efpece. Un événement inîérèffant qui fait prendre là
plume à Fhiftorien, met le cifeau à la main du Scu’p-
teur, le pinceau à la main du Peintre ; en un mot,
échauffe le génie de prefque tous les Artiftès. Si l’on
'doit interroger l’hiftoire pour favoir ce que les mo-
nurnens représentent, on doit auffi confulreries mo*
nuniens pour l'avoir s’ils confirment l’hifioire.Siquel-
qu’un voyoit les tableaux du célébré Rubens , qui
font l’ornement de la galerie du palais du Luxembourg
; il rt’y apprendroit, je l’avoue, aucun fait dif-
tincl; ces tableaux l’a vertiroient feulement d’admirer
les chefs-d’oeuvre d’un des plus grands Peintres : mais '
li après avoir lu l’hiftoire de Marie deMédicis, il fe
tranfportoit dans cette galerie, ce ne feroient plus
de fimples tableaux pour lui : ici il verroit la céré-
mpnie du mariage de Henri le Grand avec cette prin-
cefl'e : là cette reine pleurer avec la France la mort
de ce grand roi. Les.montimens muets attendent que
ï ’hiftoire ait parlé pour nous apprendre quelque cho-
fe ; l’hiftoire détermine le héros des exploits qu’on
raconte, & lesmonumens les confirment. Quelque*
fois tout ce qu’on voit fous fes yeux fert à attefter
une hiftoire qu’on a entre les mains : paffez en orient,
& prenez la vie de Mahomet ; ce que vous verrez St
ce que vous lirez, vous inftruiront également de la
révolution étonnante qu’a fouffert cette partie du
monde ; les églifes changées en mofquées vous apprendront
la nouveauté delà religion Mahometane;
vous y diftinguerez les reftes de l’ancien peuple de
ceux qui les. ont affervis ; aux beaux morceaux que
vous y trouverez , vous reconnoîtrez aifément que
ce pays n’a pas toujours été dans la barbarie où il eft
plongé : chaque turban, pour ainfi dire, fervira à vous
confirmer rhiftoire.de cet impofteur.
Nous direz-vous que les erreurs les plus groflîeres
ont leurs monumens, ainfi que les faits les plus avérés
, St que le monde entier étoit autrefois rempli de
temples, de ftatues érigées en mémoire de quelque
a&ion éclatante des dieux que la fuperftition adorôit?
Nous oppoferez-vous encore certains faits de l’hiftoire
Romaine,.comme ceux d’Attius Navius, & de
Curtius? Voici comme Tite-Live raconte ces deux
faits. AttiusNavius étant,augure,TarquiniusPrifcus
voulut faire une augmentation à la cavalerie Romaine;
il n’avoit point confulté le vol des oifeaux, per-
fuadé que la foibleffe de fa cavalerie qui venoit de
paroître au dernier combat contre les Sabins , l’inf-
truifoit beaucoup mieux fur la néceflïté dé fon augmentation
que tous 1rs augures du monde. Attius
Navius, augure zélé, l ’arrêta & lui dit, qu’il n’étoit
point permis de faire aucune innovation dans l’état,
qu’elle n’eût été défignee par les oifeaux* Tarquin^ >
outré de dépit, parce que, comme on dit, il n’ajoûr
toit pas beaucoup de foi à ces fortes de chofes : eh
bien, dit-il à l’augure , vous qui connoiffez l’avenir,
ce que je penfe eft-il poffible ? Celui - ci après avoir
interrogé fon art, lui répondit que ce qu’il penfoit
étoit poffible. Or, dit Tarquin, coupez cette pierre
avec votre rafoir ; car c’étoit-là ce que je penfois.
L’augure exécuta fur le champ ce que Tarquin defi-
roit de lui : en mémoire de cette a&ion , on érigea
fur leiiëü même où elle s’étoit paffée, à Attius Navius
une ftâtuej dont la tête étoit cou verre d’un voile
, & qui a voit à fes pies lé rafoir & la pierre , afin
que ce monument fît paffer le fait à la poftérité. Le
fait de Curtius étoit auffi très-célebre : un tremblement
de terre, Ou je ne fai quetFe autre cauie , fit
entr’pùVrirle milieu de là place publique , & y forma
un gouffre d’urié profondeur immenfe. On confit Ita
les dieiix'fur cet événement extrordinaire, & ils répondirent,
qu’inutilement 6h entreprendroit dé le
combler ; qir jl falloir y jetter ce que l’on avoit de;
pllrs précieux dans Rome, & qu’à ce prix ce gouffre
fe reïefmérpiVàê luj-même. Curtius, jeune guerrier,
plein d’audace & de fermeté, crut devoir ce facrifice
à fa patrie, St s’y précipita ; le gouffre fe referma à
l’inftant, St cet endroit a retenu depuis le nom .du
lac Curtiusmonument bien propre à le faire paffer
à la poftérité. Voilà les faits qu’on nous oppof e pour
détruire ce que nous avons dit fur les monumens.
