■ veillât ; elles entreront dans notre ame à tout inftant
de tous côtés ; tout ce qui le paffoit en nous, tout
•ce qui exiftoit hors de nous, tout ce qui fubfiftoitdes
fiecles écoulés, tout ce que l’induftrie, la réflexion,
les découvertes de nos contemporains, produifoient
fous nos y e u x , continuoient de nous inculquer les
notions d’ordre, de rapports, d’arrangement, de
fymmétrie, de convenance, de difconvenance, &c.
te il n’y a pas une notion, fi ce n’eft peut-être celle
d’exiftence , qui ait pu devenir aufli familière aux
hommes, que celle dont il s’agit.
S’il n’entre donc dans la notion du beau fôit abfolu,
foit relatif, l'oit général, foit particulier, que les notions
d’ordre, de rapports, de proportions, d’arrangement,
de fymmétrie, de convenance, de difcon-
venance ; ces notions ne découlant pas d une autre
fource que celles d’exiftence , de nombre, de Ion-
gueur, largeur, profondeur, & une infinité d autres,
liir lefquelles on ne contefte point, on peut, ce me
femble, employer les premières dans une définition
du beau, fans être accufé de fubftituer un terme à la
place d’un autre, & de tourner dans un cercle vicieux.
Beau eft un terme que nous appliquons à une infinité
d’êtres : mais quelque différence qu’il y ait entre
ces êtres, il faut ou que nous faflions une fauffe
application du terme beau, ou qu’il y ait dans tous
ces êtres une qualité dont le terme beau foit le ligne.
Cette qualité ne peut être du nombre de celles qui
conftituent leur différence fpécifique ; car ou il^ n y
auroit qu’un feul être ibeau , ou tout au plus qu une
feule belle efpece d’êtres.
Mais entre les qualités communes à tous les êtres
que nous appelions beaux, laquelle choifirons- nous
pour la chofe dont le terme beau eft le ligne ? Laquelle?
il eft évident, ce me femble, que ce ne peut
être que celle dont la préfence les rend tous beaux ;
dont la fréquence ou la rarete, li elle eft fufceptible
de fréquence & de rareté , les rend plus ou moins
beaux ; dont l’abfence les fait ceffer d’être beaux ; qui
ne peut changer de nature, fans faire changer le beau
d’el'pece, & dont la qualité contraire rendroit les plus
beaux défagréables & laids; celle en un mot par qui
la beauté commence, augmente, varie à 1 infini, décliné,
& difparoît : or il n’y a que la notion de rapports
capable de ces effets.
J’appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient
en foi de quoi réveiller dans mon entendement
l’idée de rapports ; & beau par rappprt à moi, tout
c e qui réveille cette idée.
Quand je dis tout, j’en excepte pourtant les qualités
relatives au goût & à l’odorat : quoique ces qualités
puiffent réveiller en nous l’idée de rapports, on
n’appelle point beaux les objets en qui elles refident,
quand on ne les confidere que relativement à ces
qualités. On dit un mets excellent, une odeur délicieufe;
mais non un beau mets, une belle'odeur. Lors donc
qu’on dit, voilà un beau turbot, voilà une belle rofe ,
on confidere d’autres qualités dans la rofe & dans le
turbot que celles qui font relatives aux fens du goût
& de l’odorat.
