
beauté, j ’avais visité les montagnes de la Provence, les Cévennes et l’Auvergne.
J’étais trop jeune dans ce premier voyage, j ’étais trop neuf aux sentiments
les plus profonds de la vie humaine, pour comprendre les accords
touchants et les harmonies sublimes des scènes de la nature avec le coeur
de l’homme. Cependant, lorsque, dans l’isolement de ma vie actuelle, loin de
ma famille et de mes amis, je me laisse doucement ramener par mes souvenirs
aux jours passés; lorsque, indifférente au présent, mon ame, avide d é motions
douces, cherche à se reposer dans des scènes d’innocence, d’admiration
, de bonheur, quels tableaux se forment devant moi? Vois-je les glaciers
magnifiques des A lpes, ou n’est-ce pas plutôt près des neiges de la Lozère que
je vais m’asseoir?.... C’était le 21 juin 1821 : je ne l’oublierai jamais. Je me rappellerai
toujours avec attendrissement ce jour où , pour la première fois, je
foulai les prés fleuris des montagnes, où je cueillis des gentianes et des saxifrages!
Sur le dos de la montagne, vers le nord, quelques neiges restaient
encore : toutes les plantes qui croissaient à l’entour m’étaient nouvelles : mais
elles étaient rares et clair-semées ; la croupe de la Lozère est nue et désolée :
cependant l’âpreté de ce site élevé, la violence du vent du nord qui me transissait
de froid, malgré d’épais vêtements, cette sensation inaccoutumée en
cette saison, tout me frappait d’un sentiment d’étrangeté que je n’ai jamais
éprouvé depuis avec la même vivacité.
L ’avenir, dans la jeunesse ! . . . L’avenir, dans l’âge de l’espérance : le passé,
quand l’espérance n’est plus; voilà le champ des jouissances pour les imaginations
tendres et ardentes que la médiocre réalité ne peut satisfaire !
Si j ’ai trouvé tant de jouissances en voyageant dans les Alpes, après avoir
visité les montagnes du centre de la France, c’est que les Alpes m’ont offert un
type nouveau de beauté, et non la répétition agrandie d’un type connu : je sens
tellement la différence du caractère de leurs paysages, que j ’ai la conviction
que je retrouverais encore dans le Cantal et les Monts-Dores, les émotions
les plus vives.
Cependant, après ces scènes du nord , quel ravissement nouveau n’éprou-
vai-je p a s, quel étonnement incrédule ne fut pas le mien, quand je descendis
pour la première fois sur la rive des tropiques ! M. de Humboldt a décrit
heureusement cette impression profonde que laisse à jamais , dans l’ame d’un
homme sensible aux beautés de la nature, et d’un naturaliste surtout, le
premier tableau qu’il a contemplé du monde équinoxial.
« Nous quittâmes, dit-il (1), les bords de Cumana, comme si nous les avions
« long-temps habités. C’était la première terre où nous avions touché sous une
« zone vers laquelle tendaient mes voeux depuis ma première jeunesse. Il y a
« quelque chose de si grand et de si puissant dans l’impression que fait la
« nature sous le climat des Indes, qu’après un séjour de quelques mois, on
« croit y avoir séjourné une longue suite d’années. En Europe, l’habitant du
« nord et des plaines éprouve une émotion presque semblable, lorsqu’il quitte,
« même après un voyage de peu de durée, les bords du golfe de Naples, la
« campagne délicieuse entre Tivoli et le lac de Némi, ou les sites sauvages
« et imposants des Hautes-Alpes et des Pyrénées. Cependant partout, sous la
« zone tempérée, la physionomie des végétaux offre des effets peu contrastés.
« Les pins et les chênes qui couronnent les montagnes de la Suède, ont un
« certain air de famille avec ceux qui végètent sous le beau climat de la Grèce
« et de l’Italie. Entre les tropiques, au contraire, dans les basses régions des
« deux Indes, tout paraît neuf et merveilleux dans la nature. Au milieu des
« champs, dans l’épaisseur des forêts, presque tous les souvenirs de l’Europe
« sont effacés; car c’est la végétation qui détermine le caractère du paysage,
« c’est elle qui agit sur notre imagination par sa masse, le contraste de ses
* formes et l’éclat de ses couleurs. Plus les impressions sont fortes et neuves,
« plus elles affaiblissent les impressions antérieures. La force leur donne l'apte
parence de la durée. J’en appelle à ceux qui, plus sensibles aux beautés
« de la nature qu’aux charmes de la vie sociale, ont fait un long séjour dans
« la zone torride. Qu’elle leur reste chère et mémorable pour la vie, la prête
mière terre où ils ont abordé ! Un désir vague de la revoir se. renouvelle en
« eux jusque dans l’âge le plus avancé. Cumàna et son sol poudreux se pré-
« sentent encore aujourd’hui plus souvent à mon imagination que toutés les
« merveilles des Cordilières. Sous le beaù ciel du Midi, la lumière et la magie
« des couleurs aériennes embellissent une terre presque dénuée de végétaux.
« Le soleil n’éclaire pas seulement, il colore les objets, il les enveloppe d’une
« vapeur légère qui, sans altérer la transparence de l’air, rend les teintes plus
« harmonieuses, adoucit les effets de lumière, et répand dans la nature le
« calme qui se reflète dans notre ame. »
Le Port-au-Prince occupera toujours dans mes souvenirs la place de Cumana
dans ceux de M. de Humboldt. En débarquant au milieu de ses misérables
baraques, je me croyais mort à toutes les impressions d’admiration, de
plaisir ; mais les herbes qui croissaient près des murs et parmi les décombres,
les premiers bananiers, les premiers papayers que je vis autour des maisons,
réveillèrent tout à coup ces facultés assoupies. En arrivant chez mon frè re ,