
conjuration fecrète pour en empêcher le fuccès.
Les gens du monde., occupés des plaifirs de Paris
ou des intrigues de la cour, accufoient d’infipidité
les defcriptions champêtres j l’ innocence des champs
n et oit point du tout leur fait. A la vérité , les vrais
& grands poètes, les Voltaire, les Laharpe, les
D e lille , & c . rendoient hautement témoignage
an mérité éminent de ce poème $ mais les poètes
d’un rang inférieur étoient plus avares d’applau-
difiemens, ils ne pôuvoient aimer un ouvrage qui,
par la comparaifon, mettoit dans tout fon jour
leur médiocrité.
U rit emm fulgore fuo qui pr&gravat artes
Infra fe profitas.
De plus , M. de Saint-Lambert avoit fourni de
fort bons articles à Y Encyclopédie ; il n’en fallut
pas davantage aux ennemis des philofophes, pour
faire , de l ’éloge ou de la critique du poème des
Saifons , une affaire de parti. De ces diverfes dif-
pofltions , toutes allez ennemies, fe formoit con-
tte cet ouvrage comme une voix Lourde qui s’ef-
forçoit de le décrier , mais qui fut bientôt étouffée
par les cent voix de la-Renommée & par les,
éditions multipliées dè ce poème.
Les poéliesfugitives qui l’accompagnent, font
autant de petits chefs-d’oeuvre de goût. Tout y
eft gracieux , correél, élégant, fini. On y trouve
encore de beaux monumens confacrés à l’amitié :
par exemple, l’épître charmante à M. lé prince de
Beauvau , qui commence par ce vers :
Je revois donc les bords où le ciel m’a fait naître.
& qui finit par ceux-ci :
Auprès de toi fouvent j ’oublie
Tous ces mortels légers, aveugles ou-pervers j
Si je méprife en eux la Nature avilie ,
J’admire & j’aime en toi la Nature ennoblie 5
Sans roi , j’irois chercher les plus fombres déferts,
Et dans un antre obfcur ou fous un toit de chaume.
Pleurant d’avoir connu le néant des vertus,
Je m’écrierois avec Brutus :
O vertu î n’es-tu qu’un fantôme ?
Les vieillards peuvent fe rappeler l ’éclatant
fuccès qu*eurent, à leur naiflance, l'es deux pe- -
tites pièces intitulées, l’une le Soir, l’autre le Ma- i
tin3 o iil’ ontrouve le germe, plus développé dans
le Poème des Saifons, du talent de peindre la
’Nature, & d’animer les tableaux phyfiques par
-des idées morales & des traits de fentiment. Une
•jolie pièce de vers étoit. un événement alors ( on |
-imprimoit bien moins qu’aujourd’hui ) j elle cou-
roit en manuferit j on fe l’ arrachoit j on eh droit
des copies. On remarqua furtout, dans la pièce ;
du Matin , un modèle parfait ( fi pourtant il faut '
des modèles dans ce genre ) , Un modèle de l ’art
de dire avec gl:âce , avec délicatefîe, avec la dé-
.cence la plus heureufe, des chôfes libres jufqu’ à
la licence, mais où la licence difparoît fous les
ornemens poétiques & fous les traits du fendment.
Faut-il indiquer ce morceau ?
J’ai fu, près du bonheur fuprême, &c.
Le Triomphe d’Alexandre ou Apelle & Campajpe,
Pygmalion, &c. tout cela eft charmant & fini. •
La chanfon :
Sans dépit, fans Iégéreté, &c.
imitée de Métaftafe, n’emploie que des traits d’indifférence
choifis. La pièce de Métaftafe, pleine
d’efprit & d’agrément, feroit un peu longue pour
une chanfon françaife : le goût tend toujours à
abréger. Les Contes , les Fables orientales , font en
petit des modèles- de narration> pas un mot de
trop ni de trop peu, & une morale toujours noblement
exprimee.pu finement fous-entendue.
