
soumet cependant à plusieurs des abstinences que commande leur loi.
Ainsi, il ne mangé pas de boeuf, ne boit pas de vin ; et s’il s’assied à la table
d’un Européen, -c’est pour y rester les bras croisés. Voilà les abominations
qu’on lui reproche, et qui le font accuser d'un reste d’attachement au culte
hindou.
Si cet homme n’était qu’un philosophe spéculatif, s’il n’avait pas l ’ambition
d’être un chef de secte, sa haute et droite raison ne ferait pas, à
quelques préjugés absurdes, mais innocents, de l’hindquïsme, ces concessions
qui lui sont tant reprochées; mais Ram-Mohun est un homme de bien
pratique. Ce n’est pas un enthousiaste qui se passionne pour des théories
impraticables; ce qu’il veut faire, c’est le bien possible : et quelque étroite
que soit la mesure de la possibilité du b ien , il se résigne à concentrer son
action au dedans de ce cercle où elle peut être utile. S’il mangeait avec des
chrétiens, il perdrait sa caste, et, livré dès lors au mépris de toutes les castes,
sa voix et ses exemples seraient sans aucune autorité.
Son père lui avait laissé d e là fortune; mais il l’a dépensée peut-être tout
entière en charités, vivant toujours dans la plus sévère économie pour avoir
plus à donner.
Ram-Mohun-Roy m’a surpris par la justesse et l’étendue de, ses idées sur
les divers états de l ’Europe. Autrefois, quand il était jeune, me dit-il,scette
Europe, dominatrice de son pays, lui était odieuse; le patriotisme aveugle
du jeune âge lui faisait détester les Anglais et tout ce qui venait d’eux.
Éclairé depuis sur les biens de toute espèce qui suivent partout l’établissement
de leur pouvoir, il le regarde comme un bienfait pour l’Inde. L’indépendance
nationale n’est pas un bien absolu : le b u t , la fin de la société,
c’est le bonheur du plus grand nombre ; et quand, livrée à elle-même, une
nation ne peut marcher à ce but, quand elle ne renferme pas en soi le
principe de perfectionnements futurs, c’est un bien pour elle que d’être guidée
par l’exemple, même par l’autorité d’un peuple de conquérants plus éclairés.
L ’esprit métaphysique de Ram-Mohun ne perdit pas cette occasion de
s’exercer sur les mots de dépendance et d’indépendance « Quand nous dépendons
, par les conditions de notre existence, de toutes les choses et de tous
les êtres de la nature, n’est-ce pas une chimère, me dit-il, que cet amour
furieux de l’indépendance nationale ? Pourquoi donc, lorsque dans la société
l’individu est sans cesse contraint par sa faiblessè d’avoir recours à l’assistance
de son voisin , surtout si ce voisin est plus fort que lu i, pourquoi donc une
nation aurait-elle l'orgueil absurde de ne pas dépendre d’une autre ? La eonquête
est bien rarement un m a l, quand le peuple conquérant est plus civilisé
que le peuple conquis, parce qu’elle apporte à celui-ci les biens de la
civilisation. Il faut à l'Inde bien des années de domination anglaise pour
qu’elle puisse ne pas perdre beaucoup en ressaisissant son indépendance politique.
» ■
Dans la bouche d’un Hindou parlant à un Anglais, et d’un Hindou auquel
ses hautes connaissances dans les arts de l’Europe doivent nous faire supposer
des sentiments assez semblables aux nôtres, la sincérité 1 de ce lane0a0sre
peut trouver des incrédules. Pour moi, je ne la süspeéte pas; car , élevé
moi-même dans la patrie de ces sentiments de liberté absolue, d’indépendance
nationale quand même, soumis dès l’enfance à l’influence des opinions de
ceux dont j ’étais entouré, la réflexion solitaire me les a fait considérer peu
à peu comme des préjugés plus nobles, plus généreux qu’utiles.
Mon philosophe indien sembla prêter à la conversation une attention nouvelle
quand je lui dis que j ’avais vu les Etats-Unis d’Amérique. Il venait
de faire à la monarchie plus ou moins représentative de l’Angleterre et de
la France des compliments un peu exagérés, auxquels je voulais répondre
par l’exposition des bienfaits de la république représentative, et c’est ainsi
que je fus conduit à lui parler de l’Amérique. Il y a une manière de peindre
en peu de traits, fort intelligibles pour quiconque n’est pas borné, l’admirable
prospérité de ce pays. Tous ses habitants parlent le même langage, à
peu près avec la même pureté ; tous savent lire et écrire. Hors des travaux
de leur profession, il y a peu de différence dans leur vêtement. Le dîner
du plus opulent ressemble plus qu’en aucun autre pays au dîner du plus
pauvre. La culture des intelligences s’est avancée dans tous les rangs de la
société à peu près avec le même parallélisme que le bien-être physique, cause
et effet à la fois de l égalité de celui-ci. Le salaire journalier du travail Te plus
mécanique permet à celui qui n’a que ses bras pour, subsister, d’être bien
nourri, bien v êtu , bien logé. Peu de domestiques, parce qu’il y a peu de
misère qui oblige au sacrifice de sa liberté, et que ceux qui en font l’abandon
y mettent un prix très-élevé. Chacun travaille., et ne travaille que pour soi :
pas d’ôisifs qui vivent inutilement dans la richesse du travail des autres. Un
homme selle rarement un cheval pour qu’un autre monte dessus. Le rôti est
presque toujours pour celui qui tourne la broche.
Cet ordre de choses est exactement le contraire du système des sociétés
asiatiques. Ram-Mohun l’admirait ; son coeur s’intéressait, se passionnait devant
ce tableau. Sans doute, lui disais-je, j ’y ai éprouvé un sentiment hahi