La machine de Curion, fans parler des autres bâ-
timens des anciens ,- eft une houvell'e preuve de la
fupériorité des anciens dans la méchanique, mais
avant que de parler de cette prodigieufe machine de
Curion, & de la fingularité du fpeQacle qu’il fit voir
aux Romains, il faut dire un mot du perfonnage dont
il eft tant parlé dans les lettres deCiaéron à Atticus,
dans Dion Caffius, liv. LX . dans Velleius Patercu-
lus, /. II. 8c dans les vies d’Antoine, de Pompée,
de Caton d’Utique, de Céfar & de Bru tus, parPlii-
tarque.
C. Scribonius Curion étoit dé famille patricienne;
fon pere avoit été conful, & avoit eii les honneurà
du triomphe. Le fils fe fit connoitre de bonne heure
par fon efprit, fes talens, fon éloquence , fes intrigues
dans les faQions de Céfar 8c de Pompée, ainli
que par fes débauches & fes diffipations. Il fe lia avec
Antoine, & le plongea dans des dépenfes fi folles,
qu’il l’avoit endetté dans fa jeuneffe de deux cens
cinquante talens, ce qui revient à plus d’un million
de notre monnoie. Il vendit fa foi à la fortune de Céfar,
8c pour le fervir plus utilement, il avoit l’art de
diflimuler leurs engagemens fecrets , & affeQoit,
quand il fut tribun du peuple, de n’agir que pour
les intérêts de la république; Velleius Paterculus l’a
peint d’après nature: vir nobilis, eloquens , audax,
fua alienceque fàrtunce , 6* pudicitice prodigus ; homo
ingeniojîffimè nequam , & facundits malo publico.
Il eut différons fuccès dans les brigues qu’il fît pouf
Céfar ; il fut un jour couronné de fleurs comme un
athlete qui a remporté le prix ; cependant le conful
Lentulus le chaffa honteufement du fénat avec Antoine
, 8c ils furent obligés de fortir de Rome dégui-
fés en efclaves dans des voitures de louage. Mais le
fervice qu’il avoit rendu à Céfar long-tems auparavant,
étoit du nombre de ceux qu’un homme généreux
ne faûroit oublier ; il couvrit Céfar de fa robe y
& l’empêcha d’être tué par les jeunes gens armés qui
fuivoient Cicéron. Céfar plein de reconnoiffance ne
ceffa de lui prodiguer fes largeffes par millions, 8c
après lui avoir fait obtenir plufieurs grands emplois
contre les lois 8c les ufoges , il lui donna le gouvernement
de la Sicile. On fait qu’il obtint k quefture
l’an de Rome 698 , 8c qu’il fut tué l’an 706 dans la
guerre d’Afrique.
C . Scribonius Curion, tel que nous venons de*le
repréfenter, tout vendu à Céfar, ne conftruifit appar
remment fon théâtre que dans l’intention d’attirer de
nouvelles créatures à fon proteQeur, 8c par confé-
quent l’argent des Gaules y fut employé. Il donna
ces fpeQacles au peupll romain, vraiffemblablement ’
l'an de Rome 703 , fur un prétexte pareil à celui de
M. Æmilius Scaurus, c’eft-à-dire , pour les funérailles
de fon pere, mort l’an 701 ; mais ne pouvant
égaler la magnificence du théâtre de Scaurus que
nous avons décrit dans l’article précédent, ni rien
faire voir au peuple qui ne parût pauvre & miférable
en comparaifon, il voulut,finon le faire oublier, du
moins fe diftinguer d’une maniéré finguliere.
Pour y parvenir, il eut recours à l’imagination
d’un théâtre dont Pline feul nous a donné la connoif-
fance, A XXX V I. c. xv. Voici la traduQion de ce
qu’il en dit à la fuite de la defcription du magnifique
fpeQacle de Scaurus.
« L’idée d’une profufionfi extraordinaire emporte
» mon efprit, 8c le force à s’éloigner de fon objet
» pour s’occuper d’une autre folie plus grande enco-
» r e , & dans laquelle on n’employa que le bois. C.
