
L ’espace ne leur est pas moins épargné qu’à la voie publique dans la ville.
A chaque étage, des ouvertures nombreuses et des balcons massifs donnent
sur la cour carrée qui est au centre du bâtiment. Les balcons des étages supérieurs
se projettent en encorbellement sur ceux des étages inférieurs, en sorte que
d’en bas l ’on ne peut voir ce qui se passe en face au-dessus. *
Le soleil ne pénètre au fond de ces cours que lorsqu’il est presque vertical ;
mais l’air s’échauffe tellement à l’ombre pendant l’été, que ce sont des étuves.
Les appartements sont trop bas pour y suspendre des punkas; mais dans
plusieurs que, par la quantité d’ornements ciselés dont leurs boiseries sont couvertes,
je crois réservés aux maîtres de la maison, une planche large et épaisse,
longue d’environ 2 mètres, est suspendue, par quatre cordes attachées à ses
angles, à un anneau fixé dans le plafond; on dirait un large plateau de balance
: c’est une balançoire sur laquelle on s’assied ou on s’accroupit, la
mettant soi-même en branle pour se faire du vent.
Le sommet de cette maison est une plate-forme, revêtue de pierres comme
toutes celles qui en sont bâties entièrement. Les balustres des balcons des
divers étages sont aussi de pierre, sculptés avec une extrême légèreté, comme
les fenêtres des églises gothiques. Ce travail, qui serait en Europe d’un prix
exorbitant, est cher à Bénarès. Les sculptures et les moulures de la boiserie
le sont également; cependant la construction de cette grande maison n’aura
coûté que 60,000 roup. ( 1 5o,ooo fr. ). Tous les matériaux en ont été apportés
à dos d’homme, du bord de la rivière au lieu où elle est bâtie. Je m’étonne
que le prix n'en soit pas bien plus haut.
Rien qui ressemble dans ces demeures à la spécialité des appartements que
renferment les nôtres. Je ne vois nulle part une chambre susceptible de devenir
une cuisine; aucune pièce pour servir d’antichambre à une suite nombreuse
de serviteurs. Chaque pièce semble être appropriée au même usage, ou plutôt
leur occupant en fait à la fois une chambre à coucher, à manger, un cabinet
de toilette et un salon.
Les ruines de Pompeïa nous en ont plus appris sur les moeurs privées et
la vie domestique des Romains que tous les ouvrages, de leur littérature.
L’architecture domestique des Hindous n’est pas moins instructive sur ce sujet.
Le génie peut, il est v r a i, s’exercer entre quatre murailles nues et tirer tout
de soi-même dans ses créations ; c’est ainsi que travaillent les grands poètes
et les grands philosophes : mais l’appareil des bibliothèques et des objets d’étude
dont les demeures européennes sont fournies, invite au travail ceux qui
les habitent, et témoigne de nos habitudes studieuses.L’esprit de la plupart des
hommes n’est pas assez riche pour s’exercer sur lui-même; il a besoin d’un
aliment étranger. Le mobilier des Orientaux se compose de quelques tapis, d’un
petit nombre de coffres où ils enferment leurs vêtements, d’une boite pour
leurs pierreries et d’un houka. Au lieu de cave ou de bibliothèque, les riches
ont un harem; mais on peut passer agréablement toute la journée avec
ses livres, et la nature ne permet pas que la débauche pure devienne une
occupation.
L ’introduction du tabac que fument toutes les castes, à l’exception des
Brahmanes qui le mâchent et le prisent, mêlé avec un peu de chaux éteinte,
est un immense bienfait apporté par les Européens en ce pays. Je crois qu’avant
l’usage du houka on s’ennuyait un peu plus sans travailler davantage.
Les maisons sont, à Bénarès, l’espèce de propriété qui donne naissance au
plus grand nombre de procès. On s’attaque non-seulement, comme en Europe
, pour le mur mitoyen, mais pour des regards indiscrets lancés d’une
fenêtre opposée. Ce n’est pas le droit de regarder par sa fenêtre que l’on conteste
à son voisin, c’est celui d’avoir une fenêtre ouverte en face de soi, à une
certaine hauteur. Il est certain que, lorsque les rues n’ont que im,6 de large,
une fenêtre en face de vous permet de voir ce qui se passe dans votre maison,
à moins que vous ne vous muriez, ou que vous ne garnissiez vos fenêtres de per-
siennes, de verres.dépolis ou de rideaux, toutes choses inconnues des Indiens, si
ce n’est les persiennes. Nu l, s’il rebâtit sa maison, ne peut l’élever davantage,
à moins qu’il n’ait traité avec son vis-à-vis. En cas de contestation, lçs juges
européens, au lieu de se transporter sur les lieux pour décider infailliblement
du fait par une promenade de deux heures en palanquin, se font représenter les
deux maisons opposées avec du papier et du carton. Chacun, séance tenante,
bâtit la sienne sur une planche, des témoins notables jurent de la fidélité
de l imitation, et il ne reste aux juges qu’à s’assurer si des contrats antérieurs
n’ont pas modifié les droits respectifs des parties. Quoique Messieurs les juges
soient payés magnifiquement, ils se donnent fort peu de peine, même en leur
tribunal. Il y a présentement six mille causes en arrière.
Il n’est pas rare de voir deux maisons opposées jointes au troisième ou
quatrième étage par un passage couvert; elles sont évidemment la propriété
d’un seul riche jaloux.
Étranger que je suis à la théogonie des Hindous, je n’ai vu leurs temples
qu’en passant. Ils varient beaucoup en sainteté, suivant la divinité (ou, comme
disent quelques coquins de Brahmanes, suivant Xattribut emblématique de la
divinité) que l’on y adore. L’emblème du pouvoir créateur de Dieu, le Lingam,
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