de la poéfie dramatique. Les Grecs nés la plupart
avec un génie heureux, ayant le goût naturel a tous
les hommes, de voir des chofes extraordinaires ,
étant dans cette êfpece d’inquiétude qui accompagne •
ceux qui ont des befoins , Si qui cherchent à les remplir
, durent faire beaucoup de tentatives pour trouver
le dramatique. Ce ne fut cependant pas à leur
génie ni à leurs recherches qu’ils en furent redevables.
Tout le monde convient que les fêtes de Bacchus
en occafionnerent la naiffance. Le dieu de la vendange
Si de la joie avoit des fêtes, que tous fës adorateurs
célébraient à - l’envi , les habitans de la campagne
, Si ceux qui demeuraient dans les villes. On lui
lacrifioit un bouc, Si pendant le facrifice, le peuple
& les prêtres chantoient en choeur à la gloire de ce
dieu des hymnes, que la qualité de la viftime fit nom*-
mer tragédie ou chant du bouc , Tp«>*ç »«Th. Ces chants
ne fe renfermôient pas feulement dans les temples ;
on lés promenoit dans les bourgades. On trainoit un
homme travefti en Silene, monte fur un ane ; Si on
fuivoiten chantant & en danfant. D ’autres barbouillés
de lie fe perchoient fur des charrettes, & fredon-
noient le verre à la main, les louanges du dieu des
buveurs. Dans cette efquiffe groffiere, on voit une
joie licentieufe, mélée de culte Si de religion : on y
voit du férieux Si du folâtre, des chants religieux Si
des airs bacchiques, des danfes Si desfpeâacles. C eft
de ce cahos que fortit la poélie dramatique.
Ces hymnes n’étoient qu’un chant lyrique, tel
qu’on le voit décrit dans l’Eneide ; ou Virgile a , félon
toute apparence, peint les facrifices du roi Evan-
dre, d’après l’idée qu’on avoit de fon tems des choeurs
des anciens. Une portion du peuple (les vieillards ,
les jeunes gens , les femmes, les filles, félon la divinité
dont on faifoit la fê te ) , fepartageoit en deux
rangs , pour chanter alternativement les différens
couplets, jufqu’à ce que l’hymne fut fini. Il y en avoit
oh les deux rangs reunis, Si même tout le peuple
chantoit enfemble, ce qui faifoit quelque variété.
Mais comme c’étoit toujours du chant, il y regnoit
une forte de monotonie > qui à la fin endormoit les
afliftans. ^
Pour jetter plus de variété, on crut qu’il ne^ ferait
pas hors de propos d’introduire un aéteur qui f ît quelque
récit. Ce fut Thefpis qui effaya cette nouveauté.
Son aéteur qui apparemment raconta d’abord les
aérions qu’on attribuoit à Bacchus , plut à tous les
foeélateurs ; mais bientôt le poète prit des fujets
étrangers à ce dieu, iefquels furent approuves du
plus grand nombre. Enfin ce récit fut divifé en plu-
fièurs parties, pour couper plufieurs fois le chant ,
& augmenter te plaifir de la variété.
Mais comme il n?y avoit qu’un feul aéleur , cela
ne fuffifoit pas ; il en falloit un fécond pour confti-
tuer le drame , Si faire ce qu’on appelle dialogue :
cependant le premier pas étoit fa it , Si c’étoit beau-
çoup.
Efchyle profita de l’ouverture qu’avoit donnée
Thefpis , Si forma tout-d’un-eoup le drame héroïque
, ou la tragédie. Il y mit deux aàeurs audieu d’un ;
il* leur fit entreprendre une aétion dans laquelle il
tranfporta tout ce qui pouvoit lui convenir de l’action
épique ; il y mit expofition, noeuds , efforts,
dénouement, pallions, Si intérêt : dès qu’il avoit
faifi l’idée de mettre l’épique en fpeélacle , le refie
devoit venir aifément ; il donna à fes aéleurs des caractères
, des moeurs, une élocution convenable ; Si
le coeur qui dans l’origine avoit été la bafedu (peéta-
c le , n’en fut plus que l’acceffoire, Si ne fervit que
d’intermede à l’aftion, de même qu’autrefois l’aélion
lui en avoit fervi.
L’admiration étoit la paflion produite par l’épopée.
