
soient pas moins caractérisées q u à une distance double de l’équateur, telle
est la misère de l’immense majorité des hommes et la monotonie de leur
chétive existence, qu’eux seuls ne changent pas, quand tout change autour
d’eux. Leurs huttes ne les défendent ni des excessives chaleurs du printemps,
ni des pluies de l’été, ni des froids de l’hiver. D’un temps de l’année à l’autre,
la question pour eux n’est pas de changer de plaisir, mais de souffrance.
Les développements végétaux ne marchent point parallèlement. Chaque
saison a. sa Flore. Les feuilles jaunissantes d’un grand nombre de Térébin-
thacées, de Légumineuses et de Rubiacées, qui se dépouillent presque en hiver,
tombent sur une forêt d’arbrisseaux prêts à fleurir. D’autres cependant
mûrissent leurs fruits noués durant les pluies: les hot winds les feront tomber,
et leur feuillage, flétri alors, ne reverdira qu’avec les pluies. Le tableau gracieux
des teintes automnales dans ce pays n’est donc qu’un objet agréable
aux yeux, mais auquel aucune idée ne vient s’associer.
La littérature française possède d’admirables descriptions poétiques de la
nature équinoxiale; mais il y a dans la nature une poésie plus touchante que
celle de Bernardin de Saint-Pierre, et les scènes du tropique doivent être
peintes par des hommes nés parmi elles, élevés au milieu d’elles. Sous ce
rapport, un vaste champ reste ouvert à la poésie descriptive. Mais, hélas! où
trouver, sous la zone torride, le lieu d’où pourra sortir le poète? Les sociétés
humaines sont si misérables entre les tropiques dans les deux Mondes. Ici, où
l’originalité certes ne manque pas aux moeurs, elles sont si monotones et si
dégradées! Et qu’attendre des Portugais et des Espagnols, en Amérique? Retenus
plus longtemps peut-être sous le joug de la mère patrie, plus longtemps
séparés, par la jalousie, du commerce des autres peuples, des moeurs originales
se seraient formées parmi eux, une forme nouvelle de civilisation se serait
créée peut-être, entée sur les sciences et les arts de l’Europe, modifiée par
la diversité des climats; mais il n’y faut plus songer. Du nord au sud, l’Amérique
regarde l’Europe et l’imite en bien des choses, sans intelligence. Paris
dicte les lois de la mode à Lima, et les Anglais y portent leurs usages avec leurs
denrées.
Il y a peu d’union entre mes gens. La différence de religion ou de caste n’y
fait rien. Ce sont les Musulmans qui se disputent entre eux. Un d’eux, qui
réunit l’inimitié de tous, sans doute parce qu’il est payé au-dessus de son emploi,
vint ce matin se plaindre qu’un autre par méchanceté avait brûlé son
manteau pendant la nuit. Indigné du trait, je cherchai à le constater subitement.
Enquête générale à ce sujet, et l’acGusé étant déclaré coupable à la trèsgrande
majorité des voix, fut sévèrement puni. Or, voici qu’après le châtiment
les voix se tournent en sa faveur : la dénonciation n’est plus qu’un mensonge.
Que faire? Battre tous les témoins eût été au moins très-juste; et j ’en fus bien
tenté. J’éprouve en petit les embarras des juges de la Cour suprême, à Calcutta.
Je ne puis croire aucun témoignage. Il n’y a que deux manières de juger
dans ces circonstances : renvoyer hors de cause avec dépens les parties, ou
les condamner l’une et l’autre. Plaignants et prévenus ne valent pas mieux les
uns que les autres, et c’est grand hasard si l’on ne rencontre pas deux fripons
parmi eux.
A l’avenir, cependant, je les laisserai terminer entre eux leurs propres querelles
qui ne m e concernent nullement. Ce n’est pas un calcul de justice,
mais d’intérêt : je suis très-suffisamment redouté. Au reste, il me semble que
les gens que j ’ai été dans le cas de corriger ne me gardent nullement rancune.
Un jour, sans doute, je blâmerai sévèrement ces violences, mais que leur
substituer ? comment punir des malheureux auxquels je ne donne guère que de
quoi subsister? Les chasser serait une punition bien plus cruelle, ce serait les
exposer à mourir de faim; ceux qui leur succéderaient seraient de même, et
il faudrait à la fin en revenir là.
Les domestiques des Natifs sont encore moins payés que ceux des Européens
, mais leur service est bien plus doux : il se borne presque à être là
près du maître pour répondre Monsieur, quand il appelle, Holà! quelqu’un!
ce n’est qu’un acte de présence. Depuis que je voyage sur la grande route,
depuis Rogonatpour, j ’ai rencontré plusieurs Babous et. des Musulmans voyageant
à peu près comme moi, au mobilier près. Le même nombre de domestiques
autour d’eux; mais le soir, point de voitures à décharger, point
de tente à piquer, de lit à faire, de paquets, de malles, de livres à fermer, à
ouvrir; et sur la route, chacun près d’eux s’en allait tranquillement avec son
sabre et sa hallebarde, tandis que mes gens ont sans cesse à satisfaire à quelques
uns de mes besoins : deux portent des fusils, un troisième des marteaux
. et tout l’appareil du minéralogiste, un autre celui du botaniste; puis mon allure
n’est pas égale. Je m’arrête, je m’écarte souvent du chemin, ou, ennuyé
de sa monotonie, je double le pas, et toujours je les veux avoir près de moi.
Pas un, à ma connaissance, n’a mangé de viande depuis Calcutta, à l’exception
de quelques oiseaux aquatiques que je leur ai donnés. Leur déjeuner, depuis
que je suis entré dans les jungles, c’est une demi-livre ou une livre de
riz légèrement torréfié et écrasé, mêlé avec une espèce de pois passés au feu
après avoir été humectés, de façon à en faire crever la peau. Ils croquent et