
Les jugements portés par les officiers sur la Nandy, quand elle passa derrière
nous à portée de pistolet, montrent combien il est difficile de distinguer
un bâtiment de guerre d’un bâtiment marchand.
Quand on a doublé la pointe méridionale de l’Afrique, on rencontre, pendant
l’été, des vents dominants de l’E., variables du S.E. au N.E. Ce dernier
est exactement contraire aux navires qui se rendent à l’Ile de France ou à
Bourbon, et il les oblige à faire route dans l’E . S . E. Nous éprouvâmes cette
contrariété pendant plusieurs jours; elle nous força de descendre au S. jusqu’au
37° 3o'; alors nous trouvâmes des vents de S . E ., et, changeant de bordée,
nous courûmes au N .E ., de façon à laisser Bourbon sous le vent : quelques
belles brises du S . O. favorisèrent singulièrement les derniers jours de notre
navigation.
Le 28 janvier au soir, on signala une terre dans 1 0 .; c’était la pointe “Sud de
Bourbon. Nous courûmes au N .N .E . toute la nuit, et le matin nous mimes le
cap à l’O . S . O. pour gagner Saint-Denis, qui est à la pointe septentrionale de
l’Ile. Le vent avait passé au S . E. dans la nuit.
Cette marche est celle qu’on recommande aux navires, et qu’ils suivent tous.
Ils dépassent toujours la longitude de Bourbon, parce qu’il n’y a pas de proportion
entre le retard que ce détour leur cause, et celui qu’ils éprouveraient
s’ils arrivaient sous le vent de l’Ile. Les brises très-fortes de l’E ., qui soufflent
dans ses eaux, ne leur permettraient que très-difficilement de s’en approcher.
Autrefois, quand le défaut de montres marines/laissait toujours aux navigateurs
une incertitude assez grande sur leur longitude, la crainte d’atteindre le
travers de Bourbon et de l’Ile de France sous le vent, les faisait se jeter dans
l’E. jusqu’au 56e et 57e degré, souvent plus encore, afin d’être sûrs de les avoir
bien dépassées, et de les trouver aisément en changeant de bord. Peut-être actuellement
se tient-on trop près de ces anciennes instructions, devenues sans
utilité aux marins pourvus de bons chronomètres. Il ne manque pas, dans
la pratique de la navigation, de vieilleries de ce genre, qui ont été très-bonnes,
très-respectables autrefois, mais auxquelles on accorde encore, un peu inconsidérément,
un respect qu elles ne méritent plus. Si vous avez foi à vos montrés,
si vous naviguez bien, gouvernez à quelques lieues de Bourbon, et n’allongez
pas votre route par un luxe de précautions désormais inutiles./
Dans les brumes qui nous dérobaient la vue de l’Ile, on signala un grand
bâtiment à trois mâts. Il fuyait devant nous. Nous forçâmes de voiles pour l’atteindre,
et hissâmes pavillon anglais. Il ne répondit par aucun signe d’intelligence.
Alors on lui envoya un coup de canon, et il hissa pavillon blanc qu’il
amena aussitôt. Nous amenâmes nos couleurs anglaises et hissâmes notre pavillon
national en l’appuyant d’un coup de canon. Il hissa le sien de nouveau,
et l’amena de suite avant que nous eussions amené le nôtre. La chose fut
jugée impertinente et digne d’un coup de canon à boulet derrière la poupe. Il
passa à toucher, et le valet du boulet tomba même sur le pont du soi-disant
Négrier (car on ayait d’abord crié au Négrier), qui, ne sachant de quoi il
s’agissait, diminua de voilure pour nous attendre. C’était un grand bâtiment
dé Nantes, mouillé depuis quelque temps à Saint-Benoît, et qui avait déradé
la veille. Il regagnait son port. Nous lui enjoignîmes amicalement de n’amener
une autre fois sés couleurs qu’après nous. Il se plaignit un péU, et continua sa
route au S. de la nôtre. Nous l’eûmes bientôt perdu de vue.
Le soleil, dissipant les brumes qui chargeaient l’horizori, nous découvrit
bientôt les rivages de l’Ile. Nous étions devant le quartier Français, qui en est
la partie la plus fertile et la plus cultivée. C’était un magnifique tapis de verdure,
bigarré de toutes les nuances du vert, depuis le ton jaunâtre et gai des
jeunes plantations de Cannes jusqu’à la teinte sombre des bois qui descendent
jusqu’à la base des montagnes, dont les sommets restaient cachés dans
les nuages.
Ce tapis s’élargit ou se rétrécit, suivant que les montagnes s éloignent ou se
rapprochent de la mer. Nous aperçûmes Sainte-Suzanné, Sainte-Marie. Nous
vîmes ensuite la magnifique échancrure au fond de laquelle la rivière des Pluies
se précipite des montagnes. A midi, nous étions mouillés devant Saint-Denis.
L’Ile de Bourbon n’a point de Ports. Les Bâtiments y mouillent en pleine
côte sur des rades foraines, où ils sont sans cesse battus de la lame et exposés à
tous les dangers du voisinage de la côte. De fortes brises de terre tombent sur
eux quelquefois dans la nuit, et les poussent au large en les faisant chasser sur
leurs ancres, qui, à peu de distance du rivage, ne trouvent plus de fond, ou
même en rorùpant leurs câbles. De forts Ras de marée les jettent quelquefois
à la côte, et les obligent, dès qu’ils se déclarent , à dérader de suite, et à s éloigner
pour n’être pas démolis. Le vent ne permet pas toujours cette manoeuvre :
en même temps que le ras de marée les entraîne à la côte, 1 atmosphère peut
être calme, ou le vent souffler du large. Enfin, dans les plus belles saisons de
l’année, dans les circonstances les plus favorables, la barre qui bat tous les
rivages de l’Ile y rend difficile le débarquement de toute espèce d embarcation.
Il faut saisir le moment où la lame s’élève, nager (ramer) dessus et doubler
un coup d’aviron au moment où elle va se retirer, pour netre pas emmené par
elle, après qu’elle vous a échoué sur les mobiles galets de la plage.
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