Quand je dis tout ce qui contient en foi de quoi réveiller
dans mon entendement C idée de rapport, ou tout
ce qui réveille cette idée, c’eft qu’il faut bien distinguer
les formes qui font dans les objets, & la notion que
j’en ai. Mon entendement ne met rien dans les eho-
fes, & n’en ôte rien. Que je penfe ou ne penfe point
à la façade du Louvre, toutes les parties qui la com-
pofent n’en ont pas moins telle ou telle forme, &tel
& tel arrangement entr’elles : qu’il y eût des hommes
ou qu’il n’y en eût point, elle n’en feroit pas moins
belle, mais feulement pour des êtres poflibles confti-
tués de corps & d’efprit comme nous ; car pour d’au-
tr es y elle pourroit n’être pi belle ni laide ? ou même
être laide. D ’ôü il s’enfuit que, quoiqu’il n’y ait point
de beau abfolu, il y a deux fortes de beau par rapport
à nous, un beau réel, & un beau apperçu. • ‘ ^
Quand je dis, tout ce qui réveille en nous l idee de
rapports, je n’entens pas que pour appeller un etre
beau, il faille apprécier quelle eft la forte de rapports
qui y régné ; je n’exige pas que celui qui voit un
morceau d’Architecture foit en état d’aflurer ce que
l’Architecte même peut ignorer, que cette partie eft
à celle-là comme tel nombre eft à tel nombre ; ou
que celui qui entend un concert, fâche plus quelquefois
que ne fait le Muficien, que tel fon eft à tel fon
dans le rapport de z à 4, ou de 4 a 5. Il fuffit qu il
apperçoive & fente nue les membres de cette Architecture
& que les ions de cette piece de Mufiquc
ont des rapports, foit entr’eux, foit avec d’autres
objets. C ’eft l’indétermination de ces rapports, la facilité
de les faifir, & le plaifir qui accompagne leur
perception, qui a fait imaginer que 1 ebeau etoit plutôt
une affaire de fentiment que de raifon. J’ofe affû-
rer que toutes les fois qu’un principe nous fera connu
dès la plus tendre enfance, & que nous en ferons
par l’habitude une application facile & fubite aux
objets placés hors de nous , nous croirons en juger
par fentiment : mais nous ferons contraints d avouer
notre erreur dans toutes les oceafions où la complication
des rapports & la nouveauté de l’objet fufpen-
dront l’application du principe : alors le plaifir attendra
pour fie faire fentir, que l’entendement ait prononcé
que l’objet eft beau. D ’ailleurs le jugement en
pareil cas eft prefque toûjours du beau relatif, & non
du beau réel.
Ou l’on confidere les rapports dans les moeurs, Sc
l’on a le beau moral ; ou on les confidere dans les ouvrages
de Littérature, & on a le beau littéraire; ou on
les confidere dans les pièces de Mufique, & 1 on a le
beau mufcal; ou on les confidere dans les ouvrages
de la nature, & l’on a le beau naturel ; ou on les confidere
dans les ouvrages méchaniques des hommes »
& on a le beau artificiel; ou on les confidere dans les
repréfëntations des ouvrages de l’art ou de la nature,
& l’on a le beau d'imitation : dans quelque objet &
fous quelque afpeû que vous confideriez les rapports
dans un même objet, le beau prendra différens noms.
Mais un même objet, quel qu’il foit, peut être con-
fideré folitairement & en lui-même, ou relativement
à d’autres. Quand je prononce d’une fleur qu’elle eft:
belle, ou d’un poiffon qu’il eft beau , qu’entens-je? Si
je confidere cette fleur ou ce poiffon folitairement j
je n’entends pas autre chofe, finon que j’apperçois
entre les parties dont ils font compofés, de l’ordre ,
de l’arrangement, de la fymmétrie, des rapports (car
tous ces mots ne défignent que différentes maniérés
d’envifager les rapports mêmes ) : en ce fens toute
fleur oSibelle, tout poiffon eft beau-, mais de quel beaiit
de celui que j’appelle beau reel.
Si je confidere la fleur & le poiffon relativement
à d’autres fleurs & d’autres poiffons ; quand je dis
qu’ils font beaux, cela fignifie qu’entre les êtres de
leur genre, qu’entre les fleurs celle-ci, qu’entre les
poiffons celui-là, réveillent en moi le plus d’idées de
rapports, & le plus de certains rapports ; car je ne
tarderai pas à faire voir que tous les rapports n étant 0
pas de la même nature, ils contribuent plus ou moins
les uns que les autres à la beauté. Mais je puis affûrer
que fous cette nouvelle façon de confiderer les objets,
il y a beau &C laid: mais quel beau, quel laid?.
celui qu’on appelle relatif.
Si au lieu de prendre une fleur ou un poiffon, on
généralife, & qu’on prenne une plante ou un animal
; fi on particularife & qu’on prenne une rofe 8c
un turbot, on en tirera toûjours la diftinCtionduÆw#
relatif 9 & du beau réel.
