
impossible ? Ces gens, si bien appris à faire l’exercice, ne savent pas tirer un coup
de fusil, ni un coup de canon. Jamais ici on ne le leur fait faire. Cela coûterait
trop, me dit-on. Moi je crois que les coups de fusil et les coups de canon les
plus chers, ce sont ceux qui, dans le combat, portent en l’air ou tombent
dans l’eau. Mais ce truism à mes yeux, est encore un paradoxe pour bien des
gens.
L’équipage de la Zélée est cependant de ceux qu’on appelle bons. Ce sont
tous hommes des classes, tous matelots enlevés au commerce, et la plupart
sont embarqués sur ce navire depuis deux ans, et sont allés sur lui dans la mer
du Sud. Que serait-ce donc si, au lieu d’hommes exercés déjà depuis long-temps
à la mer, et dont beaucoup naviguent depuis vingt ans, nous n’avions que des
recrues fournies par la conscription militaire, telles que celles dont se composent
aujourd’hui les équipages d’un grand nombre de nos bâtiments de guerre ?
Là presse des matelots en Angleterre nous paraît, à nous autres Français, une
abomination sans pareille ; et nous nous en indignons, comme si chez nous la même
chose n’avait pas lieu. Il en est pourtant ainsi. Ce qu’on appelle l’inscription maritime
n’est que la presse organisée, et qui, pour être plus régulière, n’en est pas
moins inique et cruelle. Voici en peu de mots ce que c’est que cette institution.
Tout homme en France est apte à servir volontairement, librement, comme
matelot sur les bâtiments du commerce. Mais c’est à une condition : celle de
servir sur les vaisseaux de l’Etat, lorsqu’il en est requis. Un registre est ouvert
dans chaque port à cet effet, où sont inscrits tous les hommes qui naviguent pour
lé commerce. Le capitaine marchand qui en cherche quelques-uns pour former
son petit équipage, doit obtenir pour tous ceux qu’il arrête, un congé, une
licence de servir au commerce, que le bureau de l’inscription maritime accorde
ou refuse suivant les besoins de la marine royale. Quelquefois, à la veille de
mettre à la voile, on débarque d’autorité la moitié de ces matelots désignés pour
le service militaire; il faut qu’il en cherche d’autres. De là des délais, des
incertitudes funestes aux intérêts du commerce. Comme il leur donne cinquante
ou soixante francs par mois, et que l’État ne leur en donne pas trente, on sent
aisément avec quel dégoût ces gens servent dans la marine militaire. Aussi un
grand nombre, dans les relâches, cherchent à déserter des bâtiments de guerre,
pour servir librement et plus lucrativement dans le commerce étranger; peu
leur importe en quel pays ce soit. Un bon matelot trouve toujours facilement
du service. La désertion dans ce cas est assimilée à celle des soldats de 1 armée
de terre qui désertent à l’étranger en temps de paix. L’homme qui, appelé par
le bureau de l’inscription maritime, se cache à terre, ou parvient à s embarquer
clandestinement sur un bâtiment de commerce français, est considéré comme
déserteur à l'intérieur et puni comme tel.
-Comment se passer de cet abus ? Je ne vois qu’un moyen, c’est celui qu’emploie
le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour former lés équipages
de sa marine. Il offre aux matelots du commerce le même salaire qu’ils
obtiennent sur les navires marchands; et , sans violence, sans contrainteI sans
déception d’aucune espèce, il en trouve autant qu’il en désire, qui, à égalité
de profit, préfèrent le service militaire à celui du commerce; l'excessif travail
auquel ils sont forcés dans celui-ci, compensant à leurs yeux la dureté de la
discipline militaire. Ces gens qui servent par choix, servent tout naturellement
parfaitement bien. Mais ni l’Angleterre ni la France même ne peuvent donner
cinquante ou soixante francs par mois à leurs matelots : elles en emploient
trop pour cèla.
J’ai entendu dire beaucoup de bien et beaucoup de mal de la nouvelle
institution des équipages de ligne; et je suis plus porté à en penser défavorablement
qu’avantageusement. Ils se composent de jeunes conscrits de l’armée,
qu’on envoie dans les ports militaires et qu’on y instruit pour en faire des
marins, comme on les enverrait dans des dépôts de cavalerie ou d’infanterie
pour en faire des cavaliers ou des fantassins. Mais avec un paysan de vingt
ans, qui n’a de sa vie mis le pied sur un bateau, peut-on faire un matelot?
Sans doute il y a des hommes plus agiles, plus adroits qui apprendront ce
métier si difficile;,mais, de la masse, de la généralité, je ne crois pas qu’on
puisse faire jamais autre chose que des soldats de marine. En tout cas, leur
éducation sera très-longue à faire, et la durée du service militaire n’est que
de huit ans.
Si après l’expiration de leur temps de service-, ces gens veulent vivre du
métier qu’ils ont appris, en naviguant au commerce, leur condition devient
à peu près la même que celle des hommes des classes. Ils sont exposés comme
eux à la presse régularisée de l’inscription maritime, et ne peuvent comme
eux se libérer de cette servitude qu’en renonçant d’avance à leur profession de
marin.
Les bâtiments français sont incontestablement ceux à bord desquels les matelots
sont traités avec le plus de doueeur. On ne peut les frapper qu’en vertu
d'une sorte de jugement, rendu par tous les officiers réunis en une espèce
de conseil de discipline qui s’improvise sur-le-champ, quand un homme a commis
une faute grave. Cela est rare. C’est,-au reste, une question très-difficile
que celle des punitions à infliger aux matelots. La prison, pour eux, dès qu’ils
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