
distinction de la couleur de la peau, les officiers européens semblent avoir
renchéri de hauteur sur leurs camarades de l’armée du roi. Hors du service,
pas un mot ne s’échange entre eux et leurs Soubadars. Ceux-ci cependant ont
le titre d officier, et le sergent-major européen (l’homme vraiment essentiel
dune compagnie d’infanterie indienne, l’homme qui devrait la commander
si justice se faisait), leur est subordonné. Je ne crois pas qu’ils S’assoient
devant un jeune enseigne.
La hauteur avec laquelle les officiers européens les traitent., a pour objet
de les empecber de s élever bien haut dans l’estime des sipahis ; elle est très-
politique en cela : elle leur rappelle constamment leur infériorité; et, comme
ici, l’infériorité est un fait très-réel dont chaque homme a la conscience, il s’y
résigne comme à une condition de sa nature, et ne s’en offense pas. Le grade
de Soubadar et de Lieutenant-natif est une récompense qui s’accorde à l’ancienneté
du service, au courage : elle stimule l’émulation des hommes; mais
elle ne leur donne que de l’aisance et quelques petits plaisirs de vanité, sans
influence d’ailleurs. Quand par hasard un homme montre dans ce grade/le
plus baut où les natifs puissent parvenir, des qualités capables de lui commander
le respect, l’attachement, la confiance du soldat, on l’en écarte sous
le prétexte de le récompenser; e t, en effet, on lui accorde une retraite plus
avantageuse encore qu’aux autres : on en fait un Zémindar, ou fermier de
1 Etat. Il y a d ailleurs un règlement qui fixe d’une manière générale , et
limite à un nombre d’années assez court, le temps qu’un Soubadar peut
occuper son emploi.
Chacun des directeurs de la Compagnie des Indes- a tous : les ans un certain
nombre de places- à donner, dans l’armée et le service- civil. Ils doivent
les donner et non les vendre; mais le moyen de le prouver ou de l’empêcher?
Et quoique j aie entendu dire souvent que leurs choix étaient tels que le corps
d officiers de 1 armée indienne était au moins aussi distingué, par sa naissance
et par son éducation, que celui de l’armée royale, les cours martiales ne
désemparent pas en ce pays, et je les vois sans cesse convoquées pour juger,
non des soldats, mais des officiers prévenus d’escroquerive. Ce scandale est ex*-
trèmement rare dans 1 armee royale, où règne un esprit de corps très-prononcé,
tandis q u ic i, il n y en a aucun. Dans l’armée anglaise, l’état-major de chaque
régiment, à 1 exception des officiers mariés, est obligé de faire table commune
sans distinction de grade. On est solidaire de l’honneur des gens avec lesquels
on s assied à table deux fois par jour; on n’y souffrirait pas un fripon : la
moindre faute contre 1 honneur, commise par un officier de l’armée du roi,
est punie le soir même à table par un outrage unanime de ses camarades et
de ses chefs, le refus de boire avec lui : il est aussitôt expulsé. — Ici, rien de
pareil; chaque officier vit dans son Bungalow, point de table commune,
rien n’oblige ceux qui ne désirent pas se voir à se rencontrer, si ce n’est
sous les armes, aux heures du service. La vie de chacun n’est pas surveillée
par l’honneur jaloux des autres; dans Téloignement de toute société, les
principes de l’éducation s’effacent peu à peu, la nature se montre, prend le
dessus, et beaucoup sont emportés par elle dans des routes fâcheuses.
Plus de familles, je pense, en Angleterre que dans tout autre pays, sont
affligées par les désordres des jeunes gens. Ce triste résultat me semble devoir
être l ’inévitable conséquence de la soudaineté avec laquelle on passe en ce
pays de la position d’enfant à la position d’homme. Il y a , entre ce que j ’appellerais
volontiers les patriciens d e là Nouvelle-Venise, entre les gentlemen,
une égalité absurde. Un polisson, échappé du collège, porte dans le monde
l’assurance d’un homme, s’il en a la taille ; il y est reçu et traité à tous égards
comme un homme; on justifie ainsi une présomption inouïe. Il n’y a pas de
modestie chez les jeunes Anglais; ils en seraient honteux comme d’une sorte
d’infériorité, ce serait un aveu de faiblesse. Ils traitent d’égal à égal avec
l’âge mûr et avec la vieillesse; ils s’indigneraient de leur tutelle délicate et
éclairée ; ne sont-ils pas hommes pour se conduire, parler, agir? Cette monstrueuse
inconvenance qui les mène à mille folies, a cependant son bon côté ;
ils sentent.plus tôt la nécessité de l’indépendance, et ils réussissent plus jeunes
à y parvenir; mais c’est aux dépens des affections de famille : la maison paternelle
n’est pas pour eux le plus doux des asiles ; leur orgueil y souffre
plus que leur coeur n’y jouit.
Le général P*** vint me voir il y a quelques jours : c’était après le déjeuner,
nous étions tous au salon; je me levai quand il entra, et m’avançai
vers lui pour lui prendre la main et le faire asseoir ; c’est un vieillard. Deux
jeunes sous-lieutenants étaient assis autour de la table; l’un lisait la gazette,
l’autre regardait les mouches voler. Aucun ne se leva ; je déclinai la politesse
du général qui me parla en français, et le fis parler anglais, et de choses
qui pussent intéresser les jeunes gens. Vainement : pas un ne bougea, pas un
ne dit mot; ils ne firent pas plus d’attention à leur chef que s’il n’eût pas
été là. J’étais extrêmement mortifié pour lui; et quand il fut sorti, je leur
demandai ce qu’ils avaient contre lui : ils ne me comprirent pas d’abord;
à la fin , soupçonnant mon idée, ils me dirent que le général P*** était un
fort bon homme, assez aimé des officiers, mais qu’ils ne le connaissaient