
V i s i t e a C h a n d e r n a g o r e t a S é r a m p o u h , l e i 5 j u i n . J’avais témoigné le
désir d’aller faire une visite à l’officier français qui commande à Chander-
n agor, et lord William m’avSit permis, de disposer de son yaclit et de son
steamer pour faire ce petit voyage. Le temps était très-chaud le matin, et
personne ne s’offrait à m’accompagner; mais un orage qui survint dans la
matinée, et qui le rafraîchit tout à coup au moment où j ’allais partir, changea
les dispositions d’un chacun, et après quelques minutes d'hésitation, il fut
convenu que la partie serait générale. Notre petite flotte devait aller mouiller
devant Chandernagor, et m’y attendre à l’ancre pendant une demi - heure,
afin que je fisse ma visite. Mais lady William, pendant le voyage, pensa
qu’il ne serait pas gracieux pour les personnes que j ’allais voir, de rester
à leur porte sans entrer ; et puisque le hasard l’avait conduite jusque-là, elle
voulut aller plus loin, et faire, avec son mari et toute notre partie, une visite
à M. et M " Cordier. Je devais néanmoins descendre d’abord seul à terre,
afin de lui éviter la peine de le faire, si par hasard je ne trouvais personne.
Je descendis avec M. Ilézéta sur le quai, où un peuple immense s’était rassemblé;
je cherchai vainement un Européen dans cette multitude; mais le
premier natif auquel je demandai la demeure du Gouverneur, me répondit
en français, et la foule se porta devant nous vers le Gouvernement. M. Cordier
était chez lui : on me fit entrer dans son cabinet pour l’y attendre. Je vis
dans la maison un mouvement extraordinaire, les domestiques allaient et
venaient d’un air mystérieux. Enfin M. Cordier arriva : c’était pour s’habiller
qu'il avait dû me laisser seul. Cependant, à bord du bateau, lord et
lady William attendaient un message de moi pour me joindre en cas d’affirmative,
et je me hâtai de dire à M. Cordier que j ’étais venu avec eux, et
qu’ils désiraient faire une visite à sa femme. Alors il regarda à la fenêtre, et
voyant nos bateaux dorés et pavoisés, il courut chez madame Cordier sans
me permettre de l’y suivre, et revint avec son chapeau, prit mon bras, et
sans se donner le temps de parler, il m’entraîna dehors, comme si le diable
nous eût chassés de chez lui. L’annonce de la visite de son voisin de Calcutta
l ’avait bouleversé; il ne voulait pas souffrir que lady William prit la peine
de descendre. Cependant il donnait ses ordres dans la ru e , les Gipayes poussaient
à vue d’oeil, et s’embellissaient pareillement. Je voyais une multitude
de petits changements de décorations à vue ; leurs shakos noirs étaient devenus
écarlate ; devant nous une petite armée de soukdars avec leurs masses
d’argent s’était formée, qui nous précédait; le pavillon blanc était déployé.
. . . «Mais comment ferai-je , me dit M. Cordier d’un air désespéré;
comment ferai-je? je n’ai pas de canons pour saluer Son Excellence! » Au
travers de cette anxiété il était évidemment ravi de la visite qu’il recevait.
La grande et magnifique embarcation qui m'avait conduit à terre, nous
conduisit au yacht, où nous trouvâmes lady William et son mari avec son
parapluie à la main prêts à descendre; des Tom Jones furent débarqués;
lady William monta dans le sien, et lord William vint à pied avec moi dans
la foule qui le cherchait sans doute et ne le devinait pas.
Non, jamais, avec trénte comparses, un directeur d’opéra n’a fait une si
belle armée. J’ignore quelles manoeuvres le commandant en chef de Chandernagor
exécuta, mais ses trente Cipàyes occupaient une ligne de plus de
trois cents pas, et, de distance en distance, ils formaient des pelotons qui
présentaient les: armes quand nous passions. Nous en trouvâmes au moins
une demi-douzaine rangés en bataille à la porte du Gouvernement ; et dans
la cour de l’hôtel un nombre encore plus grand. On avait fait sans doute
une presse parmi les domestiques de la ville, car il y en avait une véritable
armée dans le vestibule, commandée par les soukdars avec leurs masses. Nous
en avions, nous autres, débarqué une centaine, dont les turbans et les ceintures
d’or et d’écarlate nous faisaient le plus grand honneur.
Madame Cordier reçut lady William avec beaucoup de politesse, dans un
grand salon, peu meublé à la vérité, mais décent. En face de ces riches et
magnifiques officiers anglais qui regardaient sans doute avec quelque pitié
la simplicité un peu antique du salon de madame Cordier, je me ressouvins
que j ’étais Français, et j ’aidai mes compatriotes à défendre et faire valoir
les mérites de leur résidence. On parla peu des plaisirs de Chandernagor, qui
sont nuls par le défaut absolu de toute société;: mais on y a un peu moins
chaud que dans tout le reste du Bas-Bengale, parce que là ville est élevée
de quelques pieds de plus au-dessus du Gange, et l’air y est meilleur, le
climat plus sain que partout ailleurs dans les environs. Il y avait quelque
commerce jadis, et il n’y en a plus; mais on n’entend point parler de gens
qui se ruinent ; la vie est douce, tous les jours se ressemblent. Enfin, on démontrait
que l’on n’était pas malheureux du tout à Chandernagor. Lady
Bentinck, de son côté, était assez aimable pour regretter presque de n'y pas
habiter, maudissait Calcutta, et se plaignait de l’humidité de Barrackpour.
Au bout d’une demi-heure, nous nous retirâmes, M. Cordier escortant le
Tom Jones de lady William, et.nous autres, à pied, comme nous étions venus.
Notre sortie fut encore plus magnifique que notre entrée ; il semblait que les
deux cent mille sujets que le roi de France a dans l’Inde, se fussent donné