
théâtre, où il avoit déjà paru avec éclat par la
tragédie de JVarwick. Laharpe fourit du confeil,
& ne répondit qu’en remportant le prix. Depuis
ee tems il ne fit que marcher de triomphe en
triomphe.
S’ il étoit permis à un vieux, foldat de parler de
vieilles guerres & de mêler fon hîftoire littéraire
à celle d’un ami , je m’égarerois avec plaifir dans
ces fouvenirs de ma jeunefle 5 j’ aimerois à me
rappeler que je me fuis aufli plufieurs fois trouvé
dans ces redoutables mêlées, & que j’ y ai,, comme
les autres j éprouvé des fortunes diverfes.
Se quoqueprincipibuspermixtum agnovit achivis....
.....Et nos aliquod nçmenque decufque
. Gejfimus.
Je combattois, Seigneur, avec Montmorenci ,
Melun, d’Eftaing, de Nefle & ce fameux Couci. -
L’ invincible Thomas, fi accoutumé à triompher
feul, 8c dont les prix académiques fembloient être
devenus la propriété, m’ a pardonné d’avoir, en
1 7 , partagé avec lui les honneurs du triomphe,
par l ‘Eloge de Defcartes ,• j’ ai pardonné fincérement
à Laharpe fes nombreufes victoires : il a plus
fait peut-être en prenant plaifir à m’ annoncer lui-
même la victoire que j’ avois eu le bonheur de
remporter fur lui en 1769, par Y Eloge d'Henri I V ;
car la fortune n’exerce pas moins fon empire fur
ces combats littéraires que fur ceux qui énfan-
glantent nos terres 8c qui ébranlent les Etats ; j ’ ai
vaincu Bailly, j’ ai vu quelquefois à ma fuite, dans
un rang moins honorable, ce Chamfort, mon
premier vainqueur, & qui le fut deux fois de
Laharpe lui-même ; c’eft ainfi que la fortune, foit
dans les talens des auteurs, foit dans les dédiions
des juges,
Tranfmutat incertos honores ,
Nunc mihi j nunc aliis benigna.
Mais de tous ces illuftres athlètes , tantôt vaincus
, tantôt vainqueurs, nul n’ a triomphé aulfi
fouvent, aufli continûment que M. de Laharpe;
nuln’ aralfemblé dans tous les genres, & en profe,
& en v ers, autant de couronnes. Parvenu avant
lui à l’Académie françaife par mon âge & par de
grands travaux hiftoriques, dont ces jeux académiques
n’ étoient pour ainfi dire que aes intermèdes
; de fon rival devenu fon juge , j’ ai eu le plaifir
de contribuer de mon fuffrage à tous fes derniers
triomphes, qui ne me touchoient plus que pour
le progrès des lettres & pour l’intérêt de l’amitié.
J’ aime à dire que j’ai couronné pour ma part &
que nous avons tous couronné unanimement, en
v e rs , les poèmes intitulés : Les talens, les conseils à un jeune poète , & l’ode fur la navigation ,• en profe
ce bel Eloge de Catinat, dont M. de Guibert, quoique
du piétier & avec beaucoup de talent, n’a pu
qu’ approcher; Y Eloge de Fénelon, où l’ame aimable
8c aimante de ce prélat eft fi bien peinte, ouvrage
q u i, à fon mérite intrinfèque & eflentiel, joint
l’intérêt étranger & accidentel d’avoir été profcrit
par le plus ignorant des miniftres, qui n’ a jamais
ouvert un livre , qui confondoit le marquis de
Lhôpital, le géomètre de l’infini, avec le chancelier
de Lhôpital, 8c ne favoit fous quel règne ils
avoient vécu l’un 8c l’autre ; qui occupoit cependant
la place du chancelier de Lhôpital 8c du chancelier
d’Àguefléau; qui, organe des lois, arbitre
des lettres:^ & chef de la magiftrature, a détruit
autant quTl étoit en lui les lettres, les lois & la
magiftrature ; q ui, hors d’ état d’entendre la voix
publique, & étant refté à une diftance immenfe
de fon fiècle, croyoit qu’on blafphémoit quand
on ofoit improuver la révocation de l’édit de
Nantes & condamner les dragonades; c ’eft par ce
motif qu’ il a fupprimé ce fuperbe Eloge de Fénelon ,
qui n’eft pourtant pas encore le plus beau de M. de
Laharpe. Son véritable chef-d’oeuvre en ce genre
eft Y Eloge de Racine 3 fujet entièrement de fon goût
& de fon choix, 8c qui ne lui étoit. propofé par
aucune Académie. Il y montre partout Racine
comme créateur, & il l’eft lui-même de toutes les
idées dont il compofe cet E lo g e , où règne avec
fagefie un enthoufiafme toujours jufte 8c toujours
favamment motivé. C ’ eft le plus beau monument
érigé à la mémoire du plus grand des poètes.