Un monument, je l’avoue , n?eft pas un bon garant
pour la*vérité d’un fait, à moins qu’il n’ait été
érigé dans le tems même où le fait eft arrivé , pour
en perpétuer le fouvenir : fi ce n’eft que long- tems
après , il perd toute fon autorité par rapport à la vérité
du fait : tout ce qu’il prouve , c’eft que du tems
où il fut érigé, la créance de ce fait étoit publique î
mais comme un fait, quelque notoriété qu’il a it ,
peut avoir pour origine une tradition erronée, il
s’enfuit que le monument qu’on éleveni long-tems
après ne peut le rendre plus croyable qu’ilTeft alors*
Or tels font les monumens qui rempliffoientle monde
entier , lorfque les ténebrés du paganifme cou*
vroient toute la face de la terre. Ni l’hiftoire, ni la
tradition , ni ces monumens ne remontoient jufqu’à
l’origine des faits qu’ils repréfentoient ; ils n’étoient
donc pas propres à prouver la vérité du fait en lui-
même ; car le monument ne commence à fervir de
preuve que du jour qu’il eft érigé : l’eft - il dans le
tems même du fait, il prouve alors fa réalité , parce
qu’en quelque tems qu’ il foit élevé , on ne fauroit
douter qu’alors le fait ne paffât pour confiant : .or un
fait qui pafie pour vrai dans le tems même qu’on dit
qu’il eft arrivé, porte par-là un caraâere de vérité auquel
on ne lauroit fe méprendre, puifqu’ilne fauroit
.être faux, que les contémporains de ce fait n’ayent
été trompés., ce qui eft impoffible fur un fait .public
& intéreffant. Tous les monumens qu’on cite de
l’ancienne Grece St des autres pays ne peuvent donc
fervir qu’à prouver que dans le tems qu’on les .érigea
on croyoit ces faits, ce qui eft très-vrai; St c’eft ce
qui démontre ce que nous difons,, que la tradition
des monumens eft infaillible lorfque vous ne lui demandez
que ce qu’elle doit rapporter., favoir la vérité
du fait, lorfqu’ils remontent jufqu’au fait même,
& la croyance publique fur un fait, lorfqu’ils n’ont
été érigés que long-tems après ce fait. On trouve , il
eft vra i, Les faits d’Atti.us Navius & de Curtius dans
Tite-Live ; mais il ne faut que lire cet hiftorien, pour
être convaincu qu’ils ne nous font point contraires.
Tite Live n’a jamais vu la ftatue d’Attius Navius, il
n’en parle que fur un bruit populaire ; ce n’eft donc
pas un monument qu’on puiffe nous oppofer, ilfau-
droit qu’il eût fubfilté du tems de Tite Live : & d’ailleurs
qu’on compare ce fait avec celui de la mort de
Lucrèce, Si les autres faits iriconteftabies de l’hiftoire
Romaine; on verra que dans ceux-ci la plumé
de Fhiftorien eft ferme Si affùrée , au lieu que dans
celui là elle;chancel'le, Si le doute eft comme peint
dans fa narration ( ld quia inaugurât b Romulus face*
rat, negavit Attius Navius, inclitus eâ tempejlate augur,
neque mutari neque novum confiitui, nifi aves addixif
far^t y pojfe. Ex eo ira régi motâ eludereque artem ( ut
ferunt'S a.gendum, inquit, divine tu , inaugura , fierf
nepofjit quod nunc ego mente concipio ? cuiri ille in auv
gufio rem expertus profactofutiiram dixijjet ; atqui heec
animo agitavi, te novaculâ cotem difcijfurumcape hoec
& per âge quod aves tua fieri pojfe portendunt. Tum ilium
liaud cuncianter difcidijje cotem ferunt. Statua Attii
poiita capite velato, quo in loco res acta ejt, in comitio ,
in gradibüs ipfis ad lavam curia fuit ; cotem quoque eo-
dem Ibçoftamfutffe memorant, ut effet ad poferos mi-
raculiejus monumentum. Titus Liv. lib. I. Tarq. Prif-
reg. ). Il y a plus, je croisque cette ftatue n’a jamais
exifté ; car enfin y a-t-il apparence que les prêtres
Si les augures, qui étoient fi puiffans à Rome, euf-
fent fouffert la ruine d’un monument qui leur étoit
fi favorable ? & li dans les orages qui faillirent à en-.
