pas avoir acquis des connoiffances auffi indifpenfables dans la place
qu’il occupe, fau dra -t-il que nos légions foient livrées au fer & au feu
de l’ennemi !
Nos plus grands généraux, nos ingénieurs les plus célèbres ont été favans
dans la Géographie. Turenne dans fes campagnes, Vauban dans les fièges
qu ’il dirigeoit, tous deux avares du fang françois, favoient unir fans ceffe
les avantages que leur offroit la nature aux reffources de l’art, & faiioient,
avec une perte de quelques hommes, ce qu’ils n’euffent pu exécuter qu’en
jonchant la terre de cadavres. Le courage feul ne fuffit pas; l’art & l’étude
font encore plus que le courage : le foldat françois eft ardent, impétueux
foupirant après la gloire ; il fait affronter la mort avec une intrépidité qu’on
n’a furpaffée chez aucune nation : mais cette fureur aveugle, cette foif de
vaincre, fuffit-elle toujours pour le rendre invincible?
Un général peu inftruit eft timide : il va en tâtonnant dans fes opérations;
il rêve, il confulte, il héfite : c’eft en vain qu’un ennemi trop
imprudent , trop audacieux lui préfente l’occafion de le battre ; il ne fait
point la faifir. Un militaire inftruit, un général favant dans la Géographie,
connoît d’avance les avantages ou les défavantages qui peuvent réfulter
de telle ou de telle autre pofition ; il a déjà fur la carte préparé fon triomphe,
& avant d’avoir vu l ’ennemi, il a vaincu!
Nous n’avons démontré jufqu’ici l’utilité de cette fcience, que dans l’art
féroce de détruire: mais cet art , mille fois plus utile & plus doux, cet
art confolateur qui , par d’heureux échanges, enrichit une nation du fu-
perflu d’une autre nation, qui. nous apporte fans ceffe le tribut de toutes
les mers & des deux mondes, le commerce enfin , eft-il donc étranger à
la Géographie? N ’eft-ce pas elle-qui; par les connoiffances & les obfervations
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qu’elle accufnule tous les jours, facilite d’un pôle à l’autre une heureufe
côrrefpondance, donne au commerce des vues plus vaftes & plus fages , le
rend le levier qui fait mouvoir toutes les puiffances, tous les empires ; &
nourriffant entr’eux une utile & généreufe émulation , eft caufe enfin que
tous les arts, toutes les découvertes , tous les bienfaits de la nature, deviennent
un bien commun à tous les peuples. Tels font les principaux avantages
que produit l’étude de la Géographie : puiffions-nous, en nous efforçant
doter à cette fcience une partie de fa féchereffe, l’avoir rendue auffi
utile & auffi intéreffante quelle peut le devenir !
Ce difcours eft de M. M â SSON DE M o r v i l l i e r s ,