
devoirs incompatibles. Il est marié, il a une femme, des enfants : quelque
charitable qu'il puisse être, quelque tendresse dame qu’il puisse avoir, sa
femme, ses enfants ne doivent-ils pas précéder l’humanité tout entière dans
ses affections ? En ce p ays, les médecins disent qu’il est nécessaire à la santé
d’être éventé tout le jour, et que l’exercice du cheval lui est très-salutaire.
Sous peine de mort, ajoutent-ils, on ne peut s’exposer au so le il... . Peut-être
cet homme croit-il qu’il y a dans ces discours quelque exagération, et ne s’y
soumet-il pas entièrement lui-même ; mais il est si naturel de craindre pour
ce que Ion aime, que lorsquil s’agit de sa famille il croit superstitieusement
aux médecins; le voilà donc désirant une maison vaste et fraîche, une voiture,
des chevaux,— non pour lui, non pour son plaisir, mais pour le plus
respectable motif, pour la conservation de sa famille.
Il n’a pas de patrimoine : s’il mourait, que deviendrait-elle après lui ? il
doit travailler à amasser quelque fortune. Les pauvres , sans doute, réclament
sa charité; mais que peut-il pour eux? ne doit-il pas d’abord assurer du pain
à ses enfants?
Et c’est ainsi que, par un enchaînement de devoirs et de nécessités, cet
homme, venu ici avec l’honnête intention de prêcher l’Évangile, professe
la chimie, fait du papier, imprime, bâtit des maisons, et oublie son métier
de missionnaire. S’il fût venu seul, avec l’obligation du célibat, peut-
être avait-il assez de zèle pour supporter les rudes épreuves d’un apostolat?
peut-être aurait-il été capable de souffrir séul? Le mariage fait de lui un
homme comme tous les autres : il ne lui permet pas d’être prêtre.
Il y a quelque chose de grand dans la discipline de TÉglise romaine. Le
célibat des prêtres romains a mille conséquences détestables; mais il fait du
prêtre catholique un être à part, il le sépare du monde, il lui donne un
caractère étrange, solennel, sacré. Le prêtre catholique s’isole des individus
pour se dévouer à l’espèce tout entière.
Voilà du moins son type idéal et possible; voilà ce qu’étaient Fénélon et
Vincent de Paule. Le protestantisme n’admet pas ces sublimes exceptions.
Oest une combinaison prosaïque et mesquine calculée pour la taille moyenne
des vertus humaines ; pratiquement, il vaut mieux. Mais, dès qu’on descend
à. cette mondaine considération, dès qu’un culte s’abaisse à ces arguments
terrestres, à ces considérations d’utilité, de possibilité même, il est perdu,
condamné par lui-même. La raison est un allié que les religions ne doivent
pas appeler à leur secours. Il est même prudent pour elles de se passer du
raisonnement.
Les prêtres espagnols des missions de l’Amérique n'ont pas de maisons
somptueuses, point de carrosses ; toutes les recherches élégantes et commodes
de la civilisation européenne leur sont inconnues. Vêtus d’étoffe grossière,
ils vivent frugalement; quand ils sortent, c’est à pied; quand ils voyagent,
c’est sur un mulet, au soleil, à la pluie. Ce sont de pauvres diables en apparence
auprès des missionnaires savants et polis de Sérampour ; mais ce
sont des rois, et plus que des rois : ceux-ci ne sont que des particuliers effacés
par mille autres.
Le docteur Garey est un homme d’une basse extraction, q u i, à force de
mérite, était parvenu à être maître d’école de village en Angleterre. Ce premier
pas était le plus difficile. Il devint un habile Greek and latin scholar;
e t , promu dans l’enseignement, il commença l’étude des langues orientales,
en même temps qu’il se donnait ces connaissances générales dont le défaut
d’éducation première le laissait dépourvu. Il entra dans une des sectes, unitaire
ou méthodiste, j ’ignore laquelle, qui avaient faveur parmi les classes
inférieures de la société; prêcha, en amateur, comme tous les prédicateurs
sans hiérarchie ecclésiastique, et se fit distinguer. Ces gens voulant alors
sauver les Hindous du protestantisme dont ils les croyaient bonnement, menacés,
voulurent leur dépêcher un apôtre de leur fo i, et M. Carey, docteur
par la grâce de Dieu, fut envoyé par eux en ce pays-ci. Il y a de cela bien
-long-temps. Ce qu’il fit d’abord, je l’ignore, ainsi que la raison pourquoi il
a fondé à Sérampour son inutile collège ; mais il est devenu là le centre
d’une colonie, religieuse en Europe, industrielle ici, qui s’arrondit passablement
sur l’une et l’autre rive du Gange. On lui accorde unanimement d’être
l ’Européen qui sache le mieux le bengali. Son goût pour la botanique est
très-ancien; c’est couramment un bon botaniste linnéen : à présent il est
vieux et usé.
: Sérampour est le plus joli établissement sur la rivière. 11 respire un air
de gaieté et d’activité que ne présenté point Calcutta. Cela tient sans doute
à l’espèce de mauvaise compagnie qui y demeure, de jeunes extravagants
criblés de dettes, d’aimables mauvais sujets, des fripons, des esferoés, peuple
insouciant, et gai quand même. Quelques malheureux, dignes d’intérêt, y trouvent
un refuge et y échappent, à la satisfaction générale des gens de bien, à la
rigueur des lois anglaises contre les débiteurs insolvables. Mais néanmoins il n y a
pas de proportion entre l’usage et l’abus ; et le Gouvernement de la Compagnie
est lésé, contrarié par ce petit nonsense politique, des comptoirs européens enclavés
dans ses États. Des démarches très-libérales ont été faites près de la France
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