D ’où l’on voit qu’il y a plufieurs beaux relatifs, &
qu’une
qu’une tulipe peut être belle ou laide entre les tulipes
, belle ou laide entre les fleurs, belle ou laide entre
les plantes, belle ou laide entre les productions de la
nature. •
Mais on conçoit qu’il faut avoir vû bien des rofes
& bien des turbots ; pour prononcer que ceux-ci-font
beaux ou laids entre les rofes & les turbots ; bien des.
plantes & bien des poiffons, pour prononcer que la'
rofe & le turbot font beaux ou laids entre les plantes
& les poiffons ; &: qu’il faut avoir une grande con-
noiffance de la nature, ,poiu? prononcer qu’ils font
beaux ou laids entré les productions de la nature.
Qu’eft-ce donc qu’on entend, quand on dit à un
artifte, imite^ la belle nature ? Ou l’on ne fait ce qu’on
commande, ou on lift dit : fi vous avez à peindre une
fleur , & qu’il vous foit d’ailleurs indifférent laquelle
peindre, prenez la plus, bille d’entre les fleurs ; fi vous
avez à peindre une plante, & que votre fujet ne demande
point que ce foit un chêne ou un ormeau fec ,
rompu, brifé, ébranché, prenez la plus belle d’entre
les plantes ; fi vous av.ez à peindre un objet de la nature
, & qu’il vous foit indifférent lequel choifir, prenez
le plus beau.
D ’où il s’enfuit, i° . que le principe dé l’imitation
de la belle nature demande l’étude la plus profonde
& la plus étendue de fes productions en tout
genre.
z°. Que quand on àuroit la conhoiffahce la plus
parfaite de la nature, & des limites qu’elle s’eft prescrites
dans la production de chaque être > il n’en feroit
pas moins vrai que le nombre des oceafions où
le plus beau pourroit être employé dans les Arts d’imitation
, feroit à celui où il faut préférer le moins.
beau y comme l’ünité à l’infirii.
30. Que quoiqu’il y ait en effet un maximum dé
beauté dans chaque ouvrage de la nature, confidéré
en lui-même ; ou, pour me fervir d’un exemple, que
quoique la plus belle rofe quelle produife, n’ait jamais
ni la hauteur, ni l’étendue d’un chêne, cependant
il n’y a ni beau y ni laid dans fes productions, ’
confédérées relativement à l’emploi qu’on en peut
faire dans les Arts d’imitation.
Selon la nature d’un être , félon qu’il excite en
nous la perception d’un plus grand nombre de rapports
, & félon la nature des rapports qu’il excite, il
eft joli y beau y plus beau , très-beau ou laid,• bas, petit,
grand, élevé ffublime, outré, burlefque ouplaifant; &
ce feroit faire un très-grand ouvrage, & non pas un
article de dictionnaire , que d’entrer dans tous ces
détails : il nous fuffit d’avoir montré les principes ;
nous abandonnons au leCteur le foin des conféquen-
ces & des applications. Mais nous pouvons lui affûrer
, que foit qu’il prenne fes exemples dans la nature
, ou qu’il les emprunte de la Peinture, de la Morale
, de l’ArchiteCture, dé la Mufique, il trouvera
toûjours qu’il donne le nom de beau réel à tout ce qui
contient en foi dequoi réveiller l’idée de rapports ;
& le nom de beau relatif, à tout ce qui réveille des
rapports convenables avec les chofes auxquelles il
en faut faire la comparaifon.
Je me contenterai d’en apporter un exemple, pris
de la Littérature. Tout le monde fait le mot fublime
de la tragédie des Horaces, qu'il mourut. Je demande à
quelqu’un qui ne connoît point la piece de Corneille,
& qui n’a aucune idée de îa réponfe du vieil Horace,
ce qu’il penfe de ce trait, qu'il mourût. Il eft évident
que celui que j’interroge ne fachant ce que c’eft que
ce qu'il mourut; ne pouvant deviner fi c’eft une phra-
fe complette ou un fragment, & appercevant à peine
entre ces trois termes quelque rapport grammatical,
me répondra que cela ne lui par oit ni beau ni laid. Mais
fi je lui dis que c’eft la réponfe d’un homme confulté
fur ce qu’un autre doit faire dans un combat, il commence
à apperceyoir dans le répondant une forte de
Tome II. 1
courage, qui ne lui permet pas de croire qu’il foit
toûjours meilleur de vivre que de mourir ; & le qu'il
mourût commence à l’intéi'effer. Si j’ajoûte qu’il s’agit
dans ce combat de l’honneur de la patrie ; que le
combattant eft fils de celui qu’on interroge ; que c’cft
le feul qui lui refte ; que le jeune homme a voit à faire
à trois ennemis, qui avoient déjà ôté la vie à deux de
fes freres ; que le vieillard parle à fa fille ; que c ’eft un
Romain : alors la,réponfe qu'il mourût, qui n’étoit ni
belle, ni laide, s’embellit à mefure que je développe
fes rapports avec les circonftances, & finit par être
fublime.
