
Un fossé sépare le camp de Barrackpour du parc magnifique au milieu
duquel lord Wellesley commença à bâtir, il y a une trentaine d’années,
la résidence du Gouverneur-général. Agrandie par ses divers successeurs,
elle est devenue, pour une famille seule, une habitation magnifique. Elle
fait face à Sérampour qui, sur la rive opposée, a l’air d’une ville d’opéra,
élevée là tout exprès pour former un point de vue charmant à Barrackpour.
A force d’argent et de bras, le niveau parfait des plaines où coule le
Gange, a été assez tourmenté à Barrackpour pour animer son beau parç
de quelques mouvements de terrain. On y a fait, mais avec goût, des montâmes
et des vallées, afin d’être obligé d’y bâtir quelques ponts d’un effet
agréable ; rien de tout cela n’est heurté ni mesquin, et tous les accidents ont
l ’air naturel. Sur un gazon toujours vert se dessinent de belles masses de
verdure, et cà et là des arbres isolés ; ce sont des Manguiers, des Peepul
( Ficus indica), des ’Lauriers d’Inde ( Laurus indica'), des Banyans ( Ficus
religiosa) , des Tamarins, des Badamiers, des Mimoses, des Casuarina, des
Cocotiers, des Dattiers, quelques Borassus, et d’admirables gerbes de Bambous.
Des arbrisseaux à fleurs, des Lauriers roses, des Lagerstromia indica,
et une profusion d’Apocynées superbes, décorent le pied de plusieurs massifs
imposants formés des plus grands arbres. Ailleurs, ce sont des roses, de l ’espèce
qui s’est répandue si abondamment de ce pays en Europe : ic i, comme en
Europe, elle est presque inodore, et ses fleurs sont plus petites et moins belles;
des Pêchers, dont le fruit amer, mais succulent et parfumé, y est déjà récolté
; des Citronniers, des Grenadiers, qui ne servent que d’ornement. Nos
jardins d’Europe n’offrent point cette richesse et cette variété de feuillage,
qui ne peut au reste être déployée avec avantage que sur un vaste terrain,
c a r , sur un petit espace, elle ne produirait qu’une bigarrure mesquine, plus
bizarre qu’agréable.
Au travers de ce noble parc sont dispersés plusieurs bungalows, qui ressemblent
en dehors à de grandes chaumières avec leurs toits de chaume
descendant presqu’à terre ; mais on trouve au-dedans des appartements spacieux
et commodes, meublés avec une extrême élégance : c’est la demeure
des étrangers qu’on invite. Une ménagerie, une belle volière, et une serre
commencée, donnent un air royal à l’une des parties les plus belles d’ailleurs
par sa plantation. Des sentinelles, de distance en distance, confirment cette
apparence. Du plus loin qu’elles aperçoivent un promeneur, elles se font immobiles
, à la position du salut militaire; on les prendrait pour des automates
à leur roideut; et ce qui est fort singulier , c’est que je n’ai jamais vu en
Europe de soldats avoir cette noblesse et cette grâce.
La cloche du château y appelle trois fois le jour, aux heures des repas, les
habitants des bungalows, qu i, à moins d’un jour frais et couvert, arrivent dans
leurs palanquins. On se séparé aussitôt après le déjeuner et le tiffin ; le soir,
après le dîner, tout le monde passe au salon, où l'on se tient jusqu’à l’heure
de la retraite, dans l’Inde. 10 heures ou 10 i heures. Cela ne fait qu’une bien
courte soirée, car l’on dîne à 8 heures ; mais la conversation languit avant
la fin de la séance. Les Anglais ne savent pas causer; ils se parlent quand ils
Ont quelque chose à se dire, mais ils n’ont pas cette disposition d’esprit qui
nous fait trouver du plaisir à l’exercer Sur le plus frivole prétexte. Je soupçonne
que la conversation est un fruit exclusivement français.
L ’esprit, le mérite, ne peuvent se faire jour dans un salon anglais comme
chez nous. C’est sans doute le heu où l’on exige le moins, de ceux qui y paraissent
, d’y répandre de l’agrément : nul n'y est déplacé, s’il a sur le dos un
habit de drap fin , du beau linge blanc , et qu’il ait l’air d’y être accoutumé ;
aussi la société anglaise est-elle la terre promise des jeunes gens. Comme les
hommes âgés n’y peuvent montrer aucun avantage sur eux, les jeunes gens
les traitent sur le pied d’une égalité parfaite que tout le monde approuve, et
l ’on ne témoigne pas moins d’égards aux uns qu’aux autres. Le respect, les
distinctions flatteuses que l’on montre en France à l’esprit, prouvent qu’on
en fait plus de cas. Aux jeunes gens, nous témoignons de la bienveillance,
surtout quand ils sont modestes. Les jeunes Anglais sont hommes plus tôt ;
ils le deviennent sans noviciat, sans apprentissage ; de là l’air de roideur déplaisant
d’un grand nombre d’entre eux : au lieu de se livrer à l’aimable
gaîté de leur âge, ils songent à avoir l’air mâle et grave; il n’y a pas de naturel
en eux : ils jouent un rôle, et un rôle assez plat et fort peu aimable.
L ’archidiacre de la cathédrale vint le lendemain de notre arrivée nous
donner la parole divine du dimanche. On avait transformé en chapelle le
grand salon. Cette métamorphose, très-fréquente chez les Anglais, est plus
vite opérée chez eux que celle d’une salle de bal ou d’une serre, chez nous,
en salle de spectacle. Deux sièges magnifiques, qui avaient passablement l’air
de trônes, étaient placés pour lord et lady William, en face du pupitre dressé
à l’autre extrémité; derrière était l’état-major du Gouverneur-général; et sur
les côtés, une double rangée de fauteuils avec des coussins pour s’agenouiller,
restait presque vide, pour constater que les habitants du camp de Barrackpour
avaient plus de peur de s’exposer à une ou deux minutes de pluie qu’à la