Pour fentir que la terreur Si la pitié étoient celles
qui convenoient à la tragédie, ce fut affez de comparer
une piece oh ces pallions fe trouvaffent, avec
quelqu’autrepiece qui produisît l’horreur, la frayeur,
la haine, ou l’admiration feulement ; la moindre réflexion
fut le fentiment éprouvé, Si même fans cela,
les larmes Si les applaudiffemens des fpeéfateurs,
fuffirent aux premiers poètes, tragiques , pour leur
faire connoître quels étoient les fujets vraiment faits
pour leur art, & auxquels ils dévoient donner la préférence
; Si probablement Efchyle en fit l’obferva-
tion dès la première fois que le cas fe préfenta.
Voila quelle fut l’origine Si la naiffance de la tragédie
; voyons fes progrès, Si les différens états par
oh elle a paffé, en fuivant le goût Si le génie des auteurs
& des peuples.
Efchyle donne à la tragédie un air gigantefque,
des traits durs, une démarche fougueufe ; c’étoit la
tragédie naiflante bien conformée dans toutes fes parties
, mais encore deflituée de cette politeffe que l’art
Si le tems ajoutent aux inventions nouvelles : il falloit
la ramener à un certain v ra i, que les poètes font
obligés de fuivre jufque dans leurs fi étions. Ce fut le
partage de Sophocle.
Sophocle né heureufement pour ce genre de poéfie,
avec un grand fond de génie, un goût délicat, une
facilité merveilleufe pour l’exprefîion, réduifit la mu-
fe tragique aux réglés de la décence Si du vrai ; elle
apprit à fe contenter d’une marche noble Si affurée,
fans orgueil, fans faite, fans cette fierté gigantefque
qui elt au-delà de ce qu’ori appelle héroïque ; il futin-
téreffer le coeur dans toute l’aélion , travailla les
vers avec foin ; en un mot il s’éleva par fon génie Si
par fon travail, au point que fes ouvrages font devenus
l’exemple du beau & le modèle des réglés. C’elt
aufîi le modèle de l’ancienne Grece, que la philofô-
phie moderne approuve davantage. Il finit fes jours
à l’âge de 90 ans, dans le cours delquels il avoit remporté
dix-huit fois le prix fur tous fes concurrens. On
dit que le dernier qui lui fut adjugé pour fa derniere
tragédie , le fit mourir de joie. Son OEdipe eft une
des plus belles pièces qui ait jamais paru, Si fur laquelle
on peut juger du vrai tragique. Voye{ T rag
iq u e .
Euripide s’attacha d’abord aux philofophes : il eut
pour maître Anaxagore ; aufli toutes fes pièces font-
elles remplies de maximes excellentes pour la conduite
des moeurs ; Socrate ne manquoit jamais d’y
afliiler , quand il en donnoit de nouvelles; il eft tendre
, touchant, vraiment tragique , quoique moins
élevé Si moins vigoureux que Sophocle ; il ne fut
cependant couronné que cinq fois ; mais l’exemple
du poète Ménandre , à qui on préféra fans celle un
certain Philémon, prouve que ce n’étoit pas toujours
la juftice qui diftribuoit les couronnes. Il mourut
avant Sophocle : des chiens furieux le déchirèrent
à l’âge de foixante Si quinze ans ; il compofa
foixante Si quinze tragédies.
En général, la tragédie des Grecs eft fimple, naturelle
, aifée à fuivre, peu compliquée ; l ’aélion fe
prépare, fe noue, fe développe fans effort; il femble
que l’art n’y ait que la moindre part ; Si par-là même,
c’eft le chef-d’oeuvre de l’art Si du génie.
OEdipe, dans Sophocle , paroît un homme ordi-
raire ; fes vertus Si fes vices n’ont rien qui foit d’un
ordre fupérieur. Il en eft de même de Créon & de
Jocafte. Tiréfie parle avec fierté, mais Amplement
& fans enflure. Bien loin d’en faire un reproche aux
Grecs, c’eft un mérite réel que nous devons leur
envier.
