
de la fidélité de leurs soldats, c’est défiance de leur sens commun. Un fusil
est une machine délicate et trop compliquée pour être mise entre les mains de
ces gens. Il faut que le Lascar d'une compagnie en suive tous les mouvements.
A l’exercice, quand une arme rate, le cas lui est soumis; il est seul
compétent pour l’amorcer de nouveau ou changer la pierre. Cet homme est en
outre préposé à la garde des munitions : dans ce climat humide, où le salpêtre
est presque toujours déliquescent, elles exigent beaucoup de soins.
Point de jeux dans le jour entre les sipahis pour en abréger la longueur;
si par hasard vous rencontrez deux hommes se promener ensemble, ils se
tiennent par la main, et causent sans sourire. Ils semblent absolument dépourvus
de ce principe de sociabilité que l'on voit continuellement en action autour
d’un cantonnement dé soldats européens. C’est toujours avec un camarade
qu’un pauvre diable, chez nous, va en quête du plaisir. Ici, chaque homme
se tient chez so i, fume et mange solitaire ; il ne sort guère que le matin et
le soir pour aller faire ses dévotions et ses abljitions, soit dans le Gange,
soit dans un bassin plus voisin. Musulmans et Hindous mélés ensemble vivent
pacifiquement. La différence de religion qui établit entre eux, à divers égards,
des barrières insurmontables, ne les divise d’ailleurs par aucun sentiment
de haine.
Les sipahis reçoivent du Gouvernement l’habillement militaire et 8 roupies
par mois (20 francs). Leur nourriture est à leur charge. En marche ou
en campagne leur paie est plus considérable ; mais aucune ration ne leur
est distribuée. Il résulte de là qu’un petit corps de troupes est toujours suivi
d’une multitude de marchands de toutes espèces, qui campent avec elles et
s’établissent à poste fixe en un lieu, quand elles y doivent séjourner. Une
armée a son bazar; un régiment, une compagnie même, qui marche détachée,
a le sien. Chaque officier porte en outre avec lui un énorme bagage ; il traîne
10, i5 , 3o domestiques, un ht, une voiture ordinairement, une tente très-
lourde avec le monde nécessaire pour la dresser chaque jour, etc., etc. C'est
ainsi qu’un jour de bataille il n’y a qu’une petite fraction des assistants qui
tirent des coups de fusil. Ce que les historiens de l’antiquité rapportent des
innombrables armées de Xerxès et de-Darius est tout à fait vraisemblable :
elles avaient la même composition. Ces masses d’hommes ne marquent
que sur le papier. Lord Clive , lorsqu’il fit la conquête de l’Inde, Alexandre
jadis et Xénophon n’avaient qu’une poignée d’hommes qui vivaient comme
ils pouvaient, mais qui se battaient tous dans l’occasion. Ils devaient triompher.
Un jeune officier auquel j ’avais témoigné le désir de voir son ménage de
sous-lieutenant et sa compagnie sous les armes (il la commande provisoirement
quoique n’étant qu’enseigne ), m'invita à l’aller joindre au point du jour
au Champ-de-Mars, pour assister à l’exercice du t ir , et de là retourner à son
pavillon pour déjeuner.
De grand matin donc, je partis, le fusil sur l’épaule, suivi d’un seul domestique;
e t , passant par les jardins de Barrackpour, en une demi-beure,
sans me presser, j ’arrivai au lieu du rendez-vous. Le jeune officier, botté,
éperonné, vêtu de blanc, presque comme m o i, et sans autre insigne militaire
qu’un sabre et une ceinture de soie, regardait sans humeur ses gens tirer tout
de travers | un vieux sous-officier européen les instruisait seul. Cependant le
soleil venait de se lever, et quoiqu’il s’échappât rarement d’entre les nuages,
le signal du départ fut donné.
, « Puisque vous êtes venu à pied, et que nous devons aller à pied tous deux
jusque chez moi (à 3oo pas environ), je fais»; me dit le jeune enseigne,
« cesser l’exercice un peu plus tôt qu’à l’ordinaire. » Et il renvoya son cheval,
pour me faire politesse en m’accompagnant.
Nous arrivâmes en quelques minutes devant un joli Bungalow : c’était sa
demeure. On s’étendit sur des canapés sous la varangue. Un jeune camarade
du même grade, qui partage avec lui cette habitation (en raison de la dureté
des temps qui ne leur permet pas d’avoir chacun leur maison ), rentra à cheval
; quelques Behras arrivèrent à la hâte pour débotter et déshabiller leurs
maîtres, qui passèrent de larges pantalons et une robe de chambre de mousseline
, pour mieux jouir du plaisir de prendre le café et de lire les gazettes
de. Calcutta qui vinrent bientôt. Deux chiens fort laids, mais que l’on dit
d’une race très-distinguée, entrèrent à leur tour, amenés par un domestique
qui n’a dans la maison d’autre charge que celle de les soigner. Je demandai
leur usage, s’ils étaient dressés à quelque chasse, ou entretenus seulement
pour la sûreté; et l’on me répondit quils navaient pas dutilité spéciale,
mais que c’étaient de jolis animaux à voir un instant le matin, en revenant
de la parade ; et que d’ailleurs c’était l’usage d’avoir des chiens.
Ces visites, que chaque matin ramène périodiquement, se terminèrent par
celles des officiers-natifs de la Compagnie qui venaient, militairement, rendre
compte de toutes choses à leur chef. Le Soubadar était un gros homme de
moyen âge et de la plus belle apparence. Les jeunes gens ne se levèrent pas pour
lui. Il demeura sous les armes, roide comme un pieu, devant ses quatre suivants,
dont deux, sous-officiers, portaient des hallebardes, tout le temps que
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