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que rien n’eft plus ordinaire que d’y voir des villes confidérables, & même des
états fouverains oubliés, ou traités en quelques lignes, tandis qu’on y parle
d’une feigneurie ou d’un fimple village avec une faftidieufe prolixité; M. le
Chevalier de Jaucourt, homme eftimable d’ailleurs par fon goût-& fon lavoir,
manquoit abfolument des connoiffances indifpenfables â la Géographie. Il n’a
fait qu’effleurer fa matière : à peine dit-il quelques mots du lieu qu’il lui faut
décrire, en copiant prefque toujours la Martinière ; mais il s’étend fur des
objets de mythologie, d’hiftoire naturelle & de phylîque, traite fouventdes
queftions de théologie, de controverfe , fait l’hiftoire des grands hommes que
ce lieu a vu naître, & finit par analyfer leurs ouvrages. Il nous a donc
fa llu , non-feulement corriger tous les articles anciens, & ajouter ceux qui
manquoient à la nomenclature , mais refondre dans notre ouvrage les
derniers voyages & les précieufes découvertes des navigateurs de toutes les
na'tions. Ce font ces détails nouveaux, ces alfertions autrefois douteufes,
mais aujourd’hui authentiques, ce font des faits mieux vu s , mieux obfervés,
fubftitués à des préjugés & à des erreurs, qui doivent être les premiers matériaux
de notre ouvrage.
Comme le Géographe ne peut quitter fon cabinet pour aller.vérifier les faits •
fur tous les points du globe, il faut néceffairément qu’il s’en rapporte fouvent
aux voyageurs : mais'ces voyageurs ont-ils bien vu? Ont-ils tout vu? Sont-
ils toujours d’aceprd ? En les fuppofant même de bonne foi , combien de
caufes peuvent égarer le jugement? Ici c’eft l’ignorance ; là c’eft l’opinion.
Cent hommes, difoit Plutarque, & Montagne après lu i, cent hommes lifent
le même livre fans lire les mêmes chofes. Pourquoi n’en feroit-il pas de
même des voyageurs & de ceux qui les confultent ? Dans l’embarras du choix,
nous croirons de préférence au voyageur éclairé qui examine fans paffion,
montre de la candeur dans fes récits, & détaille les faits avec une attention
fcrupuleufe, & nous dédaignerons' l’homme à fyftême, qui cherchant une
route peu frayée pour paroître original, voit moins dans,un pays ce qui réellement
y exifte que ce qu’il veut y trouver. Il eft tel voyageur dont la relation
eft déjà toute faite dans fa tête avant même d’avoir quitté fa patrie ( i ) ;
mais en fuppofant l’exaêtitude dans les faits, combien peu favons nous encore
en comparaifon de ce qu’il nous relie à favoir ! On n’a guères fur une
foule de chofes que des apperçus allez fuperficiels. La pollérité fera bien
( i ) Nous ne ferons point ici la nomenclature des voyageurs des difiereates nations ; leurs ou-
vrages font en fi grand nombre , qu’on ne peut que favoir gré à celui qui a bien voulu nous en
abréger la leélure, & nous donner en quelques tomes tout le fuc d’un millier de volumes. M. de la
Harpe vient de refondre la vafte & fatigante compilation de l’abbé Prévoit : il a ciafTe. avec ordre tous
les mémoires qui appartenoient au même fujet, a abrégé leur ennuycufe prolixité , a enrichi fon
ouvrage de toutes les découvertes des nouveaux voyageurs , & nous a donné une colleélion inté-
reflante dans un fly le correét & facile, qu’il a femé de réflexions inftruétives & philofophiques. ^
étonnée
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étonnée fans doute, lorfquelle examinera de fang froid ce que nous lui donnons
pour des certitudes. Qu’elle ne nous dédaigne cependant pas, nos efforts
ne feront point perdus pour elle ; & riche de nos découvertes , il ne lui fera
que plus facile d’arriver à la vérité.
Nous parlerons des arts & des fciences chez tous les peuples : des liens
qui les rapprochent, c’efl:-à-dire,-du commerce , de leurs gouvernemens,
&c. &c. ; nous parlerons des loix ; nous indiquerons fommairement les caufes
politiques qui ont accéléré la chûte d’une puiffance formidable, & celles qui
ont donné de l’énergie & du reflbrt à un peuple foible; nous remarquerons
enfin combien le defpotifme & la tyrannie font funeftes aux moeurs & à la
pro/périté des empires.
Il nous relie préfentement à traiter d’un point par lequel nous aurions
dû peut-être commencer; on veut parler de l’utilité de la Géographie.
Nous avons fouvent été étonnés de l’efpèce d’indifférence qu’on a eu
jufqu’ici pour cette fcience dans nos maifons d’inflruêlion. On met entre
les mains des jeunes gens les chefs-d’oeuvres des orateurs & des poètes de
Rome & d’Athènes ; on leur enfeigne pendant dix ans l’art de mal parler des
langues mortes, qu’ils oublient bientôt pour apprendre à parler la leur, &
aucun d’eux ne pourrait nous indiquer, fur la carte, les lieux où font fitués
Athènes & Rome. Ils nous décrivent éloquemment la rapidité du Ximoïs,
1 impétuofité du Scamandre , dont l’un exifte à peine , l’autre n’eft guère
qu’un miférable ruiffeau , & prefqu’étrangers dans leur patrie ; ils ne connoiffent
ni les forces politiques de leur propre pays, ni les faits les plus intéreffans de
leur hiftoire. Nous aimerions autant un genre d’éducation, qui formât des
hommes pour la fociété, & nous donnât des citoyens, que de jeunes pédans,
qui croient tout favoir parce qu’ils peuvent réciter en grec & en latin des
morceaux de Démofthène & de Tite-Live.
Nous le dirons cependant pour l’honneur de l’Univerfité : une fcience
auffi effentielle que la Géographie ne fera plus traitée avec tant de négligence
& de mépris. Un jeune profeffeur ( M. l’abbé G renet), a propofé de la joindre
a 1 éducation, & ce plan a été accueilli avec un applaudiffement univerfel.
On n expliquera plus à un jeune homme les ouvrages de Sallufte , de
Tite-Live , les Commentaires de Céfar, fans lui montrer fur la carte les lieux
qui ont ete le théâtre de ces guerres fanglantes ; le jeune élève acquerra en
même-tems des notions fur la Géographie ancienne & moderne ; il n’en
comprendra que mieux fes auteurs claffiques; & ce plan, bien dirigé, doit
infiniment contribuer aux progrès des études.
En effet, une rivière, un ruiffeau, une montagne, un marais, une plaine
plus ou moins vafte, une contrée plus ou moins fertile, plus ou moins peuplée,
ne font point dans l’art de la guerre des circonftances inutiles. Ici le général
le plus confommé ne peut exécuter avec une armée , ce qu’il eût fait
Géographie. Tome l . c