Souvent nous étalons des morceaux pompeux,
des caraéleres d’une grandeur plus qu’humaine, pour
cacher les défauts d’une piece qui, fans cela , aurait
peu de beauté. Nous habillons richement Hélene,
les Grecs favoient la peindre belle ; ils avoient affez
dè irénie pour conduire Une aélioft , Si Petendfé
dans l’elpace de cinq aéles , fans y jetter rien d’étranger
, ni fans y laiffer aucun vuide; la nature leur
fburniffoit abondamment tout ce dont ils avoient besoin:
Si nous , nous fommes obligés d’employer
l’art ,-de chercher, de faire venir une matière qui
fonvent réfifte : & quand les chofes, quoique forcées,
font à-peu-près afforties , nous ofons dire quelquefois
* « il y a plus d’art chez nous que chez les Grecs,
» nous avons plus de génie qu’eux , Si plus de
» force >>.
Chaque aéle eft terminé par un chant lyrique >
qui exprimeles fentimens qu’a produits l’aéle qu’on a
V u , Si qui difpofe à ce qui fuit. Racine a imité cet
ufage dans Efther&’dans Athalie.
Ce qui nous refte des tragiques latins , n’eft point
digne a entrer en comparaifon avec les Grecs.
Séneque a traité le fujet d’OEdipe, après Sophocle
: la fable de celui-ci eft un corps proportionné Si
régulier : *fcelle du poëte latin eft un coloffe monf-
irueux, plein de fuperfétations : on pourrait y retrancher
plus de huit certs vers, dont l’aélion n’a pas
befoin ; la piece eft prefque le contrepié de celle de
Sophocle d’un bout à l’autre. Le poète grec ouvre la
fcène par le plus grand de tous les tableaux. Un roi à
la porte de fon palais, tout un peuple gémiffant, des
autels dreffés par-tout dans la place publique, des
cris de douleurs. Séneque préfente le roi quife plaint
à fa femme , comme un rhéteur l’aurait fait du tems
de Séneque même. Sophocle ne-dit rien qui ne foit
néceffaire , tout eft nerf chez lu i , tout contribue au
mouvement. Séneque eft par-tout furchargé, accablé
d’ornemens ; c’eft Une maffe d’embonpoint qui a des
couleurs v iv es , Si nulle aélion. Sophocle eft varié
naturellement ; Séneque ne parle que d’oracles, que
de facrifices fymboliques , que d’ombres évoqüees.
Sophocle agit plus qu’il ne parle, il ne parle même
que pour l’aftion ; Si Séneque n’agit que pour parler
Si haranguer ; Tiréfie, Jocafte, Créon, n’ont
point de caraétere chez lui ; OEdipe même n’y eft
point touchant. Quandon lit Sophocle , on eft affligé
; quand on lit Séneque , on a horreur de fes def-
criptions , on eft dégoûté & rebuté de fes longueurs.
Paffons quatorze necles, Si venons tout-d’un-coup
au grand Corneille , après avoir dit un mot de trois
autres tragiques qui le précédèrent dans cette carrière.
Jodelle ( Étienne ) , né à Paris en 15 3 2 , mort en
1 573 ? porta le premier fur le théâtre françois la
forme de la tragédie greque, Si fit reparoître le choeur
antique, dans fes deux pièces de Cléopâtre & de Dindon
; mais combien ce poète refta-t-il au-deffoiis des
grands maîtres qu’il tâcha d’imiter ? il n’y a chez lui
que beaucoup de déclamation, fans aélion, fans jeu,
Si fans réglés.
Garnier ( Robert ) , né à la Ferté-Bernard, au
Maine, en 1534, mort vers l’an 1595, marcha fur
les traces de Jodelle, mais avec plus d’élévation dans
fes penfées, Si d’énergie dans fon ftyle. Ses tragédies
firent les délices des gens de lettres de fon tems, quoiqu’elles
foient languiffantes & fans aélion.
Hardy ( Alexandre ) qui vivoit fous Henri IV. Si
qui paflbit pour le plus grand poète tragique de la
France, ne mérita ce titre que par fa fécondité étonnante.
Outre qu’il connoiflbitmal les réglés de la fee-
ne , Si qu’il violoit d’ordinaire l’unité de lieu * fes
Vers font durs, Si fes compofitions groflieres : enfiri
voici la grande époque du théâtre françois , qui prit
naiffance fous Pierre Corneille.
Ce génie fublime , qu’on eût appellé tel dans les.
plus beaux jours d’Athènes Si de Rome , franchit
prefque tout-à-coup les nuances immenfes qu’il y
avoit entre les effais informes de fon fiecle, Si les
produélions les plus -accomplies de l’art ; les fiances
Tome X V L
tôïlôîeht à-peü-près Opiacé des choeurs, mais Corneille
à chaque pas faifoit des découvertes. Bientôt
il n’y eut plus de fiances ; la fcène fut occupée par
le combat des paflîons nobles, les intrigues , les ca-
raéleres , tout eut de la vraiffemblance ; les unités
.reparurent, & le poème dramatique eut de l’a&ion ,
des mouvemens, des fituations, des coups de théâtre.
