
de marbre noir et de Lazulile. Les conquérants européens qui prirent la
place en novembre i 8o3 , et qui durent s'y loger d’abord, trouvant très-
froides pendant l’hiver ces salles ouvertes à tous les vents, en fermèrent les
arcades, et les colonnes d’un travail exquis qui les supportent, furent enterrées
dans une ignoble maçonnerie. Les Goths ne firent pas mieux à
Rome.
L’imagination, pour restaurer ce joli palais à sa première splendeur, doit
rouvrir ces arcades, et s’il fait froid, attacher derrière quelques magnifiques
rideaux d’or et de soie. Ce n’était que par des tentures que les diverses chambres
du même appartement étaient séparées les unes des autres. Une foule de domestiques
se tenait près de chaque porte, non pour l’ouvrir, mais pour lever
le rideau. Les Anglais, dans leurs demeures, ont imité cette coutume; ce
n’est que par une natte très-claire que la plupart des chambres y sont séparées.
Ces nattes sont pendues comme un rideau au haut de la porte ; il y a
ainsi plus de chance d’avoir quelque courant d’air, chose si désirable pendant
g mois de l’année.
Un seul Européen habite le Fort d’Agrah ; c’est le Dr Campbell qui demeure
dans le palais de Schahdjéhan, en attendant qu’il se trouve un Bungalow
vacant aux cantonnements. Cette magnifique demeure est un four inhabitable
dans l’été.
On appelle haram une suite peu nombreuse de très-petites chambres où
l’on ne peut entrer directement que de l’appartement du roi. Une seule, plus
chargée d’ornements que toutes les autres, était, dit-on, celle de la sultane
favorite ; c’est la seule logeable; elle est la plus voisine de l’appartement impérial
, et commande comme lui la vue de la rivière, au travers de ses petites
fenêtres grillées de marbre ( screen’d , en anglais, screen work).- Un boulet
anglais la traversa au temps du siège, en i 8o3 , sans faire d’autre dégât
qu’un trou de sa grandeur dans ce marbre découpé.
Plusieurs des chambres du palais étaient rafraîchies par un petit jet d’eau
continuel au milieu d’un bassin creusé dans leur pavé de mosaïque.
La salle d’audience de Schahdjéhan est aussi grande que son palais tout
entier. Ses arcades n’étaient fermées que par des tapisseries. Éclairée alors
par l’ouverture de ces rideaux, elle devait être magnifique. Les Anglais l’ont
fermée de maçonnerie, ménageant çà et là dans une arcade la place d’une
fenêtre, et ils en ont fait un arsenal qui contient 12,000 fusils, des sabres
et des pistolets à proportion. Le drapeau de la Compagnie pend à la place où
s’asseyait l’empereur, dans une sorte de grande niche très-élevée, opposée à la
porte d’honneur. Un large carreau de .marbre blanc est placé au pied de
cette tribune. C’était le siège du grand maître des requêtes.
Schahdjéhan, durant les dernières années de sa vie, qu’il passa captif dans
le Fort d’Agrah, y- conserva tous les honneurs de la royauté; Aurengzeb
le consola de la perte du pouvoir par la vaine apparence de son exercice.
Schahdjéhan eût-il fait un sort aussi doux à son père Djéhanguire s’il eût
réussi à le détrôner, lors de sa rébellion? cela est douteux. Aurengzeb me parait
bien meilleur que sa réputation. Son règne fut le plus pacifique de tous
ceux des princes mogols. Il persécuta ses frères, comme ils l’eussent persécuté;
il fit mourir Dara, acheta la tête de Soudja, enferma Morad, son neveu Soliman,
son fils Mohammed; mais ces cruautés domestiques n’étaient que
des actes de prudence politique ; il assurait par là la durée de la paix intérieure
, et par conséquent le bien-être du peuple, auquel il travailla pendant
un règne de 5o années, avec une activité et une capacité qui appartiennent
plutôt à l'Europe qu a l ’Asie. Il ne bâtit point de palais, ni de superbes mosquées
, mais il planta des arbres, creusa des puits, pourvut à la sûreté des
voyageurs sur .les routes de l’empire et à leur commodité par l’érection
d’une multitude de séraïs. C’était un roi homme du peuple, et il me parait
trop homme d’esprit pour aimer le faste à cause de lui-même. Il vivait en ermite
au m i l i e u de la cour la plus magnifique de 1 A sie, vetu d un habit simple,
content d’une seule femme, sobre, laborieux, savant... Comme ro i, il me semble
le plus grand de la maison de Timour ; nul autre ne peut lui être comparé
pour les talents, et pour le bonheur ou du moins le bien-être dont le peuple
de l’Hindoustan jouit sous son règne. Sa fermeté, sa rigueur, l’inexorable
sévérité de sa justice prévinrent les attentats qu elle aurait punis. Il est à
remarquer que son usurpation ne fut souillée que du sang de sa famille.
Aucun des partisans de ses frères ne fut mis à mort par lui; nul vraiment,
pour atteindre au pouvoir suprême et pour le conserver, ne fit couler moins
de sang. Aucune usurpation d’ailleurs ne peut être autant légitimée que la
sienne, par l ’affaiblissement intellectuel de Schahdjéhan après sa maladie,
qui avait de fait placé Dara sur le trône. Sous le pouvoir éphémère de ce
fils chéri, il ne semble pas que le vieil empereur ait joui de plus de pouvoir
que sous l’usurpation déclarée d’Aurengzeb; et encore faut-il dire que l'hypocrisie
de déférence et de soumission qu’Aurengzeb affecta vis-à-vis de son
père jusqu’à sa mort, est un hommage à la vertu , et que le vieux Schahdjéhan
parut jouir à la fin de ces démonstrations. Le meurtre de deux de ses frères
est à mon avis, dans Aurengzeb, un crime moindre que l’assassinat de Schiri