M. de Saint-Lambert parle avec trop d’indifférence
ou de modeftie de fes poélies fugitives ( bagatelles,
:fi l ’on veut, mais bagatelles charmantes),
lorfqu’il dit quë fi elles étoient ignorées, il ne les
feroit pas connoître j mais il a bien raifon d’ajouter
que puifqu’elles ont été fouvent imprimées,
il eft bon qu’elles le foient enfin correctement. En
effety je 1 ai vu quelquefois étrangement défiguré
-dans ces éditions auxquelles il n’avoit pas préfidée
| Sur ces vers :
La raifon des parens gêne le premier âge, •
La tendrelfe & l’humeur nous prodiguent leurs foins.
le correcteur fut blefle de ce mélange de ten-
drelfe & d’humeur de la part des parens j il aima
mieux croire qu’il y avoit là une erreur de copifte,
& il mit :
La tendrelfe & Humour nous prodiguent leurs foins.
Cette battologie n’ eft affiirément pas du ftyle
de M. de Saint-Lambert, qui veut toujours que
chaque mot ait fa lignification propre.
Dans cet autre vers :
Je crôyois que nos coeurs s’attendoient pour aimer.
le correcteur n’ a pas fenti l’ élégance particulière
de ce mot aimer, employé ainfi au neutre & dans
une acception non reftreinte : il a cru devoir fpé-
cifier, & il a mis : .
Je croyois que nos coeurs s’attendoient pour s'aimer.
Ces beaux changemens rappellent la fameufe
correCtion faite par un imprimeur à la réponfe de
M. de Fontenelle au cardinal Dubois, alors prer
mier miniftre , en le recevant à l’Académie françaife.
M. de Fontenelle donnoit à cet étrange
Cardinal, à cet étrange premier miniftre, à cet
étrange académicien, un éloge que vraifembla-
ment il n’avoit pas mérité , celui d’avoir mis le
jeune roi Louis X V aufaitdes affaires du royaume.
Il lui difoit en toutes lettres : Vous vous rendeç
inutile autant que vous le pouv-[. L’habile imprimeur
comprit d’abord qu’ on ne fe rend pas inutile exprès
, • & il mit : Vous vous rendeç utile autant que
vous le pouve£.
Or maintenant veillez, gravés auteurs.. . . .
Pour rencontrer de pareils correcteurs.
On a vu plus d’ un bel efprit affeCtant du mépris
pour le métier d'auteur, & recherchant le titre
df homme aimable, à!homme de compagnie , fe tromper
au point de pren dre des airs de légéreté, des tons
frivoles, du perfifljage, pour de l’ufage du monde
& pour de l’amabilité ; c ’eft ce qui a perdu le pauvre
Dorât, qui, s’il avoit moins voulu être un jo li
homme, avoit de quoi être un écrivain affez fenfé j
mais toutes fes préfaces, bien analyfées, fe ré-
duifent à ce propos du, marquis de Mafcarille :
Tout ce que je fais a /'air cavalier} cela ne sent pas
le pédant. M. de Voltaire lui-même ne s’eft pas
toujours allez préfervé de ce travers de parler avec
mépris de l ’état qu’il a tant honoré. Quand il a
voulu être comte, & qu’ il en a pris le titre, ne
defcendoit-il pas, par cette vanité, trop.au deffous
de ce grand nom de Voltaire ? Quand il dit :
Que Dufrefny, plus fage & moins diffipateur,
Ne fût pas mort de faim, digne mort d'un auteur !