Les événemens furent fondés , les intérêts ménagés
, & les fcènes dialoguées.
Cet homme rare étoit né pour créer ia poéfie théâtrale,
fi elle ne l’eût pas été avant lui. Il réunit tourtes
les parties ; le tenjàre , le touchant, le terrible
le grand, le fublime ; mais ce qui domine fur toutes
ces qualités , Si qui les embraffe chez lu i, c’eft la
grandeur Si lahardieffe. C ’eft le génie qui fait tout en
lu i, qui a créé les chofes Si les exprefîions ; il a partout
une majefté , une force , une magnificence ,
qu’aucun denos poètes n’a furpaffé.
Avec ces grands avantages , il ne devoit pas s’at*
tendre à des concurrens ; il n’en a peut-être pas encore
eu fur notre théâtre , ' pour l’héroïlme ; mais il
n’en a pas été de même du côté des fuccès. Une étude
réfléchie des fentimens des hommes, qu’il falloit
émouvoir, vint infpirer un nouveau genre à Racine,
lorfque Corne lie commençoit à vieillir. Ce premier
avoit pour ainfi dire rapproché les pallions des anciens,
des ufages de fa nation ; Racine, plus naturel,
mit au jour des pièces toutes françoifes ; guidé par
cet inftinét national qui avoit fait applaudir les romances
, la cour d’amour, les carroufels , les tournois
en l’honneur des dames, les galanteries refpeélueu-
feS de nos peres ; il donna des tableaux délicats de la
vérité de la paflion qu’il crut la plus pûiffante fur l’ame
des fpeélateurs pour Iefquels il écrivoit.
Corneille avoit cependant connu ce genre, &fem-
bla ne vouloir pas y donner fon attache; mais M. Racine
, né avec la délicateffe des pallions, un goût exquis
, nourri de la lefture des beaux modèles de la
Grece, accommoda la tragédie aux moeurs de fon
fiecle & de fon pays. L’élévation de Corneille étoit
un monde où beaucoup de gens ne pouvoient arriver.
D ’ailleurs ce poëte avoit des défauts ; il y avoit chez
lui de vieux mots, des difeours quelquefois embar-
raffes, des endroits quilentoientle déclamateur. Racine
eut le talent d’éviter ces petites fautes : toujours
élégant, toujours e x aû , il joignoit le plus grand art
au génie , & fe fervoit quelquefois de l’un pour remplacer
l’autre : cherchant moins à. élever l’ame qu’à
la remuer., il parut plus aimable, plus commode, Si
plus à la portée de tout fpeôateur. Corneille eft,
comme quelqu’un l ’a dit, un aigle qui s’élève au-
deffus des nues , qui regarde fixément le foleil, qui
fe plaît au milieu des éclairs Si de la foudre. Racine
eft une colombe qui gémit dans des bofquets de mir-
the , au milieu des rofes. Iln ’y a perfonne qui n’aime
Racine; maisiln’eft pas accordé à tout le monde
d’admirer Corneille autant qu’il le mérite.
L’hiftoire de la tragédie françoife ne finit point ici ;
mais c’eft à la poftérité qu’il appartiendra de la continuer.
Les Anglois avoient déjà un théâtre, auflî-bien que
les Efpagnols , quand les François n’avoient encore
qtte des tréteaux : Shakefpear\(Guillaume) fleurif-
foit à-peu-près dans le tems de Lopez de Véga , Si
mérite bien que nous nous arrêtions fur fon caratlere,
puifqu’il n’a jamais eu de maître , ni d’égal.
Il naquit en 1564, à Stratford dans le comté de
Warwick, Si mourut en 1616. Il Créa le théâtre anglois
par un génie plein de naturel, de force , Si de
fécondité , lans aucune connoiffance des réglés : on
trouve dans ce grand génie,le fonds inépuifable d’une
imagination pathétique &: fublime , fantafque Si pi-
torefque, fombre Si gaie , une variété prodigieufe
de caraéleres, tous fi-biencontraftés, qu’ils ne tien-;