» Curion, qui mourut dans les guerres civiles, atta-
» ché au parti de Céfar , voulant donner des jeux
» pour les funérailles de fon pere, comprit bientôt
» qu’il n’étoit pas affez riche pour furpaffer la magni-
» ncence de Scaurus. En effet il n’avoit pas comme
» lui, un Sylla pour beau-pere, & pourmere une
>> Meteîla , cette femme avide de s’enrichir des dé1
» pouilles des profcrits ; il n’étoit pas fils de ce M;
» Scaurus, qui fut tant de fois à la tête de la républi-
» que, 8c q u i, affocië à toutes les rapines des parti-
» fans de Marius, fit de fa maifori un gouffre, où s’en-
» gloutit le pillage d’un fi grand nombre de provin-
» ces ; cependant Scaurus avouoit, après l’iiicendie
» de fa maifon, qu’il rie pouvoit faire une fécondé
» dépenfe pareille à la première. Ainfiles flammes, en
» détruifant des richeffes raffeniblées de tous les
» coins du monde, lui laifferent du moins l’avan-
» tage de ne pouvoir être imité dans fa folie.
» Curion fut donc obligé dè fuppléer au luxe par
» l’efprit, 8c de chercher unë nouvelle route pour fe
» diftinguer. Voyons le parti qu’il prit; applaudif-
» fons-nous dè la perfeQion de nos moeurs, & dé
» Cette fupériorité que nous aimons fi fort à nous
» attribuer.
» Curion fit coriftruire deux très-grands théâtres
a de bois affez près l’un de l’autre ; ils étoient fi éga-
» lement fufpendus chacun fur fon p ivot, qu’on pou-
» voit les faire tourner. On rep.réfentoit le matin des
» pièces fur là fcène de chacun de ces théâtres ; alors
» ils étoient adoffés pour empêcher que le bruit dé
», l’un ne fut entendu de l’autre ; & l’après-midi y
» quelques planches étant retirées, on faifoit tour-
» ner mbitenient les théâtres, 8c leurs quatre extré-
» mités réunies formoient un amphithéâtre où fé
» donnoient des combats de gladiateurs ; Curion fai-
>> font airifi mouvoir totit-à-la-fois & la fcene, & les
» magiftrats , & le peuple romain. Que doit-on ici
» admirer le plus, l’inventeur ou la chofe inventée,
» celui qui fut affez hardi pour former le p rojet, ou
» celui qui fut affez téméraire pour l’exécuter ?
» Ce qu’il y a de plus étonnant, c’ eft l’extrava-1
» gancé du peuple romain ; elle a été affez grande
» pour l’engager à s’affeoir fur’une machine fi mobi-
» le & fi peu folide. Ce peuple vainqueur 8c maîtrë
» de toute la terre ; ce peuple qui, à l’ exemple des
» dieux dont il eft l’image, difpofe des royaumes 8é
» des nations , le voilà mfpendii dans une machine \
» applaüdiffarft au danger dont il eft menacé. Pour-
» quoi faire fi peu de cas de la vie des hommeS ?
» pourquoi fe plaindre des pertes que nous- avons
» faites à Cannes ?. Une ville abimée dans un
» gouffre de la terre entr’ouverte remplit l’univers de
» deuil & d’effroi ; 8c voilà tout le peuple romain
» renfermé ,• pour ainfi dire, en deux vaiffeaux, 8c
» qui foutenu feulement par deux pivots',- regarde ;
» tranquille fpeQateur, le combat qu’il livre lui-mê-
» me, en danger de périr au premier effort qui dé-
» rangera quelques pièces de ces vaftes machines.
» Eft-ce donc en élevant les tribus dans les airs qu’on
» vient à bout de plaire aux dieux , & de mériter
» leur faveur ? Que ne fera pas dans la tribune aux
» harangues, que n’ofera entreprendre fur un peu-
» pie, celui qui avoit pu lui perfuader de s’expofer
» à un danger pareil ? Il le faut avouer; ce fut le peu-
» pie tout entier qui combattit fur le tombeau du pere
» de Curion dans la pompe de fes funérailles.
» Curion changea l’ordre de fa fêté magnifique :
» car les pivots fe trouvant fatigués 8c dérangés, il
» conferva le dernier jour la forme de l’amphithéa-
» t re , 8c ayant placé 8c adoffé les fcènes ( c’eft-à-
» dire ce que nous nommons aujourd’hui théâtre ) ;
» dans tout le diamètre de ce même amphithéâtre ,
» il donna des combats d’athletes. Enfin, il fit enle-
» ver tout-d’un-coup ces mêmes fcènes, 8c fit paroî-
» tre dans l’arene, tous ceux de fes gladiateurs qui
» avôient été couronnés les jours précédens.
Voici quelques réfléxions fur ce paffage, plein de
grandeur 8c d’éloquence.
