
personne à qui les vendre ? Alors la guerre serait sans b u t, car ils sont si
misérables qu’ils n’ont rien à se prendre que des hommes : elle ne se ferait pas.
L ’Afrique se civiliserait peut-être sans la traite.
Le même mot, en langue Jolofe (nom de la nation nègre mahométane qui
habite sur la rive gauche du Sénégal, près de son embouchure), le même mot
sert à dire esclave et enfant, fils : il n’y a également qu’un mot pour dire
père et maître. En latin, puer veut dire pareillement enfant et esclave. Cette
identité des mots qui servent à exprimer des conditions très-différentes, prouve
quelles sont, chez ces peuples, au moins fort semblables. Le Maître Jolof est
en effet le protecteur de ses esclaves : c’est un patriarche au milieu d eux ; ses
esclaves sont ses enfants ; il vit presqu’aussi pauvre qu’eux ; il est vêtu comme
eux; il se nourrit des mêmes aliments. J’ignore quelles sont, dans les idées
du pays sur les droits des maîtres, les limites de son autorité sur eux; mais,!
par le fait, elle se réduit à peu de chose. A peine exige-t-il <l eu\ la plus légère
redevance? il est leur chef, leur roi; il est le premier entre eux; ils le suivent
où il v a , ils l’entourent pour lui faire honneur; voilà quels sont leurs
rapports. Le mot qui désigne leur condition, nous l’avons traduit par celui
d'Esclavage; c’est absurde, c’est un énorme contresens. Esclavage veut dire
tout autre chose.
A Madagascar aussi, et à Timor où les traitants de Bourbon sont allés plusieurs
fois chercher des Malais, les chefs ont une multitude d'Esclaves; ils ont
du moins autour d’eux une foule de gens qui leur rendent quelques services
domestiques, qui gardent leurs troupeaux, mais qu’ils n’obligent à aucun travail
pénible et continuel dont ils leur enlèvent tout le fruit pour en jouir seuls.
Les moeurs de ces chefs sont celles des patriarches de la Bible, comme en
effet la civilisation de ces contrées en est encore généralement au point où
1 Écriture la représente au temps d’Abraham.
Voilà les Esclaves que les traitants amènent à Bourbon. N’est-ce pas une
amère dérision que de dire, qu’en venant de Timor ou de Madagascar dans
cette île, ils n’ont fait que changer de maître? N’ont-ils pas, les malheureux,
entièrement changé de condition? N’ont-ils pas perdu une existence, bien
grossière et fort dénuée sans doute, mais douce, mais indolente, niais exempte
de peines, conforme à leurs goûts naturels, pour gémir dans le travail, sous
le fouet d’un maître exigeant?
Il y a , cela est vrai, des Esclaves dont la condition-est douce, et qui la
trouvent eux-mêmes heureuse. Chez des Colons riches et humains qui réservent
pour leur service domestique un grand nombre de Noirs, quelquesuns
de ceux-ci, qui se sont fait remarquer depuis long-temps par leur adresse
et leur fidélité, sont traités avec égard; et si l’idée de leur servitude ne les
vient pas affliger, ils n’ont rien à envier aux serviteurs libres européens. Ils
sont sûrs d’être vêtus, couverts et nourris dans leur vieillesse; ils n’ont pas
de soucis sur leurs moyens d’existence dans l’avenir.
.Mais c’est là une exception, et une exception rare; et puis, ces Esclaves si
doucement menés, si pleins de sécurité, si leur Maître vient à mourir, s’ils
sont partagés, vendus dans sa succession, que deviendront-ils?
L'Esclave peut avoir de la sécurité sur son sort, mais il n’a jamais de sûreté.
Il n’y a qu’une chose dont il puisse être sû r, c’est d’être nourri jusqu’à
la fin de ses jours, c’est d’avoir strictement de quoi vivre, pour vivre peut-
être bien malheureux.
Je conclus de là que l’Esclavage est un mal absolu, un mal relatif, un
état horrible., et que ne pas sefforcer de l’abolir par tous les moyens que
la loi accorde, c’est se rendre complice de ses abominations; c’est être
infâme!
Telle est cependant notre légèreté, telle est notre inconséquence, que des
gens de bien, paresseux de penser, et qui trouvent plus expédient de se laisser
gouverner par les idées et les habitudes de la société où ils sont mêlés, demeurent
indécis dans une question si grave ; et dans leur indécision , mobiles
au gré de leurs intérêts, ils prêtent la main à des crimes.
On ne prononce jamais à Bourbon le mot d’émancipation, de quelques
adjectifs lénitifs qu’on puisse l’accompagner. On est, ou on paraît du moins
persuadé que le régime actuel des Esclaves y est le meilleur, le plus juste
possible, et l’on ne souffre pas l’idée qu’il y puisse être apporté le moindre
changement.. L ’Esclavage, y est stationnaire et. définitif.
L ’autorité publique ne pourrait chercher à se montrer entre l’Esclave et
le Maître, sans que celui-ci criât à l’usurpation, à la spoliation, au meurtre.
L’Esclavage est, aux yeux des Colons, un édifice admirable, mais dont on ne
peut enlever une. seule pierre sans le faire écrouler tout entier, et sans écraser
sous ses débris ceux qui l’habitaient. Ils affectent de montrer l’affreuse catastrophe
de Saint - Domingue comme le terme des voeux des philanthropes (
européens.
Au reste, la seule prohibition légale de la traite leur paraît une exécrable
injustice. Leurs pères, disent-ils, ne sont venus s’établir dans la Colonie que
sur la foi de l’Esclavage, et qu’avec la promesse de pouvoir aller acheter des
Esclaves dans toutes les mers environnantes. En leur retirant ce droit au