
je vis un cocotier qui , d’une cour contiguë, penchait sur la sienne. Etendant
mes regards de proche en proche par-dessus la ville jusqu’aux montagnes
qui s’élèvent au sud, et., rencontrant partout des formes et des teintes nouvelles,
je restai en contemplation devant cet admirable tableau, dans une extase
d’attendrissement dont la vue de mon frère put seule me tirer.
Je suis resté à peine trois mois à Haïti, mais ce pays me sera cher à
jamais. En le quittant, j ’y laissais un'frère, et mon coeur souffrait sans doute
d’un éloignement qui brisait des liens si doux; mais cette séparation n’était
pas la seule cause de ma tristesse. Cette habitation isolée où j ’avais vécu solitaire
parmi les bois et les collines de Marquisant — ces montagnes qui s’élevaient
au-dessus avec leurs zones diverses de bosquets, de pelouses et de forêts
de palmistes, où je m’étais souvent égaré— ce rude sentier qui tant de fois m’avait
conduit à la ville— ces plages herbeuses où l’amour des plantes m’avait
souvent fait descendre à la molle fraîcheur du matin — la ville elle-même, où
je cherchais vainement à distinguer la maison de mon frère, et les collines
fleuries de Turgeot— tous ces lieux, témoins et objets de mon admiration, je
ne les voyais pas disparaître dans le lointain et s’abaisser à l’horizon sans un
sentiment de peine profonde. Ils avaient produit sur moi une impression d’autant
plus vive que jamais, dans les rêves de mes plus jeunes années, je n’avais
osé voyager jusqu’en des contrées si distantes du sol natal ; les Pyrénées m’avaient
toujours paru la limite la plus reculée que mes désirs pussent atteindre;
mon imagination n’avait anticipé sur aucune des jouissances quelle se fut
permises du tableau des scènes de la nature sauvage parée des formes végétales
si variées, si étranges, si belles, de la zone torride, et éclairées du soleil
des tropiques. À ce type sublime des beautés naturelles, mon ame était tout
à fait vierge; elle en avait joui, elle en avait été pénétrée délicieusement. Il
y a des sensations uniques dans la vie humaine. J’ai vu depuis un an divers
tableaux bien vantés de la zone équinoxiale ; j ’ai admiré sans doute la magnificence,
la noblesse et la grâce de la baie de Rio-Janeiro, la grandeur
sauvage des montagnes de Bourbon, la beauté, la fraîcheur des rizières de
Pondichéry, ombragées de forêts de cocotiers ; mais le souvenir des mornes
d’Haïti, de ses forêts silencieuses, de ses déserts arides et salés, a déjà presque
effacé dans mon imagination leur impression récente.
Ic i, je n’ai vu encore pour ainsi dire qu’une grande ville européenne; je
n’ai aperçu la nature que des fenêtres du palais : ce n’est pas un observatoire
pittoresque ; il n’est point étonnant que le paysage du Bengale n’ait
produit sur moi qu’une si faible impression. Je vois partout la main de l’homme
qui a modifié la nature suivant le goût de l’Europe. Les jardins sont des jardins
anglais, et le vulgaire ne les en distinguerait pas sans la présence des palmiers;
les bambous semblent partout avoir été plantés, ils sont trop communs; à
Haïti où je ne les rencontrais que par bouquets épais sur le bord des torrents,
je ne leur faisais pas ce reproche. Peut-être que loin des établissements
européens, les paysages de l’Inde me feront éprouver des sensations inconnues.
Si cela est, elles seront d’autant plus vives, que je ne l’espère nullement.
Calcutta, le a5 juin 1829.
R am -M o h u n -R o y . Ram-Mohun-Roy est le brahme savant dont la conversion
au christianisme et dont les ouvrages de polémique religieuse contre les
docteurs hindous et les missionnaires européens ont fait connaître le nom jus-
qiien France. Je savais, avant de venir dans l ’Inde, qu’il était un Orientaliste
habile, un subtil logicien, un dialecticien irrésistible; mais j ’ignorais qu’il
était le meilleur des hommes.
M. Calder, un homme auquel le célibat laisse la plénitude de ses affections
pour l’espèce humaine, et que l’on voit ici activement engagé dans
tout ce qui est b o n , lié avec tous les hommes qui peuvent être utiles, m’a
procuré ce matin le plaisir de voir son ami. Je lui en avais, depuis plusieurs
jours , témoigné le désir, et dimanche dernier, 21 ju in , il nous avait donné
rendez-vous à tous deux chez lu i, pour nous présenter l’un à l’autre.
Ram-Mohun-Roy est un homme d’une cinquantaine d’années, grand, épais
plutôt que gros, d’une coloration moyenne parmi les Bengalis. Le portrait
de profil qu’on en a fait ici est très-ressemblant ; de face, il est moins bien,
ses yeux paraissent plus petits dans sa grande figure, et son nez penche fort
à droite. Il ne porte qu’une petite moustache; ses cheveux, assez longs par
derrière, sont épais et bouclés. Il y a de la force dans sa physionomie, du
calme, de la gravité, de la bonté. Son costume était le plus simple, et ne différait
de celui des natifs aisés qu’en ce qu’il "portait des bas et des souliers à
l’européenne, au lieu d’avoir les pieds nus dans des babouches. D’ailleurs
aucun joyau, pas même le cordon brahmanique, à moins qu’il ne le portât
sous ses vêtements.
Quelques compliments de ma part sur son savoir, acquis malgré tant d’obstacles,
l’amenèrefit naturellement à me parler de l’état misérable de toutes
choses en ce pays.
La tournure de son esprit est tout à fait métaphysique. La logique est aussi
une arme dont on voit qu’il se sert souvent, car il n’aime pas à la quitter.