Premièrement, ces théâtres que Pline fait conftrui-
re à Curion, étoient les portions circulaires ou gradins
y
•dxns, fur lefquels le peuple étoit afiis; les anciens rie
'donnoient point d’autre nom, à cette partie. II n’eft
pas douteux qu’il n’y eût deux fcènes., comme Us les
nommoient encore , oit. les àfteurs repreféntoient,
8c qui dévoient fe démonter 8ç fe déplacer, pour laif-
fer le paffage au théâtre dans fon rriouvement circulaire
; on fait que ces portions circulaires fè termi-
noient dans tous les théâtres au profcenium. , qui faifoit
la bafe du demi-cercle, en même tems qu’il forment
un des côtés du quarré lo n g , deftiné pour la
fqène 8c les décorations.
z°. Les théâtres de bois suffi fouvent répétés que
nous le voyons, dans l’hifto.ire Romaine, rendirent
l’exécution de ceux de Curion plus facile , & donnèrent
fans douté la hardieffe de les entreprendre.
30. Comme ces fortes de théâtres étoient fort grands,
8c que celui de Marcellus le plus petit de tous,conte-
noit, dit-on, vingt-deux mille perfonnes : nous pouvons
raifonnablement fuppofer que ceux de Curion
en pouvoient contenir chacun trente mille ; ce qui eft
affez pour autorifer le difeours de Pline, qui regarde
les fpeftateuis , comme le peuple romain tout entier.
f
40. Les deux théâtres de Curion étoient fi égale-
1 ement fufpendus chacun fur fon p ivo t, qu’on pou-
voit les faire, tourner, dit Pline ; or pour cela > il fal-
loit que la fondation fût extrêmement folide 8c bien
de niveau, parce, qu’elle devoit porter un poids des
plus confidérables, 8c que les plus petites irrégularités
de plan auroient interrompu les mouvemens à
l’égard du pivot ; il a dû être compofé d’une forte
colonne de bronze , bien fondue, bien retenue, 8ç
bien fondée dans le maffif.
50. Quant au détail de la charpente du théâtre, on
peut s’en éclaircir par plufieurs livres de l’antiquité,
où l’on en a donné les deffeins ; 8c M. Boindin. en a
décrit la forme dans les mém. de Üacadi des Inscriptions.
6°. Pline ajoute, qu’on faifoit tourner fubitement
chaque théâtre de Curion pour lès mettre vis-à-vis
l’un de l’autre. Pour cet effet,il eft vraiflèmblable que
le peuple foxtoit dés théâtres après les fpe&acles du
matin. En effet, indépendamment de l’augmentation
du poids 8c du malheur que réeroulement de quelques
parties de la charpente auroit pû eaufer, malheur
auquel ces fortes de fabriques font d’autant plus
fujettes., qu’elles, font fort composées ,. & malheur
dont les Romains avoient des exemples, quoique les
c.onftruftions ne fuffent pas mobiles ; le peuple, dis-
je , ne pouvoit avoir d’autre objet, en demeurant en
place, que le plaifir bien médiocre de fe voir tourner.
Il eft du moins certain que les fénateurs , les
chevaliers romains, les veftales, les. prêtres ; enfin,
tous les gens confidérables dont les places étoient
marquées, fe trouvoient obligées d’en fortir le matin
, parce qu’elles étoient. changées pour le foin
. 70. Enfin, il faut remarquer que Pline ne parle du
théâtre de Curion que fur des oui-dire ; il ne l’avoit
point vû ; il écrivait cent trente ans ou environ après
que le fp.eQ.acle avoit été donné. Il femble même que
cette machine théâtrale s’étoit encore plus toutnée
dans les efprits à jetter un ridicule fur le peuple Romain
, qu’à la gloire & à la réputation de Curion.
Il y a là-deffus un paffage de Plutarque , qui eft
iïop ïingulier pour n’être pas rapporté. » Favoriius,
»> dit-il, ayant été fait édile par le crédit de Caton ,
», celui-ci l’aida à fe bien acquitter des fondions de
0 fa c h a r g e& régla toute la dépenfe des j.eux. Il
» voulut qu’au lieu de couronnes d’or que les autres
» donnoientauxaQeurs,auxmuficiens&aux joueurs
« d’inftrumens,.6'c. on leur donnât des branches d’oli*
». v ie r , comme on faifoit dans les jeux olympiques;
» 8c au lieu de riches préfens que les autres diftri-
» buûient, il fît donner aux Grecs quantité de poi-
Tome X V I, 1
». féaux , de laitues * de raves 8c de céleri, 8c aux
» Romains, des pots de vin, de la chair'de pourceau,
» des figues, des concombres 8c des braffées de bois.
