
Une averse qui tombait alors empêchait les autres convives de rallier la gamelle.
La soupe les attendit un quart d’heure. Quand ils vinrent, je savais parfaitement
l’histoire de mon hôte et de son associé. Il m’avait tout conté.
C’est un homme de trente ans. Il y en a huit qu’il quitta son pays, Marseille,
pour chercher fortune au loin. Il trouva le contraire à Bourbon. Une pacotille
mal faite lui fit perdre la moitié de son pécule. Pour réparer cette perte, il se
fit Négrier : le métier passait pour lucratif. Il alla à Madagascar et à la côte
d’Afrique. Actif, entreprenant, rude à la fatigue, il réussit. En peu de temps,
il apprit la langue des Mozambiques et des Madécasses. Alors il prit son associé
actuel, qui fit tous les voyages de mer. Lui| demeura en Afrique et à Madagascar
; il y préparait les cargaisons d'esclaves que son associé venait chercher
incessamment pour les transporter à Bourbon.
«Ce commerce était bon alors,» me dit-il, «mais aujourd’hui il est trop dangereux.
L’élévation du prix des Noirs n’est pas en raison de l’augmentation dés
risques et des dépenses qu’exige l’armement d’un navire propre à la traite. J’y
ai renoncé, parce que j’y faisais des pertes à la fin. Ce n’est plus une partie bonne
à suivre. Onypeut jouer quelques coups heureux, profiter de la veine, mais il
faut savoir se retirer à temps. Voilà ce que nous faisons maintenant : de loin en
loin, quand nous jugeons la conjoncture opportune, nous allons à la côte, pour
revenir de suite ; ou bien nous prenons un intérêt dans les voyages de traite de
quelqu'un de nos amis. Nous l’aidons à débarquer ses Noirs. L’année dernière
, j’en ai débarqué ainsi près de deux cents, à cinq lieues d’ici, à peu de
distance de Saint-Eau! ; ce sera une excellente affaire. »
La compagnie arriva là-dessus, et se mit gaîment en devoir de dîner. Elle
était passablement grossière dans ses manières, brutale et violente dans ses
propos. Mais, à l’exception d’un jeune subrécargue débutant dans la carrière,
c’étaient tous gens qui avaient beaucoup couru le monde, et l’avaient
assez regardé. J'ai rarement appris autant de choses en quatre heures qu’à
ce dîner-là. De plus savants que moi s’y fussent instruits aussi. L’enseignement
d'ailleurs n’y avait pas de formes académiques. Il y avait dans toutes
les histoires de ces Messieurs un grand fond de femmes violées, de billets
protestés, de coups de bâton donnés, de morts jetés par-dessus le bord à la
mer, de famines, de scorbut, de peste, de fièvre jaune, de confiscations, qui
les rendaient fort sombres ; mais quelques incidents grotesques, contés à propos
par le narrateur, héros obligé de son histoire, égayaient bruyamment l’auditoire,
fort peu ému de la collection de misères humaines dont il entendait le
catalogue.
En quittant la table, j ’étais en état de faire un mémoire sur les avantages
et les dangers des spéculations de traites à Madagascar et à la côte d’Afrique.
J aurais pu éclairer, sur leurs intérêts, quelques-unes de ces maisons de Nantes
et de Bordeaux qui se livrent à ce commerce.
J’aurais pu aussi, comme administrateur, rédiger les instructions propres
à le rendre impossible, en ordonnant les mesures qui feraient échouer toutes
ces spéculations.
Magistrat, enfin, après avoir été espion, j’aurais pu dresser, contre plusieurs
habitants de la Colonie où je venais de débarquer à l’instant, où je ne
connaissais encore personne, un acte d’accusation en matière criminelle.
J’avais assez de fils en main pour retrouver lès corps du délit et les produire
au jour dans l’instruction.
Ces gens qui m en avaient tant dit, auxquels j ’avais du paraître si curieux ,
n’avaient pas encore eu la curiosité de savoir mon nom.
Le lendemain matin, j allai présenter une lettre à une des personnes les plus
considérables du pays, M. Martin de Flacourt, un arrière-petit-néveu du premier
officier français envoyé à Madagascar en 1647. On me demanda ma demeure
pour me rendre une visite, et quand je l’eus dite, la famille tout
entière, qui était réunie, se récria sur l ’inconvenance qu’il y avait pour moi
dhabiter chez de telles gens, et l’on me força obligeamment d’accepter un
logement dans un joli pavillon, au milieu du jardin.
J ai vécu un mois avec cette respectable famille, traité comme l’un de ses
membres. Je lui dois tout l’agrément de mon séjour à Bourbon^ et une grande
partie de l’intérêt que j ’y ai trouvé. Elle m’a offert le spectacle, devenu très-
rare à Bourbon, de la grandeur simple des vieilles moeurs de la Colonie. Sans
1 Esclavage qui en est le principe, elles seraient dignes d’admiration et d’envie.
Mais, quelque tempéré qu’il soit par l’humanité accidentelle des maîtres,
c est un mal si horrible, qu’on le sent toujours pour en souffrir. La nature
se venge des outrages qu’on lui fait. La jouissance de ces richesses, fruit
du travail et de la misère des Esclaves , est mêlée de bien des soucis.
L Ile de Bourbon était déserte quand elle fut découverte par le Portugais
Mascarenhas, qui lui imposa d abord son nom. Il en prit possession pour son
souverain; mais elle demeura absolument inhabitée pendant près d’un siècle.
Le Portugal perdit ses droits en ne les exerçant jamais , et le Gouverneur de
1 établissement français du fort Dauphin, à Madagascar, profitant de cette prescription,
y fit arborer, sans réclamation de la cour de Lisbonne, les couleurs
frança te vers 1649.