
au cuisinier d’y apprêter mon dîner. La nuit tombait quand je montai à cheval
pour les rejoindre; mais la peine, l’embarras de dire adieu à mes hôtes me
retenait près d’eux. Les formes naturelles de la sensibilité, chez les Français,
sont tellement différentes de celles imposées aux Anglais par une puérile
ostentation dé force d’âme, que je devais contraindre mon émotion, et dire
adieu d’un ton froid à des personnes que je ne pouvais quitter sans un sentiment
grave de tristesse. Il est beau d’être sensible, et les Anglais le sont
sans doute autant que les autres hommes ; mais il est aimable de le paraître,
et ils se l’interdisent.
Je sortis de Calcutta par un de ses bazars les plus populeux. C’est une
longue rue étroite, encombrée tous les jo u r s , le matin et le soir, par la foule,
comme les aveuues des Champs-Elysées à Paris, lorsqu’il y a des réjouissances
publiques. Deux de mes gens, armés de fusils, marchaient devant moi pour
me frayer un passage. Aucun Européen n’habite de ce côté, et l’on n’y rencontre
que ceux qui vont à Barrackpour. Je marchai une heure au milieu
de la foule sans apercevoir une figure blanche. Quelques carrosses de bonne
mine passèrent près de moi; il n’y avait dedans que des natifs enveloppés
de châles de Cachemir; la multitude, à pied, se drapait de son mieux
dans ses vêtements de coton. A la lueur des flambeaux, c’était un spectacle
étrange que ces milliers de grandes figures blanches. Il était nuit quand
je passai le Maratta-Ditch ( i); il faisait sombre, mais la route est une des
plus magnifiques promenades que je connaisse. Des groupes de pauvres natifs
étaient campés sur ses côtés, accroupis autour d’un petit feu; chaque bande
faisait les simples apprêts du repas du soir; plus loin, j ’en vis d’autres qui
dormaient déjà.
Mon bagage avait marché si lentement que je le rencontrai sur la route
avant d arriver au Bungalow; je continuai cependant jusqu’à de grands bâtiments
que mes gens m’indiquèrent comme mon gîte. Après bien du bruit*
un grand homme, à peu près nu, mais le cordon brahmanique sur l’épaule,
vint avec une petite lampe : je compris qu’il était un sipahi préposé à la garde
du Bungalow. Il me conduisit au quartier des officiers, et, en attendant mon
bagage, il m’expliqua de son mieux quelle était ma nouvelle demeure. Sur
cette route tant fréquentée par les détachements de troupes qui marchent sans
cesse de Barrackpour au Fort-William, le Gouvernement a fait bâtir à mi-
chemin une véritable caserne où les soldats font halte, et un pavillon à côté où
( i ) Ancienne ligne de défense, formant aujourd’hui la limite de la ville de Calcutta.
il n’y a pas moins de 8 à 10 bonnes chambres pour les officiers; on y trouve
les quatre murs, et il n’y a d’autres meubles qu’un punka. Je fis dresser mon
lit de camp dans la première où j ’entrai ; et ayant bien reconnu l’impossibilité
de souper, parce que le cuisinier n’avait pas joint la bande, je me roulai
dans mes couvertures, et m’endormis aussitôt. Mes gens s’étendirent sous la
varangue, près des chars dételés devant la porte.
Le 21 novembre 182g A Chandernagor, 7 cos. (4 1.) de Gork’s-Bungalow. = [Cantonnements de Barrackpour.
;— Pultah-Ghaut ( ¿-Aj )-ctt Goretti. ]
J’avais ordonné le départ pour 4 heures du matin ; il me tardait de quitter
un gîte qui n’offrait aucune chance de déjeuner ni pour moi, ni pour mon
cheval, dont le pourvoyeur aussi manquait à l’appel. A 4 \ heures, mes chars
criaient sur la route ; je reconnus au clair de lune les lieux que j ’avais récemment
parcourus pendant mon séjour à Tittagur.— Lord Wellesley était
magnifique; c’est lui qui a fait les jardins de Barrackpour et qui en a orné
les environs. Sous cette noble avenue qui y conduit de la ville, à toute heure
du jour, on trouve un abri contre le soleil : elle est plantée d arbres très-
divers, de Tamarins ( ^ 1) , — de Ficus Indica et Religiosa , J& ) ,— de
Dalbergia sissou , — de Manguiers Q7 ) ,— de Uvaria longifolia, — àt
Jacquiers — de Casuarina muricata (jW?-), — de Bombax peiitandrum,
de Teck, — de Melia superba, — de Terminalia catappa (fh h), etc., etc.
Le crépuscule commençait à poindre, je sommeillais sur mon cheval, lorsque
je fus réveillé en sursaut par un bruit très-léger, mais qui me semblait
inconnu : c’était un éléphant qui venait de passer près de moi. J arrivais dans
les cantonnements de Barrackpour.
Il était grand jour quand j ’entrai dans le bungalow de M. Fullarton, mais
il était dehors à la parade. Je profitai des comforts que la Compagnie permet
à ses sous-lieutenants malgré le Half-batta, et achevai ma nuit sur
un canapé en attendant le déjeuner. Les jeunes officiers rentrés, le Soubadai
de leur compagnie, accompagné de l’état-major natif, vint leur faire le salam
d’usage et compter sa petite antienne sur le service. Mais un cas litigieux se
présentait; et en demandant la décision de 1 officier anglaisr le Soubadar paraissait
la craindre beaucoup. Voici l’affaire comme je la compris. Une jeune
fille, achetée il y a un an par un sipahi qui est marié d ailleurs légitimement
avec une autre femme, est grosse des oeuvres de son maître : jusque-là il n y
a pas de mal; mais voilà qu’elle préfère un autre homme, et qu’elle veut quitter
celui dont elle est l’esclave. L ’honneur du galant sipahi, et, solidairement,
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