C et Eloge n’ a pu être fait que par un grand
poète tragique. J’ignore quel rang la poftérité doit
afligner à M. de Laharpe parmi ceux qui ont régné
fur la fcène françaife. On conviendra d’abord que
fes pièces font les mieux écrites après les belles
tragédies de Racine & de Voltaire ; 8c combien
ce premier mérite général fuppofe de mérites particuliers
! Style tantôt fimple, tantôtbrillant, ferme,
élégant, harmonieux, tragique, adapté au genre,
8c varié félon les fujets.
Quant à l’effet que produifent ces mêmes pièces,
nous n’ ofons dire qu’ il foit au même degré que le
mérite duftyle. Melanie a beaucoup d’ effet, Phi-
loftète en a beaucoup aufli, foit dans la traduction
en profe de l’auteur de Télémaque, foit dans les
beaux vers de M. de Laharpe : fes autres pièces
n’en font pas dépourvues ; mais M. de Laharpe
Fa eu quelque tems un rival qui, inférieur à lui our le mérité du ftyle, l’ emportoit peut-être pour
effet : c’eft M . de Belloy. Ami particulier de tous
les deux, j ’aurois pu être un lien entr’eux :
Paeis eram mediufque belli.
Je n’ ai jamais pu les rapprocher ni obtenir que,
naturellement juftes tous deux, ils le fuffent complètement
à l’égard l ’un de l ’autre. M. de Laharpe
avoit bleffé M. de Belloy par des critiques, 8c fur-
tout par des décifions trop tranchantes. On fait,
& je le diflimulerois en vain, que M. de Laharpe
n’étoit pas fans reproche de ce côté-là, 8c que fon
ton n’ adoucifloit pas les blefiures que la critique
lait
fait toujours plus ou moins. M. de Laharpe difoit
qu’ ayant apperçu que M. de Belloy s’offenfoit de
les critiques, il avoit cefîe d’ en faire; mais il
étoit trop tard : le coup étoit porté.
Si j’avois à prononcer entre deux hommes fi
eftimables, j’ obferverois d’abord que tous deux
ayant été moiflonnés avant l’âge de la décadence,
ils n’ ont, ni l’un ni l’autre, comme Corneille 8c
Voltaire, de pièces foibles 8c au de-flous de leur
taleJn’otb. ferverois enfuite en faveur de M. de Belloy,
qu’on a beaucoup exagéré les défauts de fon ftyle;
que s’il a quelquefois des vers entortillés,, pénibles
& recherchés, fon ftyle, comme celui de
Corneille, s’élève 8c s’épure_ avec les chofes ;
que , quand il eft beau ( & il l ’eft fouvent 8c ne
l ’eft pas médiocrement), il devient éloquent 8c
il écrit bien.
J’obferverois en faveur de M. de Laharpe, que
fes pièces doivent plaire davantage à la leCture,
qu’elles offrent plus de tirades éloquentes, plus
de morceaux à retenir, 8c partout un ftyle plus
pur, un goût plus fain, plus d'accord 8c d ’en-
femble dans le ton ; mais que celles de M. de
Belloy font'd’ un plus grand effet au théâtre,
qu’ elles y produifent plus de mouvement^ de
trouble & d’ effroi; qu’elles font verfer plus de
larmes, qu’elles laiffent de plus longs fouvepirs ;
“ne vraifembiablemènt on relira plus les pièces
e M. de Laharpe, mais qu’on reverra plus fouvent
celles dè M. de Belloy, 8c qu’ il ne man-
queroit rien à celles-ci fi M. de Laharpe les avoit.
écrites.
Dans les poéfies fugitives de M. de Laharpe,
petits poèmes , épîtres , chanfons, romances,
épigrammes, ou galantes ou même fatyriques (car
il s’eneftpermisquelques-unes de ce genre), quelle
fcaocrirleitcét io! nq uelle légéreté ! quelle variété ! quelle fans aucun air de travail, furtout quel
goût 8c quelle grâce ! 8c c’eft furtout la grâce qui
fait le prix de ces ingenieufes bagatelles. Toujours
l’ idée a la fois la plus ingénieufe &’ la plus naturelle1,
l’expreflion à la fois la plus fimple 8c la
plus heureufe. Il plaît encore dans ce genre après
M. de Voltaire, parce qu’ il plaît par d’autres
moyens.