» Enfin-, , Favonius lui-même alla s’affeoir'par-
» mi les fpeQateurs, où il battit des mains, en ap-
» plaudiffant à Caton , 8c en le priant de gratifier
» les aQeurs qui foifoient bien, & dé les rëcompen-
» fer honorablement. Pendant que cela fe paffbit
» clans ce théâtre de Favonius , pourfuit Plutarque,
» Curion l’autre édile donnoit dans un autre théâtre
>* des jeux magnifiques ; mais le peuple quitta les
» jeux de Curion, pour venir à ceux de Favonius.
Quoi $ le peuple Romain, épris des FpeQacles rafi-
nés, quitte dans un tems de luxe des fêtes magnifiques
, pour fe rendre à des jeux ridicules, où il ne
recevoit que des figues ou des concombres, au lieu
de riches préfens qui lui étoient deftinés au théâtre
de Curion } Ce trait d’hiftoire eft. fort étrange ! mais
Caton préfidoit aux jeux de Favonius ; 8c les Romains
ne pouvoient fe laffer de rendre des hommages à cè
grand homme & de marquer la joie qu’ils avoient dè
voir que leur divin Caton daignoit fe relâcher de
fon auftérité, 8c fe prêter pendant quelques jours à
leurs jeux & à leurs paffe-tems. ( Le chevalier d e
Jaucourt. )
T héâtre de Pom pée , (Archit. décorât, des Rom.)
théâtre magnifique bâti de pierres fur des fondemens
fi folides, qu’il fembloit être bâti pour l’éternité. Il
y avoit une efpece d’aqueduc pour porter de l’eau
dans tous les rangs du théâtre, tant pour rafraîchir lè
lieu., que pour remédier à la foif des fpeQateurs.
Pompée revenant de Grece, apporta le plan du
théâtre de Mytilene, 8c fit conftruire celui - ci tout
femblable. Il pouvoit contenir quarante mille per-
fonnes, 8c étoit orné de tableaux, de ftatues .de bronze
8c de marbre, tranfportées de Corinthe, d’Athe-
nes 8c de Syracufe. Mais une particularité remarquable
, c’eft que Pompée pour prévenir les caprices du
peuple 8c des magiftrats, fit bâtir dans l’enceinte de
fon théâtre un temple magnifique, qu’il dédia à Vénus
la viQorieufe ; de forte qu’ayant mis ingénieufe-
ment fon édifice fous la proteQion cl’une grande déef-
fe , il le fit toujours relpeQer.
Avant lui, on élevoit des théâtres toutes les fois
qu’il failoit repréfenter des jeux ; iis n’exiftoient que
pendant la durée de. ces jeux, 8c le peuple y afîiftoit
toujours de-bout. Pompée fit un théâtre à demeure 8c
y mit des fiéges, nouveau genre de molleffe, inconnu
jufqu’alors, 8c dont les gens fages lui furent mauvais
g ré , à ce que nous apprend Tacite dans le liv.
X IV . de fes annales : Quippé erant qui Gn. quoquè
Pompeiu/n Incufatum à fenioribus ferrent, quoi marîfu-
ram theatri fedem pofuijfet ; nam imita fiibitariis g'adi-
bits , & feend in tempus jlruciâ ludos edi fôtitos ; veljt
vetufliora répétas Jlan tem populum fpeclavijfe ; f i fedeaty
theatro dies lotos ignaviâ eontinuabit. ( Le chevalier DE
Ja u c o u r t . )
T héâtre de Marcellus , ( Archit. décorât, des
Rom. ) théâtre confacré par Augufte, à la mémoire
du jeune Marcellus, fon. neveu, fon fils adoptif, Sc
fon gendre, qui,, félon Pro.percé, mourut l’an de Rome
73 r. à l ’âge de vingt ans.. C ’étoitun jeune prince
d’un fi grand mérite, qu’il faut rappeller au leQeur,
•les hommages que lui a rendus toute l’antiquité ; 8c
je le ferai d’autant plus volontiers, que j’ai peu de.
chofes à dire du théâtre qui porta fon nom.
Horace a loué bien dignement ce jeune héros dans
le tems qu’il vivoit encore. » La gloire du vieux*
» Marcellus, dit ce poète, loin de s’obfcurcir, prend
» un nouveau lu-ftre dans un, de fes remettons v 8c
» s’augmente de jour en jour, comme on voit un jeu-
« ne arbre fe fortifier peu-à-peu par des accroiffe-
» mens infenfibles : cette nouvelle lumière d.e la mai*
» fon des Jules , brille entre les premières familles