
177 i 773- N A U F R A G E M ÉM O R A B L E .
de F extrême dupete et de l’insouciance de plusieurs chefs , qui
ne paraisse!ent pas même s’appercevoir qu’il y avdit sur le navire
des hommes affoiblis par la faim , par la soif et la fatigue ,
et plus encore par le désespoir.
Parmi une foule de particularités , qui contribuèrent à rendre
cette catastrophe encore plus lamentable, je me contenterai
de citer le traitement qu’essuya le constable , qui fut assez
heureux pour être du nombre de ceux qui se sauvèrent. Jette
nud et demi-mort sur le rivage , il vit son coffre devant lu i,
et demanda au lieutenant la permission d’en tirer son surtout ;
mais celui-ci la lui refusa , quoiqu’il vît bien la clef attachée au
coffre à la manière des marins, et-le nom du pauvre constable
gravé sur le coffre même. Cet officier crut, sans doute donner
une grande marque de zèle et de courage, en accompagnant son
refus de coups de canne , qu’il eut l’inhumanité d’appliquer lui-
même sur le dos nud et sanglant d’un infortuné qui n’avoit pas
besoin d’implorer la pitié pour l’ exciter. Enfin , après avoir passé
la journée entière , exposé au vent et au froid , sans le moindre
vêtement etmourant de besoin , il fut conduit à la ville avec ceux
que la Providence seule avoit conservés. Quand on lui donna la
permission de fouiller dans son coffre pour y prendre des hardes,
il le trouva complètement dévalisé. Un bourgeois , touché
de compassion , ôta son propre surtout et le lui prêta. Tous ces
pauvres naufragés furent obligés de mendier des habits et leur
pain dans la ville , pendant plusieurs jours , jusqu’à ce qu’ils eurent
obtenu leur paie de la Compagnie , et qu’ils furent rentrés
à son service.
Les détails que je viens de présenter , laisseraient dans l’esprit
de mes lecteurs , des sentimens trop pénibles pour ne pas
■ l es racheter par une anecdote vraiment touchante. Il est si
doux de rencontrer un homme généreux et bienfaisant, parmi
des ogres altérés de sang et d’or ! 1
Un vieillard européen, nommé Woltemad, chargé du soin
1773. N A U F R A G E M É M O R A B L E . 171
des animaux vivans de' la ménagerie, située au-dessus du jardin
, avoit un fils , caporal dans la garnison de la citadelle, et
qui fut un des premiers commandés pour aller a Parden-Ey-
land(i), où l’on devoir poser lagarde pour la sûreté des marchandises
qui seraient retirées du naufrage. Ce digne père emprunte
un cheval, et va de très-grand matin porter une bouteille de
vin et un pain à son fils , qui avoit un pressant besoin de ce restaurant
; il était de si bonne heure, qu’ on n’avoit pas encore
dressé la fatale potence., ni placardé les horribles affiches qui en
indiquoient la coupable destination. Tandis que ce vieillard s’en-
tretenoit avec son fils , il entendit les cris des malheureux qui se
lamentoient sur le navire échoué ; plein de confiance dans son
cheval, qui nageoit en effet fort bien , il s’avance jusqu’au bâtiment,
en ramène deux personnes : enhardi par ce premier succès
, il répète six fois ce dangereux voyage, e t sauve ainsi quatorze
hommes. Son cheval lui parut si épuisé , qu’il ne croyoit
.pas devoir retourner. Cependant -ému par les cris et les prières
de ceux qui restoient, il s’élance encore au -milieu des flots,,
■ et ce-dernier acte de générosité lui coûta la vie. Son cheval environné
de tous côtés , saisi par la queue, par la bride , succomba
.sous le nombre .et le poids , et tous furent noyés.
Cet héroïque dévouement qui avoit d’abord si bien réussi,
prouve combien on aurait pu sauver de monde, en attachant au
vaisseau une corde, le long de laquelle un homme se seroit coulé,
.soit.en se tenant avec les mains, soit en se mettant dans ün
grand panier dont on aurait passé l ’anse dans la corde même.
Quand l’orage fut appaisé et les vagues tranquilles, le vaisseau
se trouva si près du rivage, qu’on po.uvoit, pour ainsi dire, s’élancer
du bord à terre.
Les rigoureuses mesures que l’on prit pour sauver les effets-
de la Compagnie , ne furent pas très-efficaces. C e naufrage
Y a
m I s le de s ch e v a u x .