étoit-ce à lui à répéter, cette vieille & ignoble
plaifanterie, digne d’un financier du tems des
Turcaret, ? Quand il a fi fouvent reproché à des
écrivains moins fortunés que lui, le grenier d’où
ils prétendoient inftruire le monde qu’ils ne con-
noilfoient pas , devoit-il répandre ainfi le ridicule
& l’opprobre fur la pauvreté ? M. de Saint-Lambert,
fans rien méprifer, fans rien rechercher , fans
rien affeCter, étoit à la fois homme de cabinet &
homme du monde, fupérieur dans fes écrits & aimable
dans la fociété. Placé au centre de la meilleur
compagnie, il avoit fenti tout ce qu’elle a de
charmes ; il avoit pris ce qu’elle a de bon, & il fe
l’étoit rendu propre. Il foutenoit dans le monde
la dignité des Lettres, par la dignité de fon caractère
, de fes moeurs, de fes manières, & il
fourniflbit aux gens de lettres un modèle de ce que
Lufage du monde pourroit ajoutera leur mérite.
On a beaucoup agité la .qjieftion fi la fociété leur
étoit plus avantage ufe ou plus nuifible : il étoit la
{>reuve qu’elle fert aux bons efprits , qu’elle épure
e goût fans ralentir le .génie j qu’ eÜe infpire plus-
de defir, & donne plus de moyens de plaire. Peutêtre
, plus folitaire, auroit-il produit davantage î
mais de combien de bonheur il fe feroit privé l i t
quand un écrivain n’ a rien fait que d’excellent, que
peut-on lui demander de plus ?
On découvre dans fes ouvrages Iesj>rincipes qui
ont réglé fa v ie , .& auxquels il a été fidèle i & l’on
n ÿ trouve aucune de ces erreurs où les fyftèmes
engagent trop fouvent, aucune de ces contradictions
où jette une imagination déréglée, qui s’enflamme
tour-à-tour fur le pour & fur le contre.
Il fut reçu-àl’ Académie françaife en 1 7 7 c , après
la publication de fon poème, qui exigeoit fi impé-
rieufëment l’Académie , que les petites cabales
dont nous avons parlé,. ne purent empêcher que
cette juftice ne Lui fût promptement rendue.
I l avoit entrepris un autre poème intitulé Le
Génie , & certes c ’étoit à lui à célébrer le génie .,
dont il avoit tous les avantages, & dont il n’ avoit
point les écarts. C et ouvrage cependant n’ a point
été terminé.
C ’étoit à lui aufïi qu’ iï appartenoit de tracer, à
l’homme vivant en fociété , tous les devoirs, lui
qui les remplifloit fi bien}. c’eft ce qu’il a exécuté
avec la philofophie & l’éloquence de Cicéron,,
mais fous un point de vue différent, relatif aux diverfes
fortes de gouvernemens, dans le livre des
Principes des Moeurs che% toutes les Nations. Les
deux inébranlables fondemens fur Iefquels repofe
fa renommée littéraire, font : 10 . le Poème des Saifons
, fruit de fes plus belles années, 1 ° . fes Principes
des Moeurs, ouvrage en profe, monument de
fa maturité, produit des réflexions les plus profondes,
appliquées à de vaftes connoiflànces, fur-
tout à celle de l’homme, dont il n’ exige rien qut
paffe les forces de la Nature, & qui ne foit conforme
à la raifon.
Ses autres titres, moins confidérables, qui au>
roient fuffi pour faire une réputation à beaucoup'
d’ autres écrivains x ne font pour lui que comme
une furabondance de droit à la gloire littéraire.
Tout ce qui vient d’être dit eft contenu eiü
fubftance dans l’ infeription fimple, noble & tendre
que l’amitié a gravée fur fa tombe-
C i g ît Jean-François Sa in t -Lam b e r t „
N é l ’an 1 7 1 6 , le 16 décembre ;
D e l’ancienne Académie françaife x
Militaire d iftin gu é,
Poète & peintre de la Natu re „
Grand & fublîme comme e lle -j
Philofophe moralifte,
I l nous conduifit au bonheur
Par la vertu
Homme de bien fans v an ité
Com m e fans envie y
I l a ima, il fu t aimé.
L e monde & fes amis le p e rdiren t
Le 9 février 1803.
C e lle qui fu t cinquante ans fo n amie:
A fa it mettre cette pierre, fu t
, ' Son tombeau«.