. Changez les circonftances & ,les rapports, & faites
paffer le qu'il mourût du théâtre françois fur la
feene italienne, & de la bouche du vieil Horace dans
celle de Scapin, le qu'il mourût deviendra burlef que.
- Changez encore les circonftances, & fuppofez que
Scapin foit au fervice d’un maître dur, avare & bourru
, & qu’ils foient attaqués fur un grand chemin par
trois ou quatre brigands. Scapin s’enfuit ; fon maître
fe défend : mais, preffé par le nombre, il eft obligé de
s’enfuir aufli ; & l’on viept apprendre à Scapin que
fon maître a échappé au danger. Comment, dira Scapin
trompé dans fon attente ; il s’eft donc enfui : ah
le lâche ! Mais lui répondra-t-on ,feul contre, trois que
voulois-tu qu'il fit ? qu'il mourût, répondra-t-il ; & ce
qu'il mourût deviendra plaifant. Il eft donc confiant
que la beauté commence, s’accroît, varie, décline,
&c difparoît avec les rapports, ainfi que nous l’avons
dit plus haut.
Mais qu’entendez-vous par un rapport, me demandera
t-on? n’eft-ce pas changer l’acception des termes
, que de donner le nom, de beau à ce qu’on n’a
jamais regardé comme rel ? Il femble que dans notre
langue l’idée de beau foit toûjours jointe à celle dq
grandeur, & que ce ne foit pas définir le beau que de
placer fa différence fpécifique dans une qualité qui
convient à une infinité d’êtres, qui n’ont ni grandeur,
ni fublimité. M. Crouzas a péché, fans doute,
lorfqu’i l ,a chargé fa définition du beau d’un fi grand
nombre de cara&eres, qu’elle s’eft trouvée reftrainte
à un très-petit nombre d’êtres : mais n’eft-ce pas tomber
dans le défaut contraire , que de la rendre fi générale
, qu’elle femble les embraffer tous, fans en excepter
un amas de pierres informes, jettées au hafard
fur le bord d’une carrière ? Tous les objets, ajoûtera-
t-on, font fufceptibles de rapports entre eu x, entre
leurs parties , & avec d’autres êtres ; il n’y en a
point qui ne puiffent être arrangés, ordonnés, fym-
métrifés. La perfeûion eft une qualité qui peut convenir
à tous : mais il n’en eft pas de même de la beauté;
elle eft d’un petit nombre d’objets.
Voilà, ce me femble, finon la feule, du moins la
plus forte obje&ion qu’on puiffe me faire, & je vais
tâcher d’y répondre.
Le rapport en général eft une opération de l’entendement
, qui confidere foit un être, foit une qualité
, entant que cet être ou cette qualité fuppofe I’e-
xiftence d’un autre être ou d’une autre qualité. Exemple
: quand je dis que Pierre eft un bonpere, je confidere
en lui une qualité qui fuppofe l’exiftence d’une
autre, celle du fils ; & ainfi des autres rapports, tels
qu’ils puiffent être. D ’où il s’enfuit que, quoique le
rapport ne foit que dans notre entendement, quant
à la perception, il n’en a pas moins fon fondement
dans les chofes ; & je dirai qu’une chofe contient en
elle des rapports réels, toutes les fois qu’elle fera
revêtue de qualités qu’un être conftitué. de corps &
d’efprit comme moi, ne pourroit confidérer fans fup-
pofer l’exiftence ou d’autres êtres, ou d’autres qualités
, foit dans la chofe même, foit hors d’elle ; & je
diftribuerai les rapports en réels & en apperçus. Mais
il y a une troifieme forte de rapports ; ce font les rapports
intellectuels ou fictifs; ceux que l’entendement