
Les Mangos, les Tamarins et les Peepul-Trees y dominent parmi les Di-
cotylédons.
Calcutta, le 19 juin 1829. , ,
Je m'étais proposé d’écrire à Barrackpour, et me voici revenu de ce bel
endroit, après y avoir passé près d’une semaine, sans y avoir presque songé. Me
voici rentré sous le toit de mes premiers hôtes, accueilli comme un ami, weleo-
med. Madame Pearson me dit qu’elle espère qu’en me retrouvant chez elle ,
j ’éprouve le plaisir de me sentir à la maison o f feeling home. Ge témoignage
d’amitié me touche, j y réponds du fond de mon coeur ; mais je ‘ suis triste
•comme on l’est au réveil, après un rêve charmant. Ce peu de jours ont suffi
pour me faire aimer le lieu où je les ai passés.
Je penserai souvent aux arbres, aux gazons, aux bosquets de Barrackpour;
j ’en garderai toujours un souvenir tendre. L à , mon ame »est épanchée avec
confiance dans une autre; je me suis fait connaître avec quelque intimité
d’une personne de plus au monde , et je ine flatte avôc douceur de lui avoir
inspiré de l’estime et quelque attachement. Sur de grandes questions, nos
sentiments et nos idées diffèrent, mais ils s’accordent en des points où tous
ceux qui se rencontrent doivent s’aimer. Lady William Bentinck se • souviénj
dra, je l ’espère, de ce jeune Français qui n’était pas chrétien, qui n’avait pas
l’hypocrisie de chercher à le paraître, mais qui aimait les hommes, et.se
croyait assez religieux parce qu’il avait la charité. Elle en sera plus tolérante
peut-être. '
- Les êtres que le malheur a frappés assez fort pour les empêcher de renaître
jamais au bonheur, ceux pour lesquels la vie n’est plus, dans le présent j qu’un
état indifférent de la sensibilité, animé seulement quelquefois des souvenirs
du passé, e t,'d an s l’avenir, qii’un horizon limité, sans illusions, sans espérances,
ces êtres-là sont les plus justes appréciateurs des destinées humaines;
isolés en quelque sorte du monde au milieu duquel ils vivent, morts à la
plupart de ses joies, leur ame, tranquille désormais, plane sur le tableau de
la vie humaine, e t, avec l’oeil exercé des passions jadis trop actives, élit: en
découvre, elle en pénètre merveilleusement tous les détails. Ne doit-il pas être
un juge éclairé du théâtre, l’acteur habile retiré de la scène ?
Pour mo i, je dois me l’avouer, ce n’est plus que d’un oeil critique que
je contemple plusieurs aspects de ma propre sensibilité et de celle des autres
dans leurs rapports avec moi. Je regardé les autres vivre, depuis que ma
propre vie n’est plus habituellement qu’un spectacle d’actions presque indifférenteS
pour mon intelligence, et que mon moi ; souvent oisif, se sépare
avec netteté des sentiments dans lesquels il se confondait jadis.
A défaut des passions, l’esprit seul, et les années, la vieillesse, la triste expérience
de la vie en détachent pareillement. A mesure que la faculté de
jou ir, et dans une mesure correspondante la faculté de souffrir, s’éteignent
en nous par l’âge -et les altérations de notre être physique et moral, cette
disposition critique de l’esprit sur; les peines et les plaisirs de la vie s’exalte ;
nous aimons à creuser les théories métaphysiques de ces choses dont la réalité
nous est interdite.
Mais je reviens à Barrackpour. Son nom hybride indique son objet. C’est
une station militaire occupée toujours par plusieurs régiments d’infanterie
native. Quelques milliers de huttes en paille, plus propres que celles des
faubourgs de Calcutta; et régulièrement alignées, reçoivent les Cypaies, Les
officiers européens habitent sur la lisière du camp dans de nombreux bungalows
d’un extérieur assez rustique, mais pourvus au-dedans de tous les
conforts anglais dans l'Inde. Sur un autre d e . ses flancs est un village de
marchands, un peuple d’ouvriers, de détaillants, qui vendent aux Cypaies
tout ce dont ils ont besoin, et qui les suivent à la guerre ayec leurs bestiaux
et leurs magasins; car dans l’Inde, aucun gouvernement ne fait de
distributions à ses troupes : les soldats sont bien payés , leurs veuves et leurs
enfants sont pensionnés libéralement p ar la Compagnie; mais dans les cantonnements
eh temps de paix, comme dans les marches en temps de guerre,
c’est à eux à trouver leur dîner; ils l’achètent aux marchands qui les accompagnent
partout, et chacun, suivant sa religion ou sa caste, le choisit,, le
prépare à sa façon. Ces bazars ambulants doivent singulièrement encombrer
les derrières de la plus petite armée indienne. On ne les pille jamais, parce
qu’on sent bien que les mauvais traitements les écarteraient, et que, sans eux,
on mourrait de faim. Boulangers, bouchers, cabaretiers, etc., tout ce qui est
nécessaire à la vie se trouve à Barrackpour, et ce qui, pour des militaires,
s’appellerait du luxe en tout autre pays, s’y,rencontre également. Il y a des
troupeaux de vaches et de chèvres pour le lait indispensable au thé des officiers,
des filles publiques pour les soldats; tout cela va à la guerre, quand
on la fait. Cette adjonction de tant d’individus qui, le jour dune bataille,
ne servent à r ien , doit dérouter entièrement les prévisions accoutumées d un
officier-général européen. Ses opérations militaires ne peuvent être ici celles
de l’Europe; il a une éducation toute nouvelle à faire avant d’être en état de
commander.