.gloütir Rome ce monument avoit été détruit, n’aiï-
roient-ils pas eu grand foin de le remettre fur pié
•dans un tems plus calme St plus ferein ? Le peuple
lui-même., fuperftitieux comme il étoit, l’auroit demandé.
Cicéron qui rapporte le même fait, ne parle
point de la ftatue, ni du rafoir, ni de la pierre qu’on
-Voyoit à fes piés ; il dit au contraire que la pierre
,& le rafoir furent enfouis dans la place où le peuple
Romain s’affembloit. Il y a plus, ce fait eft'd’une
autre nature dans Cicéron que dans Tite-Live : dans
-celui-ci Attius Navius déplaît à Tarquin , qui cherche
à le rendre ridicule aux yeux du peuple, pat une
•queftion captieufe qu’il lui fait : mais l’augure, en
texécutant ce que Tarquin demande de lui, fait fervir
la fubtilité même de ce roi philofophe à lui faire
Tefpeéter le vol des oifeaux qu’il paroiffoit mép'rifer.
,[ E x quo factum efi y ut eum ( Attium Navium ) ad fe
rex Prifcus accerferet. Cujus cum tentaret feientiam aü-
-guratûs y dixit eife cogitare quiddam : id pùffet ne fieri
confuluit,. Ilky inaugurio aclo y poffe refpondit : Tarqiii-
nius autem dixit fa cogitaffa cotem novaculâ pojfe proeci-
di. Tum Attium jufjiffe experiri , ha cotem in comitium
■ allatam , infpectante ®e & populo , novaculâ effadif
■ ciffam. In eo evenit ut & Tarquinius augure Attio Na?
vio uttretur , & populus de fuis rebus ad eum referret. Cotem
autem illam & novaculam defoffam in comitio yfu-
praqut impojîtumputeal accepimus. Cicer. de Divinit.
lib. I. ] Dans celui-là Attius Navius eft une créature
de Tarquin, & l’inftrument dont il fe fert pour tiret
parti de la fuperftition des Romains. Bien loin de lui
déplaire en s’ingérant dans les affaires d’état, c’étoit
qe roi lui-même qui l’avoit ap.pe'llé auprès de fa pér-
fonne fans doute pour l’y faire entrer. Dans Cicéron,
la queftion que Tarquin fait à l’augure n’eft
point captieufe, elle paroît au contraire préparée
pour nourrir St fomenter la fuperftition du peuple.
Ilia propofe chez lui à Attius N avius, & non dans
la place publique en préfence du peuple, fans que
l ’augure s’y attendît. Ce n’eft: point la première pierre
qui tombe fous la main dont on fe fert pour fatis-
faire à la demande du roi, l’augure a foin de l’apporter
avec lui : on voit en un mot dans Cicéron, Attius
Navius d’intelligence avec Tarquin pour joiier le
peuple ; l’augure & le roi paroiffent penfer de même
fur le vol des oifeaux. Dans Tite-Live au contraire
Attius Navius eft un payen dévdt qui s’oppofe avec
zele à l’incrédulité d’un ro i, dont la philofophie au-
roit pû porter coup aux fuperftitions du paganifme.
Quel fond peut-on faire fur un fait fur lequel ©n varie
tant, St quels monumens nous ©ppofe-t-on ? cëux
dont les auteurs qui en parlent ne conviennent pas.
Si on écoute l’un, c’eft une ftatue ; fi on écoute l’autre
, c’eft une couverture. Selon Tite-Live le rafoir
& la pierre fe virent long-tems, & félon Cicéron on
les enfoiiit dans la place [ Cura non deefet, f i qua ad
rerumvia inquirentem farret, nuncfamârerumfiandum
xfiy ubi certam dtrogat vetufîas fidem ; & lacus nomenab
hoc recentiore infigniùks fabula efi. Tit. Liv. lib. VII.
q. ferv. L. ] Le fait de Curtius ne favorife pas davantage
les Sceptiques ; Tite-Live lui-même qui le rapporte
, nous fournit la réponfe. Selon cet hiftorien ;
il feroit difficile de s’àffûrer de la vérité de ce fait fi
on vouloit la rechercher ; il fent qu’il n’a point affez
dit, car bien-tôt après ille traite de fable. C’eft donc
avec la plus grande injufticê qu’on nous l’oppofe ,
puifque du tems de Tite-Live , par qui on le fait , il
n’y en avoit aucune preuve ; je dis plus, puifque du
tems de cet hiftorien il paffoit pour fa b u le u x .
