
gale et de maladies vénériennes; sa misère est extrême. Cependant, et quoiqu’il
ne rie point, il ne semble pas malheureux; il dort au soleil dans les
rues, sur les places publiques, et ne fait rien; les moins pauvres sont enveloppés
dans un manteau déguenillé de couleur sombre. Il est excessivement
basané. Ses traits sont quelquefois d’une laideur dure et repoussante ; plus souvent
ils ont quelque beauté. Mais jamais ils n’ont la platitude, la nullité sans
ressort de ceux de la population du nord et du centre de la France. Les
fenêtres de toutes les maisons un peu décentes sont fermées de persiennes,
dont une petite partie peut se soulever en dehors. Derrière chacune on est
sûr de voir une figure de femme attentive à regarder les passants. Elles les
voient, et, par contre, peuvent en être vues de fort près, car toutes les rues
sont garnies de trottoirs. C’est un trait de civilisation probablement importé
par les Anglais qui fréquentent Sainte-Croix pour y charger tous les vins
de l’île. Au reste, leur influence se fait sentir ici de bien des manières, et
toutes avantageuses, surtout dans les classes avec lesquelles ils se mêlent
dans les transactions commerciales qui les y amènent. J’ai été fort surpris
de la conversation solidement raisonnable et parfaitement libérale et éclairée
que j'ai vue établie entre des négociants, des avocats, des fonctionnaires
publics de Sainte-Croix, dans le salon d’un d’eux, qui, au reste, est d origine
française, et dans lequel nous vîmes, pendant deux soirées où tout notre
état-major fut invité, la plupart des personnes notables de la ville et de Laguna.
Au reste, je crois que tous les insulaires ont beaucoup de sens, à proportion
qu’ils ont moins de nationalité. A cet égard, ceux de Ténériffe sont très-sensés.
Quoique Espagnols, peu leur importe l’Espagne. Sous les Cortès comme sous
le R e j Neto, les prêtres absorbaient la dîme de leurs revenus ; le tarif de
leurs douanes est le même qu’il était sous la-constitution; en sorte qu ils ne sont
actuellement ni plus ni moins riches qu’ils étaient alors : aussi ne feront-ils rien
pour changer de condition politique. Il est probable qu’à Madère on raisonne
de même ; et c’est sans doute la raison pourquoi, après les plus belles protestations
en faveur de la légitimité de don Pédro, l’île vient de se rendre sans coup
férir à deux régiments de don Miguel. Ici également on préférerait le nom de
la liberté à celui de l’esclavage, mais non pas au prix des chances d une révolution
ou d’une contre-révolution.
Le défaut de nationalité chez les insulaires qui voient sans cesse des étrangers,
donne un certain air de platitude aux classes élevées. Sans doute je fus charmé de
la conversation pleine de sens que j’entendis dans la maison où nous étions
reçus : il est doux de voir ainsi répandues ces idées d’ordre et de raison;
leur diffusion promet un gouvernement au moins passable. Mais dans une île
d’Afrique et de domination espagnole, j’aurais désiré ne pas trouver les hommes
habillés comme les Anglais à Londres au mois de juin dernier, et les femmes
parées , coiffées, suivant la dernière mode de Paris. Point de mantilles, point
de basquinas, de réseaux dans les cheveux, rien enfin chez elles du pittoresque
espagnol. On danse comme à Paris, comme à Londres, des contredanses françaises
sur des airs français ou de Rossini : une excellente flûte et un bon violon
les exécutaient, soutenus d’un piano. L’instrument était de Pedsol. Ce n’était
pas la peine d’aller en Afrique chez des Espagnols pour voir un bal aussi
français.
Mais quand on sort du salon et que l’on descend dans la rue, alors on s’aperçoit
qu’on est déjà loin de l’Europe. La cour de chaque maison est plantée de quelques
bananiers, qui, à l’abri du vent, y deviennent superbes : leurs immenses feuilles
y restent entières ; elles ombragent quelques arbustes agréables qui préfèrent
une lumière adoucie aux feux directs du soleil. Des Paronychia et des Eleusine
forment le misérable gazon des lieux fréquentés des passants. La Raquette croit
partout le long des murailles : c’est l’Afrique. Des Chameaux qu’on y voit assez
communément achèvent la ressemblance : on les fait venir de l’île de Lancerotte,
où ils sont très-multipliés.
La courte durée de notre relâche ne me permettant point de songer à une
ascension sur le Pic, il fallut renoncer à l’espérance de visiter cette montagne
célèbre. Je ne pus faire qu’une excursion un peu longue autour de Sainte-Croix :
ce fut pour aller à la forêt de Laguna. Le hasard me fit suivre exactement les
mêmes chemins par où M. Bory de St.-Vincent avait passé il y a vingt-huit
ans * et un autre hasard, bien plus singulier, m’y fit voir à peu près les mêmes
choses qu’à lui.
Laguna, qui est la capitale politique de l’île, est à deux petites lieues de Sainte-
Croix , dans un vallon assez uni, très-vert au printemps, m’a-t-on dit, mais en cette
saison presque aussi aride et brûlé que les collines de Sainte-Croix, environné
de montagnes assez élevées, les unes rougeâtres, nues et pelées, d’autres qui
s’avancent vers les bases du pic, fraîches et verdoyantes. C’est un site solitaire
et singulièrement triste. Il m’a rappelé celui du Villard-de-Lans, dans les
Alpes du Dauphiné. La vue ne s’en échappe d'aucune part sur la mer ; comme
à la vallée de Lans, les montagnes de tous côtés lui cachent les plaines environnantes,
et l’on serait pareillement tenté de s’y croire dans un lieu fort bas, tandis
qu’au contraire on est déjà dans une situation assez élevée. J’ignore la hauteur
de Laguna au-dessus du niveau de la mer, mais je la suppose de trois ou quatre