
rière nous, semblant faire même route. Il nous gagna dans la journée ; à la
tombée de la nuit, il s’était rapproché jusqu’à portée de canon. Il navigua ainsi
une couple d’heures, faisant, avec notre route et au vent de nous, un petit
angle qui devait l’en éloigner. Tout à coup il laissa arriver, et en quelques
minutes vint à nous toucher. Il nous héla en anglais. Déjà le branle-bas de
combat avait été donné et s’exécutait à la hâte. Le capitaine me pria de mon-,
ter sur le pont afin d’entendre et de répondre. J’échangeai pendant dix minutes
au moins de l’anglais contre celui qu’on nous envoyait, sans être compris sans
doute , quoique je menaçasse d’une bordée. Nous finîmes effectivement par là.
L’inconnu, laissant arriver davantage, vint passer derrière nous; alors on reconnut
que c’était un Brig, de la même grandeur à peu près que notre navire,
et tout le monde le déclara bâtiment de guerre. C’était aussi un Pirate, disait-»
on. En conséquence, pour prévenir l’abordage qu’on craignait de lui, au mo»
ment où il dépassa notre hanche, nous laissâmes arriver sur lui et lui envoyâmes
une bordée.
Je crus entendre ses mâts craquer. Le silence qui succéda aux coups de
canon me parut bien imposant. Je le rompis pour commander de nouveau de
mettre en panne et d’envoyer à bord un officier.
Je ne sais si ce fut à cause du canon, ou parce que je me servis cette fois
d’un immense porte-voix, qui seul porte bien la voix à quelque distance, mais
on me répondit très-distinctement, en bon anglais, qu’on obéissait : nous vîmes
effectivement le soi-disant pirate mettre d’abord en panne, puis descendre à la
mer une embarcation qui s’avança vers notre bord.
On ne la laissa aborder qu’avec beaucoup de précaution. Elle amenait un
officier et quatre matelots que l’on fit tous monter à bord. J’interrogeai l’officier
devant le capitaine et M. de Mélay. Il me répondit qu’il était le second
de la Nandy, navire de commerce, se rendant de Liverpool à Calcutta
, etc. etc.; que son capitaine ne nous avait parlé qu’amicalement;
que, passant si près de nous, il avait sans doute désiré échanger son point
avec le nôtre. Tout cela avait un air parfait de vérité et d’innocence.
Néanmoins, on jugea convenable de faire la visite du bâtiment, et le lieutenant
de la Zélée fut désigné pour cette petite expédition. Mais comme notre
prisonnier avait déposé qu’à son bord personne ne parlait français, on me
pria encore d’être de la partie pour servir d’interprète. Un canot fut aussitôt
armé en guerre, et j ’y descendis avec le lieutenant en uniforme. J’étais seul
sans armes. La mer était grosse, le ciel obscur, F heure, celle de minuit : c était
presque une aventure. En quelques minutes nous accostâmes la Nandy, que
nous reconnûmes avec évidence, en y montant, pour un paisible Bâtiment
Marchand. Des gens de bonne mine, et qui semblaient fort émus, nous reçurent
avec une politesse empréssée. C’étaient le Capitaine et ses passagers. Nous
descendîmes tous dans une élégante et vaste cabine, où, nous asseyant en
maîtres, les premiers, nous fîmes au capitaine les mêmes questions que j ’avais
adressées d’abord à son Second, demeuré en otage à bord de la Zélée. Il y
répondit exactement de même : je lui demandai ses passeports, qu’il me mit
entre les mains ; c’était un énorme cahier de papiers de toutes espèces que je
fis semblant de parcourir. Le lieutenant fit la visite : c’était pour la forme
aussi. Le devoir rempli, et l’injonction faite par moi d’être plus circonspect à
1 avenir, nous ne nous considérâmes plus que comme des étrangers en visite ;
nous fûmes bonnes gens, et les politesses redoublèrent envers nous. Il fallut
causer et boire un verre de champagne. Le Capitaine nous conta alors qu’il
était depuis plus de deux mois à la mer; qu’il avait coutume de dire bonjour
et bonsoir à ceux près de qui il passait ; qu’il nous avait pris pour un
navire de commerce, et qu’il n’avait pas songé au danger qu’il courait en
approchant ainsi de nuit un navire en vue duquel il avait navigué tout le
jour sans s’en faire connaître. Nos boulets avaient passé dans ses voiles sans
endommager sa mâture, mais l’un d’eux avait traversé la brigantine à un pied
au-dessus du gui, et avait failli emporter la tête d’un des passagers qui était sur
le pont. Je lui témoignai que.mous étions très-heureux de savoir qu’il n’avait
éprouvé aucun dommage grave, puisque ce n’était qu’une méprise imprudente
de sa part qui nous avait obligés à cette sévérité envers lui; il convint de son
tort, et avoua que nous ne lui avions fait rien autre chose que ce que lui eût
fait un bâtiment de guerre anglais. Nous finîmes par être remerciés, et après
mille protestations cordiales et les souhaits d’usage en mer, on nous aida à
redescendre dans notre canot. La Nandy, masquée, avait culé, elle s’était éloignée
considérablement de la Zélée, que nous ne regagnâmes point sans quelque
peine. Nous rendîmes compte du résultat très-satisfaisant de notre visite ; et
après avoir renvoyé nos prisonniers dans leur canot, nous nous remîmes en
marche.
Ce petit incident coûta le bras à un de nos maîtres matelots qui, dans le tumulte,
se fracassa la main d'un coup de pistolet; il fallut lui couper le poignet
huit jours après. Ce qui m’étonne , c’est que, dans la confusion qui, pendant plus
d’une heure, régna sur notre pont, où cent hommes s’encombraient et marchaient
pêle-mêle sur des armes à feu chargées, sur des sabres;, des piques
d’abordage, il n’y ait pas eu d’autres blessés.
I. iz