
« sévère de travail; tandis que, si je battais mes gens, sûrs d’obtenir justice
« d’un juge désintéressé entre eux et moi, ils iraient se plaindre, et je serais
« condamné à l’amende. La colonisation nous ruinera. »
« Sans doute, » lui répondit-on, « elle vous ruinera, vous, les riches natifs
« fort probablement, mais de la manière du monde la plus juste, par la
« différence d’habileté entre vous et les concurrents européens qu’elle vous
« amènera. D’ailleurs, quand les Européens seront en grand nombre en ce
« pays, ils cesseront de se connaître les uns les autres, se deviendront étran-
« gers comme dans leur propre pays, et ne seront pas plus favorisés que les
« natifs, par des juges de leur nation. D’ailleurs aussi, quand la population
« européenne des provinces de l’Inde sera plus considérable, l’institution des
« juges sera différente de l’actuelle, qui est mauvaise. Tous seront nommés,
« comme actuellement dans la cour suprême, par le Roi, choisis parmi des
« gens de loi habiles ; m ais, de même que le Gouvernement anglais s’est subs-
« titué par la force au Gouvernement mogol, les particuliers anglais, par
« la supériorité de leur industrie sur les riches natifs, se substitueront doii-
« cernent, lentement, sans violence, à leur place, dans la jouissance des
« fortunes privées, jusqu’à ce que vous ayez appris tout ce que nous savons,
« pour lutter avec nous à armes égales dans le champ de l’industrie. C’est
« votre affaire. L ’extinction des fortunes natives ne sera pas un mal pour la
« masse des habitants de l’Inde. Lorsque vous voyez quelque part un village
« florissant, des champs bien cultivés, des gens mieux vêtus, des routes en
« bon état, des bestiaux bien nourris, n’êtes-vous pas assuré du voisinage de
« quelque établissement européen ? Cette aisance que nous répandons parmi
« les basses classes autour de nous, est une grande compensation des mau-
« vais traitements, toujours fort modérés , que vous nous reprochez d’infliger
« aux gens que nous employons. Autour des riches natifs voit-on rien de
« semblable? Vous bâtissez des temples, vous engraissez des Brahmanes, et
« vous laissez mourir de faim les habitants de vos terres, parce que vous ne
« savez pas les faire travailler d’une manière lucrative, etc.., etc. »
A tout cela, notre Rajah ne put que s’incliner. Il est du petit nombre des
natifs assez intelligents, assez européanisés, assez dépendants de l'influence du
Gouvernement, pour qu’on en parle avec lui sur le même ton de liberté qu avec
un Européen; et il est aussi accessible à tous ces raisonnements qu’aucun de nous.
Quelques natifs, fort bien vêtus d’étoffes d’or et de soie, vinrent faire visite à
M. J. Prinsep, dont le laboratoire est le rendez-vous de tous les oisifs qui passent
à un mille de Ragon, et se veulent désennuyer, soit par lu i, soit les uns par
les autres le plus souvent. C’étaient des Native gentlemen, des Babous. Ils
avaient leurs babouches dans la chambre. Us firent au Rajah une magnifique
révérence qu’il leur rendit d’un air de tête assez amical, mais très-protecteur;
jamais ne lui parlèrent que par Maharajah et Khodavend, et lui répétèrent
la même révérence à son départ. 11 eut de moi en outre une nouvelle poignée
de main, e t un Good morning sir des plus sonores, de M. Prinsep, qui ne
se leva pas seulement de la table à écrire où il était fort occupé. Traité exactement
comme un English gentleman, il se trouve fort satisfait. La seule
douceur qu’on lui donne est l’appellation de Rajah, au lieu de celle de Sir,
dans la conversation.
Je lui rendis le lendemain sa visite, comme je le lui avais annoncé. Sa maison,
qui consiste en un corps de logis à l’européenne, est entourée de grands
jardins où sont bâtis divers grands et jolis pavillons, que je suppose être des
appartements de femmes , car on dit qu’il en a beaucoup ; le tout délabré et
de misérable apparence. Ne trouvant ni portiers, ni Djemadars, ni aucun des
serviteurs qui défendent la porte de tout Européen de quelque rang, je poussai
devant moi sur mon éléphant, tant que je trouvai des portes assez hautes pour
passer dessous. Quelques vieux domestiques déguenillés arrivèrent à la fin
au bruit insolent de mon conducteur d’éléphant, me conduisirent au cabinet
de leur maître et coururent l’avertir de mon arrivée. En l’attendant,
je fis l’inventaire et l’évaluation du mobilier, que j ’estimai à ioo francs, tel que
je n’en ai vu de pareil dans le Bungalow d’aucun sous-lieutenant. Mon homme
vint bientôt, précédé de deux ou trois serviteurs. Il était fait comme un voleur,
n’ayant ni habit de soie, ni Cachemir, et d’autre turban qu’un petit bonnet de
velours noir, des moins veloutés. Quelques journaux de Calcutta, en anglais
et en hindoustani, traînaient sur sa table. C’est à peu près la seule lecture
des natifs qui lisent, quand ce ne sont pas des Pundits. A 1 air affaissé qu a-
vait le vieux drôle , je jugeai qu’il venait de son harem.
Il n’a absolument aucune idée de géographie, et comprend mal le cas insulaire
de l’Angleterre. Il ne connaît le nom de la France que par celui de
l’un de ses Rois, mort il y a quelques années, Bonaparte. De ses journaux
anglais, il ne lit donc que ce qui est d’un intérêt tout à fait local. Il connaît
beaucoup Ram-Mohun-Roy, dont je lui parlai avec éloge; prétendit être son
ami, mais ne me fit aucune réponse très-claire à ma question, si Ram-Mohun-
Roy avait ou non perdu sa caste, ayant évité de manger avec les Européens,
alors qu’il se mêlait avec eux et adoptait publiquement les opinions de quelques
uns d’entre eux sur certaines matières religieuses. Il n’a cependant lui-
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