
monde, un mince diner. Trois ou quatre jeunes Indiens debout autour de
lu i, le regardaient faire plutôt qu’ils ne le servaient. Ce sont de pauvres enfants
qu il a convertis en leur donnant un peu de pain, dont il n’a pas de trop. Il n’a
guère dautres domestiques. Par un caprice singulier, l’évêque qui parle assez
bien anglais, s’excusa de le faire sur son ignorance prétendue, et ne voulut
converser quen italien, sa langue maternelle, et en mauvais français.
M. Duncan, exclu par là. de notre conversation, regardait avec étonnement
le ménage vraiment apostolique de notre hôte; son dîner servi dans la poterie
la plus commune, sur une vieille table sans nappe, point d’argenterie, des
fourchettes de fer, des cuillers d’étain, e tc ., etc. ; circonstances poignantes
pour un Anglais, mais effacées ici par la superbe figure, les manières respectables
, et sans doute aussi par la dignité du pauvre.
L évêque réside seul à Agrah. Le petit nombre de ses moines missionnaires
vivent au Népaul, où ils n ’obtiennent aucun succès apostolique. Je suppose qu’ils
n y demeurent que parce qu’il leur est plus aisé d’y subsister. Consulté sur les
limites de son diocèse, l ’évêque me dit qu’il s’étendait depuis la côte d’Orissa
jusqu au Thibet et a Lahor. «La Caldaja, a jouta- t-il en riant, è molto grande ;
ma la Carne molto poca. » Mon compagnon, auquel je traduisis sur-le-champ la
plaisante réflexion de frère Antonino, regarda d’un air expressif d’approbation
un très-grand plat de fer-blanc, où semblait comme perdue une mince
fricassée, n imaginant pas que 1 évêque pût parler ainsi' du gibier spirituel de ses
domaines. Nous ne pûmes nous défendre d’accepter un verre de v in , et l’insistance
cordiale de frère Antonino me força de récidiver et de goûter son
fromage du N épaul, que je prétendis, à sa très-grande satisfaction, inférieur
seulement au Stracchino de Milan, mais préférable'au Ch ester et au Stilton
des Anglais. Léveque nous accabla de politesses , quand nous sortîmes, et je
lui exprimai de bon coeur le désir de le retrouver, d’ici à quelques années,
en Italie, con una piu piccola Caldaja, e molto più di Carne.
Les Irlandais catholiques du régiment européen sont à peu près les
seules ouailles de ce pasteur. Il y faut ajouter quelques métis de leur façon,
et un bien petit nombre de natifs convertis. Cependant, il y eut jadis à
Agrah, avant l’occupation anglaise, une population catholique plus nombreuse.
Sous Akbar, et peut-être sous Djéhanguire, l’Église romaine eut.
quelques chances de conquêtes dans l’Hindoustan ; elle paraît les avoir perdues
sans retour sous le règne de Schâhdjéhan, dont la sultane favorite, Muntâza-
Zamâni, était une déiste intolérante, qu i, voyant aux chrétiens comme aux
Hindous des figures et des images, les enveloppa dans le même mépris et
la même aversion. Aurengzèb, Musulman dévot ou hypocrite, 11e dut pas,
sans doute, se montrer plus tolérant. Cependant, les catholiques eurent
toujours leur cimetière séparé, et il fut constamment respecté, puisqu’on
y lit sur quelques tombes, dit-on, des inscriptions qui ont plus de deux
cents ans. Je les ai vainement cherchées; les plus anciennes que j ’aie
vues n’en ont pas plus de quatre-vingts. Elles couvrent les restes de prêtres
italiens et portugais, et de Français et de Hollandais, aventuriers, au service
des princes natifs. Plusieurs noms indiens,’ précédés d’un nom chrétien, attestent
quelques convertis : mais il y en a bien peu.
On s’accorde à regarder comme le modèle le plus pur de l’architecture
orientale, à Agrah, le tombeau du colonel Hassen, élevé au milieu du cimetière
catholique. Quoiqu’il ait été bâti par un natif, beaucoup de ses
détails sont empruntés à l’architecture d’Europe. L’ensemble est cependant
harmonieux, et élégant sans affectation. Ce monument, de petites proportions,
est construit de grès seulement, et gagne beaucoup par l’uniformité de
sa couleur. Sa base est une croix grecque, et le sommet de son dôme renflé
est surmonté d’une croix au lieu d’un croissant. Elle ne paraît là qu’une inadvertance.
L ’apparence générale de l’édifice est celle d’une mosquée ou d’une
tombe musulmane.
Il a coûté environ 200,000 francs à la veuve du colonel. L ’architecte est un
pauvre diable, qui n’a pas étudié à Rome, et qui vit comme il peut, en vendant
des dessins du Tadje et des autres monuments célèbres d’Agrah et du
voisinage. Il fait aussi de petites mosaïques, pour décorer les maisons des
riches Anglais : ce n’est qu’un ouvrier, mais plein de goût. Hors de sa profession,
il passe pour exceller en toutes choses. Je l’ai vu apporter un carton
de dessins à vendre, et faire ses conditions pour des ouvrages nouveaux.
Il est gai, spirituel et fripon, et sa physionomie peint son .caractère. Il s’appelle
Latif. Ses dessins sont bien en perspective, et gagnent peut-être à n’être pas
ombrés. Il a un petit atelier de copistes qui les répètent pour l’exportation
à Calcutta.
Le public de Calcutta semble ici un juge aussi peu éclairé des choses de
l’Inde, que celui de Londres. A mon arrivée dans la capitale de l’Inde, tout
le monde me demanda : « Have rou read Bishop Heber’s TravelsP» Si
j ’avais lu le voyage de l’évêque Héber? et sur ma réponse négative, chacun
voulait m’obliger à emporter son exemplaire de cet ouvrage. Je le lus donc
aussitôt pour ne pas me perdre de réputation, et n’y trouvai pas la raison
pourquoi il en avait une si grande : c’est un journal sans prétention, mais