Que le Pyrrhonieti ouvre donc enfin les yeux à la
lumière, & qu’il reconnoiffé avec nous une réglé de
vérité pour les faits. Peut-il en nier l’exiftenèe, lui
qui eft forcé de reconnoître pour vrais certains faits,
quoique fa vanité; fon intérêt, foutes fes paffions en
un mot paroiffent confpirer enfemble pour lui en déglu(*
er la venté ? je ne demande pour jugé entre lui
& moi, que fon fentiment intime. S’il effaye de douter
de la vérité de certains faits i n’éprouve-t-ii pas
de la part de fa raifon la même réfiftance que s’il ten-
toit dedourerdes propofcibns les plus évidentes : &
s’il jette les yeux fur la fod été, il achèvera de fe convaincre,
puifque fans une réglé-de vérité pour les
faits elle ne fauroit fubfifter.
Eft-il affûr.é de la réalité de la réglé, il ne fera pas
long-tems à s’appercevoir en quoi elle confifte. Scs
yeux toujours ouverts fur quelqu’objet, & fon jugement
toujours conforme à ce que fes yeux lui rapportent
, lui feront connoître que les l'ens font pouf
-les témoins oculaires la réglé infaillible qu’ils doivent
fuivre far les faits. Ce jour mémorable fe pré-
fentera d’abord à fon efprit, où le monarque François,
dans les champs de Fontenoi, étonna par fon
intrépidité St fes fujets St fes ennemis. Témoin oculaire
de cette bonté paternelle qui fit chérir Louis
aux folclats Anglois même, encore tout fumans du
fang qu’ils a voient ver fé pour fa gloire, fes entrailles
s’émûrent St fon amour redoubla pour un roi, qui,
non content de veiller au falut de l’état, veut bien
descendre jufqu’à veiller fur celui de chaque particulier.
Ce qu’il fent depuis pourfon roi, lui rappelle
à chaque inftant que ces fentimens font entrés dans
fon coeur fur le rapport de les fens.*
Toutes les bouches s’ouvrent pour annoncer aux
contemporains des faits fi éclatans. Tous ces diffé-
rens peuples, qui malgré leurs intérêts divers, leurs
paffions ôppofées, mêlèrent leur voix au concert de
louanges que les vainqueurs donnoient à la valeur *
à lafageffe, & àla modération de notre monarque,
ne permirent pas aux contemporains de douter des
faits qu’on leur apprenoit. C ’eft moins le nombre des
témoins qui nous affûre ces faits, que la combihâifon
de leurs cara&eres & de leurs intérêts, tant entr’eux
qu’avec les faits mêmes. Le témoignage de fix Anglois
, fur les vi&oires de Melle & de Lauffeid, me
fera plus d’impreffion que celui de douze François.
Des faits ainfi confiâtes dans leur origine , ne peuvent
manquer d aller à la poftérité : ce point d’appui
eft trop fermé, pour qu’on doive craindre que la
chaîne de la tradition en foit jamais détachée. Les
âges ont beau fe fuccéder, la fociété refte toûjours
la même, parce qu’on ne fauroit fixer un tems où
tous les hommës puiffent changer. Dans la fuite des
fiecles, quelque diftancé qu’on fuppofe, il fera toûjours
aifé de remonter à cette époque, où le nom
flateuf de Bien-aimé fut donné à ce roi, qui porte la
couronne, non pour enorgueillir fa tête, mais pour
mettre à l’abri celle de fes fujets. La tradition oralé
conferve ces grands traits de la vie d’un homme
trop frappans pour être jamais oubliés : mais elle
laiffe échapper à-travers l’efpace immenfe des fiecles
mille petits détails St mille circonftances, toûjours
intéreffantes lorfqu’elles tiennent à des faits
éclatans. Les vi&oires de Melle, de Raucoux St de
Lauffeid pafferont de bouche en bouche à la poftérité
: mais fil’hiftoirenefe joignoit à cette tradition,
combien de circonftances, gïorieufes au grand général
que le roi chargea du deftin de la France fe
précipiteroient dans l’oubli ! On fe fouviendra toû*
jours que Bruxelles fut emporté au plus fort de l’hy-
ver ; que Berg-op-zoom, ce fatal écueil de la gloire
des Requefens, des Parmes & des Spinolas, ces héros
de leur fiecle, fut pris d’affaut ; que le fiége de
Maftreieh termina la guerre : mais on ignoreroir fans
Je fecours de l’hiftoire, quels nouveaux feçrets ffé
l’art de la guerre furent déployés devant Bruxelles &
Berg-op-zoom, St quelle intelligence fublime difper-
fa les ennemis rangés autour des murailles de Maf-
treich, pour ouvrir à-travers leur armée un paffage
à la nôtre, afin d’en faire le fiége en fa préfence. '