
Le Houka lui-même ne leur semblera-t-il pas un plaisir insipide ?
La science, si l’on n’a pas acquis avec elle les moyens de satisfaire les besoins
nouveaux quelle fait naître, est-elle un bien?
Elle n’est souvent qu’un outil qui demeure inutile entre les mains de son
possesseur, soit qu’il soit incapable de s’en servir, soit qu’il n’y trouve pas
de plaisir.
Que de jeunes filles en France, à force de temps et d’argent, apprennent
l’italien et la musique, pour ne jamais lire un livre italien, ni se
mettre une fois à leur piano, le maître absent ! On confond le but avec le
moyen : quand on ne fait encore que posséder celui-ci , on croit avoir atteint
celui-là.
Mais quand cette semence précieuse a été confiée à un sol digne de la
recevoir; quand la science a été donnée à des esprits faits pour la comprendre,
pour l’aimer dans toute l’étendue de ses théories et de ses applications, et
que toutes ses applications sont interdites; quand elle fait voir de toutes
parts des sources de bonheur, jusque-là ignorées, quelle inspire une soif
violente de ce bonheur,' et qu’il n’est pas permis de le posséder, la science
alors n’est-elle pas un mal, et l’ignorance apathique où sommeillaient, nos
désirs avant d’être excités par elle, n’était-elle pas bien préférable ?
La masse immense du peuple qui, nécessairement, restera long-temps étrangère
à l’éducation européenne, fera donc longtemps encore la loi toute puissante
de l’opinion publique, parce qu’elle en est la majorité. Long-temps encore
on redoutera ses méprisables dédains, et l’on recherchera ses respects non
moins méprisables. Or, pour l’Hindou qui a perdu sa caste en rompant avec
les lois de sa religion, il n’y a ¡dus de respect dans la foule ; il n’y trouve
plus que de l’éloignement, de l’horreur, du mépris.
C’est ainsi qu’en Espagne, c’est un malheur d’aimer la liberté. Il n’y a que
la potence pour elle, ou les galères, par grâce.
Pour que l’éducation donnée aux jeunes Hindous devînt pour eux un grand
bien, il faudrait, me disait-on un jour, qu’on élevât simultanément à l’européenne
un nombre correspondant de jeunes filles, afin de les rendre dignes
d’être un jour les épouses de ces jeunes gens; et il faudrait enfin en élever
à la fois un nombre assez grand pour qu e , abjurant ouvertement toutes les
absurdes et abominables superstitions de leur culte , et se livrant par-là au
mépris de la multitude qui ne verrait plus en eux que des gens sans
caste, ils trouvassent dans le commerce agréable, dans les égards, dans
l’estime et le respect de la petite société nouvelle qu’ils formeraient au sein
de la nation, une compensation du dédain et de l’abomination de celle-là.
Aux grands maux les grands remèdes. C’est un mal affreux dans un peuple
que sa division en castes ; il y faut un remède violent : un Mezzo termine ne
ferait que l’aggraver.
Cette opinion est. peut-être trop absolue. Ibrahim-Pacha dîne avec les amiraux
européens, boit avec eux le vin de Champagne tant défendu par Mahomet.
Son père, Méhémet-Ali, depuis long-temps en fait autant sans s’en
cacher; et de tous les princes mahométans, il est sans contestation le plus
maître chez lui. Si ses dévots sujets lui savent mauvais gré de cette abominable
impiété, ils ne se permettent guère de le lui témoigner. L ’exemple du
maître et des classes supérieures corrompt ou améliore, entraîne puissamment
les inférieures. Quand, par l’exemple prolongé du mépris de l’esprit du
culte hindou, une fraction respectable des hautes castes de l’Inde l’aura discrédité
parmi la multitude, alors elle pourra lever le masque entièrement et
renverser sans ménagement cet édifice ébranlé. Est-il pour les amis des lumières
en Europe un autre système de conquêtes durables ? Ils ont essayé
de faire violemment par les lois une révolution qui se faisait , mais qui n’était
pas encore consommée dans les moeurs ; cette expérience terrible,, cet effort
sans doute prématuré, a .conté à la France vingt ans de malheurs et d’esclavage
, et à l’Europe, des fleuves de sang et fie larmes.
Sur une échelle, bien petite heureusement, parce que les victimes ainsi
en ont été peu nombreuses,, n ’ai-je pas vu moi-même renouveler ces efforts?
Un joug ignoble pesait chaque jour plus durement sur la France et menaçait
de l’étouffer; la liberté publique était minée dans ses fondements : que faire
pour la sauver ? Attendre pacifiquement d’un relâchement fortuit de la tyrannie,
ou des chances inconnues de l’avenir, les moyens de la renverser sans
secousse, n’était-ce pas se résigner à périr avant elle? Ne s’appliquait-elle pas
systématiquement à retirer de nos mains le peu d’armes que nous avions
encore contre fille, et à nous empêcher d’en forger de nouvelles . . . . Ravissant
l’une après l’autre toutes les garanties nationales, envahissant d’autorité l’éducation
de la jeunesse pour la corrompre , etc., pouvait-on temporiser?
le succès de la lutte ne devenait-il. pas incertain pour la cause de la liberté,
plus elle en retardait le jour ? Voilà ce que j ’entendais dire alors à des
hommes plus généreux que clairvoyants. L’événement a prouvé contre eux
Sous le règne de la tyrannie, gêné par ses entraves, menacé de ses supplices,
l’esprit, de liberté a grandi paisiblement; ses progrès sans doute ont été ralentis,
mais jamais sa marche n’a pu être arrêtée, et la France victorieuse