Nous n’ avons parlé que des tragédies de M. de
Laharpe; pourrions-nous oublier fes comédies,
pleines de fel, d’enjouement 8c de goût, Molière
a la nouvelle Salle, les Muses rivales ? M. de
Voltaire, fi parfait dans la'tragédie, n’a pas dans
la comédie le mérite comique; il. fait grimacer
fes figures. M. de Laharpe a été comique quand
il a voulu l’être ; c ’eft un avantage qu’on peut lui
trouver fur fon maître & fon ami, plus vivement
plaifant dans fes facéties, que comique dans fes
comédies.
M. de Laharpe fut eh'effet l ’ami le plus dévoué
, le panégyrifte le .plus ardent 8c le plus
éclairé du grand-homme qui, félon fon expxef-
Hifipire. 'Tome V I . Supplément.
fi on , ex erp oit fur tous les pçupJjs policés lu di Stature
du génie ; il é toit, dès le berceau, fon admirateur
né : cet attachement a influé fur toute fa vie ; il
a éprouvé que
L’amitic d’un grand-homme eft un pré font des dieux.
Il a eu les mêmes amis 8c les mêmes ennemis
que M. de Voltaire. 11 étoit encore au collège ,
ou il en fortoit à peine, lorfqu’ on lui fit connoitre
ce Fréron, que l’abbé Desfontaines avoit formé
dans l ’art de décrier tout ce qu’ il étoit forcé
d’admirer, & de ne louer .que ce qu’il méprifoit.
Fréron, dans fa copverfation comme dans fes
écrits, eflaya de ternir la gloire de M. de V o ltaire.
Laharpe repoufla cette attaque avec l’énergie
naïve d’une aine franche 8c neuve qui
entend outrager l ’objet de fon culte. Fréron, convaincu
par lui-de mauvaife fo i, ne le lui a jamais
pardonné. « Nous avons eftimé en v o u s , difoit
.33 M. Marmontel à M. de Laharpe en le re.ee-
33 vant à l’Académie françaife, le zèle qui vous
33 animoit pour la défenfe d’ un homme illuftre
33 qui vous aime 8c qui vous a comme adopté.
33 Ses ennemis font devenus les vôtres, 8c fes en-
33 nemis font nombreux.........On eût voulu de vous
33 p eut-ê tre une admiration muette. Monfieur,
33 le filence eft d’un lâche quand c’ eft à la re-
33 connoiflance, à la juftice' & à la vérité que la
33 crainte étouffe la voix. J’.ofe donc vous féli-
w citer d’avoir été fincère & jufte aux dépens de
33-votre repos; je fais qu’on a pris ce courage
33 pour de l ’orgueil : on eût mieux aimé des
33 baffefles, & l’ on vous en auroit cruellement
33 puni, &c. 33
' Des b2ffeffes 1 il en étoit bien incapable, même
à l ’égard de celui qui étoit l’ objet de fon admiration.
Dans Tes relations avec Voltaire, pendant
le long féjour qu’ il a fait en diverfes fois à Fer-
ney, on étoit quelquefois étonné de fon indocilité
fur des corrections que M. de Voltaire lui
propofoit quand il ne les jugeoit pas néceflaires
ou juftes. Ni l’ âge, ni l’expérience, ni la gloire de
Voltaire ne lui en impofoient. Pour qu’ il fe rendît,
il falloit qu’il vît évidemment qu’on avoit raifon.
; Souvent il propofoit lui-même dans les ouvrages
! de Voltaire des corrections, 8c fi elles n’étoient
pas adoptées, il prenoit fur lui de les faire. Un
; jour jouant un rôle dans une pièce de M. de
| Voltaire à Ferney, il fit en plein théâtre un de
; ces change mens. On trembla pour le téméraire;
| on craignit l’explofion d’un amour-propre délicat,
! itafcible , nourri de refpeCts, & accoutumé aux
déférences : cette fois.il fut indulgent. On fut
étonné d’entendre Voltaire s’écrier : U a raifon !
il a rafon ! cela, eft beaucoup mieux ainfi ,* qu'on me
corrige toujours aujfi bien.
Cette cour de Ferney étoit à quelques égards
une cour comme une autre : Laharpe y avoit des
envieux qui repréfentoient fes hardieffes 8c fes
C e